Les Dieux (Alain)/Livre II/Chapitre 8

Gallimard (p. 208-214).

CHAPITRE VIII

LE SORCIER

Le sorcier est politique, et je ne le vois point pythique du tout, ni religieux. Il ne croit qu’à lui-même, et la part de comédie dans l’extravagance est ce qui sauve ce genre d’esprit d’être tragédien pour lui-même. On achète un sorcier, on n’achète pas une Pythie. Aussi voit-on que la confiance va à la Pythie, au lieu que la défiance suit le sorcier. Il n’est pas aimé ; son regard surveille ; il y a de l’observateur dans cet œil, comme dans celui du comédien. Et toutefois ce regard annonce plus qu’il ne tient, car ce penseur, toujours trop estimé, ne compte que les effets ; nul ne se soucie moins des vraies causes. C’est par là que le sorcier est crédule, quoique incrédule et positif jusqu’au cynisme par un certain côté. Et ce qui trompe le sorcier c’est la passion de gouverner ; car les hommes se rallient souvent par des causes qu’ils ne disent pas, et qu’il n’est même pas utile de connaître ; or le sorcier soupçonne cette double comédie, ce qui fait la diabolique ironie. Tel est Faust, et tel est le poète, parce que tous deux réussissent trop.

J’ai poussé trop avant ce difficile portrait, qui annonce un autre degré de l’homme et une religion plus urbaine qu’agreste. Avouerai-je que dans ce monde très civilisé où les sorciers abondent, mais fort prudents, je me suis souvent amusé à achever le sorcier, ce qui dit tout, et ne plaît point du tout au sorcier ? Il faut pourtant revenir, et deviner l’inachevé sorcier des champs. Quel cortège que ces moutons qui suivent l’homme à la grande houppelande ! Il est leur dieu. Il les console, il les guérit ; lui seul sait les conduire jusqu’à l’abattoir ; sans cette providence, ils mourraient trop tôt. Il n’est guère de berger de moutons qui ne passe pour sorcier. Et je crois que les sorciers agrestes furent d’abord les dresseurs d’animaux, dont la patience n’est pas connue, et qui font voir soudain d’étonnants effets. On peut dresser toutes les bêtes ; mais, comme Lucrèce l’a vu, on ne peut pas toujours mêler aux travaux les bêtes dressées. Les charmeurs de serpents et les dompteurs de lions sont demeurés hors de notre industrie. Toutes les sorcières de nos contes paraissent environnées d’animaux, presque tous dangereux. C’est ce qui me fait supposer que l’art des sorciers s’exerça toujours principalement sur la nature animale, et peut-être aussi sur la nature végétale, toujours par patience, moyens accumulés, et très bonne mémoire, sans aucune science véritable. Ce qui n’empêche pas que l’astronomie doive beaucoup aux astrologues, et la chimie aux alchimistes. Car ces faiseurs de pluie en vinrent à observer, à mesurer, à compter les temps et les époques, et surtout à conserver les faits remarquables en des archives secrètes, d’où ils vinrent à employer aussi, parmi d’autres ruses, les nombres, les figures, et les paroles. Et toutefois il reste une profonde sottise dans tout ce grimoire, et une crédulité qui passe de bien loin la commune opinion, qui craint ici plus qu’elle ne croit.

La plus haute religion, toujours mêlée aux anciens dieux comme l’âme au corps, a brûlé nombre de sorciers et sorcières. Mais ce mouvement de vengeance vient de plus loin, ou plutôt vient de plus humbles sources. Il y eut toujours, dans le commun jugement, cette idée assez profonde que les sorciers n’agissent que pour le mal ; et telle est la destinée de ceux qui peuvent beaucoup sans savoir assez. Peut-être faut-il dire qu’on usait surtout des sorciers parce qu’on les craignait. Aussi il n’y a point d’amitié pour les sorciers, et ils le savent. C’est leur métier de ne jouer que sur la partie basse de l’homme ; et c’est leur consolation de mépriser. Sans doute ne choisirent-ils jamais ce triste métier ; mais plutôt ils y furent comme exilés et condamnés, d’après une puissance d’abord involontaire. Mais il faut compter aussi avec l’injustice enfantine, qui cherche d’abord des sorciers partout, et divise le monde des hommes en bons et méchants, ce qui confirme les uns comme les autres. Il n’y a point de famille où l’on ne se serve de quelque nain très inoffensif, ou de quelque bossu, ou de quelque chiffonnier, pour obtenir que l’enfant mange sa soupe ou aille au lit. C’est faire grande injure à l’homme, car il joue enfin son rôle d’épouvantail ; et voilà une sorte d’amitié diabolique. C’est comme de faire peur d’un chien en disant qu’il est méchant ; même un chien, cela ne contribue pas à le rendre bon, car les signes de la prudence et de la défense sont renvoyés et imités mille fois comme par un jeu de miroirs ; et les yeux qui observent qu’ils font peur font très peur. Tel est l’éclat sinistre de ce mauvais œil, si redouté partout, quoiqu’on ne l’avoue pas toujours. On suppose aisément qu’il fait sécher les moissons, qu’il fait mourir les vaches, et qu’il est même funeste aux enfants. Songez aux répercussions, en celui-là même qui sait ou soupçonne qu’on croit qu’il a un tel pouvoir. Le sorcier est toujours plus sorcier qu’il ne veut. Les malédictions et conjurations s’expliquent assez par ce cercle terrible, que souvent les sorciers n’ont pas tracé si profond. On les hait, on les prie, on les paye, on les maudit, on les brûle, et tout cela va de soi. Tout le mal d’imagination va de soi. On voit qu’il est nécessaire de démêler les mille sources des passions religieuses. Il serait absurde de penser que l’Église a inventé les sorciers. Elle les a trouvés et repoussés et damnés, comme tous les dieux inférieurs. On s’indigne quelquefois de l’enfer, comme si c’était une invention des prêtres ; mais l’enfer va de soi. J’essaierai de suivre cette idée ; sûrement elle m’échappera, par l’ampleur et la profondeur. Toutefois il faut essayer. Le sorcier désespère déjà quand à peine seulement nous espérons.