Les Dieux (Alain)/Livre II/Chapitre 7

Gallimard (p. 198-207).

CHAPITRE VII

L’ORACLE

La nature ne cesse d’annoncer. Arbres, fleurs, oiseaux, fourmis, tout nous conseille. L’homme des villes observe le nuage et la fumée ; et cette vieille femme devinait la pluie d’après la cage aux serins, car ils répandent l’eau quelquefois, et c’est signe de pluie. En cet exemple si simple l’imagination ne peut que s’égarer, et les signes se trouvent magiques par ressemblance ; ces serins parlent par gestes, à n’en pas douter. Dans le fait les abreuvoirs d’oiseaux à niveau constant sont des baromètres fort sensibles, et l’eau descend quand la pression de l’air diminue. C’est ainsi qu’on peut dire vrai et être soi-même dans le faux. Occasion de remarquer encore une fois que l’expérience, qui ne trompe jamais, trompe aussi toujours. Descartes a trouvé qu’il ne fallait jamais s’y fier, quoiqu’il fallût s’y fier finalement. Mais Descartes lui-même est de conquête difficile. C’est encore un oracle, et beaucoup iront à sa maison comme d’autres au chêne de Dodone. De toute façon, l’oracle vaudra ce que tu vaux, et c’est ce que le fronton de Delphes disait : “Connais-toi.”

Il est hors de doute que l’esprit citadin a administré les oracles comme tout. Les poulets sacrés étaient fonctionnaires, c’est pourquoi Cicéron se permettait d’en rire. De tout temps la religion agreste vint mourir à la ville ; ce mouvement est éternel comme celui de la mer. Je ne fais pas ici d’histoire, et l’ordre est seulement comme des racines à l’arbre. Si la ville ne peut vivre que de la campagne, il est vrai aussi que la vie paysanne ne fut jamais rien de saisissable sans la ville, car la police est de ville. Il y eut donc toujours une théologie de l’oracle. Mais l’âme de l’oracle reste errante dans les champs ; c’est là qu’elle reprend vie. C’est là que le vol des oiseaux signifie saison, tempête, ou reptile, ou chat ; c’est là que l’appel de la poule aux poussins fait qu’on cherche au ciel l’épervier. C’est dans les bois que le cri du geai d’arbre en arbre permet de suivre pas à pas l’invisible chasseur. C’est là qu’un lièvre traversant veut qu’on s’arrête, qu’on hésite, que l’on change ses projets, qu’on aille peut-être chercher d’autres armes ; car cela signifie poursuite, c’est-à-dire chasse faite, ou bien animal plus dangereux. Le vrai paysan se meut dans les oracles ; il tourne autour du signe ; il compose les signes ; il infléchit son action d’après eux. Cette interprétation est pleine de ruses, et la volonté y trouve passage. Il reste un doute ; il reste permis d’oser. Le citadin, au contraire, prendrait absolument les signes, parce qu’il a perdu le fil des signes aux choses. Aussi ne croit-il aux signes que par un désespoir de décider ; il jette la pièce en l’air, et l’effigie de César décide, comme il est convenable.

Le vol des oiseaux finit par décider absolument, comme le décret de César décide absolument du vendredi et du dimanche. Mais l’esprit de l’oracle est plus souple, et du même pli que les choses. Il reste vrai, pour les choses lointaines, incertaines, périlleuses, qu’il est plus sage de se retenir. On comprend que le modèle viril n’éclaire pas assez les superstitions de l’enfance, pour laquelle tout est ou permis ou défendu. Sans compter que la crainte travaille pour l’oracle, même dans les esprits forts ; car la seule pensée d’un oracle qu’on a bravé fait dévier la flèche un peu ; non pas toujours parce qu’elle est contraire, mais seulement parce qu’elle est une pensée. On a prédit à ce paysan qu’il mourrait d’une fourche, à la même place que son père. Si cette pensée lui vient en cette place, et dans un périlleux équilibre, le voilà embroché. Et, parce que le récit de veillée emporte ces choses merveilleuses selon une autre loi, on croit toujours aux signes plus qu’on ne voudrait, et même plus qu’on ne croit y croire. On n’aime pas trop l’oracle qui vient surprendre ; on aime mieux l’aller chercher. On ne va au temple que si l’on veut ; on y cache toute la peur, si on peut ; et c’est une naïveté admirable, et en somme assez savante, que de dire que nul n’y peut entrer. L’adolescent pose son offrande au seuil et s’en va ; il ne demande rien ; ce mouvement est adorable, car c’est celui du bonheur.

Suivons encore une fois les coureurs des bois, les meneurs de troupeaux, les émigrants, les nomades. Non seulement un oiseau, une troupe d’oiseaux, un galop de bête signifie quelque chose ; mais même l’estomac de la bête qu’on vient de tuer mérite attention ; on y peut voir les graines et fruits qui sont mangeables en pays nouveau ; on y trouve la preuve qu’un pâturage n’est pas loin, et peut-être une source. En outre, comme on l’a compris, toute précaution et toute attention est bonne pour dépecer ; la viande est amère si l’on crève la poche à fiel. Cette méthode d’observer, et d’abord de respecter, se lie naturellement au sacrifice. Mais j’y devine encore quelque sentiment plus sauvage, qui vient d’une sympathie forte. Car les blessures, surtout de guerre, rendent aussi des oracles ; et cette ressemblance des entrailles saignantes avec cette partie de soi qui annonce peur ou courage sans permission, fait que ce livre des entrailles est tragique par soi. Peut-être sent-on plus vivement, alors, ses propres pressentiments, si terriblement annonciateurs de courage ou de fuite. L’homme est à lui-même un terrible oracle, parce que les premiers signes ne font jamais que s’accroître par la peur ou l’espérance qu’on en reçoit. Ajax sent dans ses membres déjà en mouvement qu’il sera brave et vainqueur. “Je sens, dit-il, qu’un dieu me pousse.” Ce dieu est nommé ; nous risquons de franchir un degré de trop.

L’homme a tiré oracle du corps humain, plus naïvement, c’est-à-dire plus anciennement. Non pas seulement dans les sacrifices humains, mais aussi dans les tortures rituelles infligées au prisonnier, d’où est venue la torture d’inquisition, c’est-à-dire d’enquête, qui est d’hier, et urbaine, et même juridique. Espérait-on, en tous ces cas, saisir dans les soubresauts mêmes du corps un secret que la bouche ne voulait pas dire, et peut-être ne pouvait pas dire ? On compte alors sur l’involontaire ; et qu’y a-t-il de moins volontaire que les signes de la souffrance ? Cette curiosité passionnée est encore autre chose que le mouvement si naturel d’achever la menace. L’esprit de vengeance n’y est pas tout, et le supplice signifie bien plus d’une chose.

L’involontaire est-ce que l’on remarque dans l’innocent, l’idiot, l’épileptique. Ces mouvements ont été dits inconscients, et c’est une erreur de mot qui a mené loin ; mais cette scolastique passera. Au vrai, il n’y a de conscience que du volontaire, et de pensée que volontaire. Et ces mouvements oraculaires du corps non gouverné ne sont que pure nature, comme les arbres et les sources, comme les grues et les lièvres. On a toujours pressenti que les innocents disaient beaucoup sans savoir ; et en effet ils disent tout, par une liaison toute naïve avec la nature. Les innocents remuent comme les feuilles des arbres, et font un bruit de paroles, et des gestes que l’on est sur le point de comprendre. D’où l’attention et l’admiration à ces signes de hasard, qui, d’ailleurs, par la forme humaine, se rattachent toujours à la conservation de l’espèce, ce qui fait réussir quelques prédictions. Cet état n’est nullement celui de l’enfant ; l’enfant est bien mieux gardé et bien plus politique. Il n’y a point de politique dans la Pythie, quoiqu’il y en ait beaucoup autour. Et la Pythie n’est qu’un corps tout livré à la nature, ou peut-être rendu à la nature par quelque procédé pharmaceutique ; sans compter une part de comédie, qui est d’ailleurs dans tous les fous et convulsionnaires. Je renvoie aux derviches tourneurs, que j’ai décrits en leur place ; et ces comédies de fureur, qui finissent en fureur démente, éclairent beaucoup toutes les passions. La Pythie est donc une folle qui fait la folle, et que l’on observe à peu près comme on fait les oiseaux, et un peu aussi comme on fait les entrailles ; car il s’exerce ici une sympathie qui dispose à croire. Quant à l’oracle même toujours énigmatique, et peut-être ambigu par la comédie, l’homme qui travaille ou gouverne en fait ce qu’il peut, comme il fait de toutes ses croyances, par une ruse qu’on ne comprendra jamais bien. Tibère punissait l’astrologue, et l’astrologue entendait très bien le jeu. Le mouvement de punir le porteur d’une mauvaise nouvelle est un mouvement odieux dans le tyran, qui peut trop ; mais c’est un mouvement naturel en tout homme, et une sorte de défense contre le désespoir, qui est ici le réel messager. Bref l’homme se tire des oracles comme des autres dangers. Souvent la superstition couvre le projet ; toujours elle s’y accorde. D’où l’ambitieux est incompréhensible, et le flatteur, méprisé.