Les Dieux (Alain)/Livre II/Chapitre 11

Gallimard (p. 227-234).

CHAPITRE XI

POÉSIE

Les dieux agrestes sont sans visage. Ils ne sont que la chose même, divine toujours par ce qui l’entoure. Une source est mystérieuse par les bois et par la montagne. L’arbre et le vent sont ensemble. Ainsi les choses les plus familières ont toujours quelque signification étrangère, et quelque inexplicable résonance. Le citadin de nos jours retrouve quelque chose de cette émotion qui n’a pour objet que la présence du tout dans chaque partie ; et l’appareil mythologique, de faunes, de sylvains, de naïades et de dryades est rabaissé au niveau des métaphores. Le poète ne cherche pas autre chose que le couvert des bois, l’arbre, la fontaine ; et mieux il les perçoit comme ils sont, plus il les sent comme ils ne sont pas en leur aspect ; et le divin se réfugie tout dans la forme vraie, comme le changement de la poésie et même de la peinture à l’extrême de notre civilisation le donne à entendre de mille façons. Le merveilleux agreste, dès qu’il est représenté par le moyen de la forme humaine, est aussi froid, et par les mêmes causes, que le merveilleux chrétien dans l’épopée. Ce qui doit confirmer dans cette idée que les dieux sylvestres sont une importation de la ville, et un pullulement des dieux du foyer. Le paganisme est souvent confondu dans la religion olympienne, qui pourtant n’est nullement agreste, mais politique. Or ces dieux secondaires ne sont plus alors que des dieux inoffensifs, qui représentent bien mal la souveraine nature et les puissances réelles auxquelles le paysan sacrifie des fleurs, du blé, un agneau ou un bœuf. C’est pourquoi le poète de nos jours est mieux placé que son ancêtre homérique pour retrouver en sa pureté quelque chose du sentiment paysan, qui a la fontaine elle-même offre le sang de l’agneau, à l’arbre lui-même offre la couronne de fleurs, au printemps lui-même offre ses Pâques sans dieu. Ce dieu Pan retrouvé en sa précieuse forme, qui est toute forme, depuis l’herbe jusqu’à l’arbre druidique, ne doit pas être pris pour un dieu nouveau, fils d’entendement et de raison. Le panthéisme fut toujours dénoncé par la religion de l’esprit comme une erreur capitale, et je voudrais expliquer peu à peu, au long de ces pages, qu’il en est une en effet, à laquelle même les plus subtils théologiens n’échappent pas toujours ; et cela vient de ce qu’ils n’ont pas parcouru, selon l’ordre de structure, qui est le vrai de l’histoire, la suite des dieux et la guerre des dieux. On comprendra peut-être, d’après les plus effrayants mystères de la religion agreste, que le panthéisme était déjà hérésie, et redoutable, au temps de Jupiter Olympien. C’était faire remuer les Titans, ensevelis une bonne fois sous leurs montagnes ; c’était ressusciter le sauvage contre l’esprit des villes, centre réel de la paix des champs.

Il est de religion, et essentiellement, que la religion de la nature soit subordonnée, quoique conservée. C’est pourquoi la célèbre preuve de Dieu par le spectacle de la nature est un scandale aux yeux de l’esprit. Car premièrement elle est fausse. Il n’est pas vrai que tout soit bon et divin, de même qu’il n’est pas vrai que les travaux des champs soient faciles et heureux. Cette illusion est d’un citadin. Le paysan adore le serpent d’une certaine façon, ce qui n’empêche pas qu’il le tue. Et il faut bien manger le bœuf. La nature est sévère et sans tendresse hors de l’homme ; en l’homme elle est encore pire, et c’est le janséniste qui a raison. L’offrande à Vénus n’est pas en soi moins tragique que le sacrifice d’Iphigénie ; et ce mot de tragique, qui vient de bouc, me semble exprimer assez fortement jusqu’à l’odeur de nos drames. C’est pourquoi le séduisant et enivrant panthéisme doit être continuellement repoussé et rabaissé à son niveau. Il nourrit tout le dessus, comme le ventre nourrit la poitrine et la tête, mais il n’est que ventre, et l’homme n’est pas que ventre.

C’est pourquoi ce n’est pas trop de tout l’appareil du rythme, et de toute la grâce du chant, pour faire revivre, selon une juste proportion, cette religion mère, par laquelle nous sommes et contre laquelle nous sommes, comme l’ambiguïté du regard animal nous le rappelle à l’occasion. J’admire ici l’excès de Descartes, qui n’est point poète du tout, et qui tient inflexiblement sa route contre l’idée même de l’âme animale. Ce soldat froid avait à franchir un passage difficile. Le poète peut et pourra revenir à son frère l’arbre et à sa sœur la couleuvre ; mais ces deux grandes images jointes ensemble dans le poème biblique dressent toujours leur double menace, et l’on sent déjà ce qu’il y a de positif, et toujours bon à comprendre, dans un grand mythe. On viendra, sans aucun doute, et on vient déjà, à ne plus se demander, au sujet de ces oracles, s’ils furent ainsi et s’ils parlèrent ainsi ; mais plutôt, assez heureux de ce qu’ils se présentent ainsi et parlent ainsi dans nos fables, on s’appliquera seulement à les comprendre. Les métaphores de nos poètes ont ce même double sens, qui à la fois évoque et surmonte les puissances inférieures. Personne ne se demande si le serpent de Valéry est bien celui de la Bible, car exactement c’est celui de la Bible. Mais personne aussi ne croit que le diable ait pris cette figure ; c’est qu’il l’a. Et plus on pensera au serpent comme il est, mieux et plus hardiment on pensera à l’homme comme il est, et à la prudence que requiert la moindre existence humaine, si elle ne veut retomber à toujours dans le rêve animal.

Ces émouvantes et humiliantes vérités sont en clair dans la légende du serpent tentateur ; mais, parce qu’alors elles ne nous touchent point à la manière d’une réelle nature, tout se passe comme si nous ne comprenions pas qu’il s’agit de nous. Mais à regarder le vrai serpent, qui ne nous parle que de lui et de sa propre suffisance, nous comprenons qu’il s’agit de nous, et que l’esprit est une faible mise sur l’immense tapis. C’est ainsi que la métaphore, tout le long de nos pensées, éveille avec précaution l’obstacle vrai, que le penseur abstrait oublie trop aisément. Car le oui et le non, et la contradiction in terminis sont un genre d’obstacle qui a aussi son importance, mais seulement de grammaire ; et la logique est bonne seulement à porter l’image du poète, et à l’entourer comme d’un cordon de police, ce qui aide, avec le rythme et la chanson, à surmonter la présence de l’image, disons même à la supporter, c’est-à-dire à vaincre encore une fois la sauvage nature. La philosophie nous mène plus loin dans la sagesse, mais elle n’y emmène pas tout l’homme. Et je ne connais, dans le monde des sages, que Platon qui l’ait bien compris. Lisez donc une fois de plus Gygès ou Er, afin de mettre en place cette première masse de réflexion.