Les Dieux (Alain)/Livre II/Chapitre 6

Gallimard (p. 191-197).

CHAPITRE VI

LE RITE

L’homme se retient. Il ne mange pas comme les bêtes, car il voudrait alors être pire qu’elles. Il ne tue point non plus comme les bêtes. Le sacrifice d’un bœuf à Jupiter ou à Neptune est absurde à première réflexion ; car Jupiter vit d’ambroisie ; et, au reste, après avoir brûlé quelques poils, on mange très bien l’animal. C’est que le sacrifice est moins une offrande qu’une manière de tuer ; et ce qui est sacrifié, comme il convient, c’est l’ivresse de tuer, le bain de sang et d’entrailles, et autres horreurs qui tuent le tueur. Par meilleure réflexion il faut donc admirer au contraire, comme une pratique de raison, ce prélude du repas, et cette franchise d’amener au jour la boucherie et la cuisine, et de les faire cérémonieusement. Et ce n’est qu’artifice, non pas tout à fait artifice, si l’on imagine que le dieu politique est le témoin et l’ordonnateur de ces choses. C’est porter la politesse jusqu’à son extrême contraire ; et la politesse, en cette situation difficile, est toujours très ornée. C’est pourquoi les cornes de la génisse sont dorées, pourquoi les bandelettes sont nouées, pourquoi c’est le prêtre ou le chef qui porte le coup ; et c’est mauvais présage si le coup ne tue pas net. La force est prise à ce piège, et civilisée au plus près. Nous sommes barbares à côté, par hypocrisie ; nous ne voulons pas voir tuer ; nous mettons toute notre politesse dans le manger. Toutefois elle est encore la même ; car il n’est pas séant d’empoigner son couteau comme pour tuer encore une fois le bœuf en daube ou le poulet rôti. Découper les viandes était un haut emploi du palais, il n’y a pas longtemps ; et c’est encore un geste de danseur.

La danse villageoise est un rite d’amour. J’y admire le sérieux, et l’économie des mouvements ; on dirait que la folie guette et que l’emportement guette ; et c’est vrai qu’ils guettent. Le paysan ne croit pas tant à la civilisation ; il en sauve ce qu’il peut, ce qui est mieux qu’y croire. Les révérences, les avancées et les reculs, et surtout cette lente farandole où chacun est tenu par tous, sont la négation même de toute bacchanale. Mais aussi ne conte-t-on pas que les bacchantes ont tué Orphée ? Ces mythes ont un sens très riche et très clair, dès que l’on veut bien recevoir, comme hypothèse de travail, que l’homme est le seul ordonnateur des danses et des cultes. C’est qu’il n’a jamais cessé de lutter contre soi. L’alignement au cordeau et le cercle du compas sont des triomphes de la réelle philosophie ; et la danse déjà. Sans compter la musique, qui, en la danse tout au moins, ne fait d’abord que marquer le bruit des pieds, toujours par une précaution contre la violence, car qui frappe du pied déjà s’irrite. Le chant règle les cris, qui iraient d’eux-mêmes à la fureur, comme la dispute le fait voir.

Le spectacle aussi est un rite. Et souvent les trop abstraits philosophes s’étonnent qu’on se plaise à exciter en soi-même et par industrie, la pitié, la crainte, et même l’horreur. On se plaît à les éprouver parce qu’on se plaît à les vaincre, et encore en foule, dans la presse d’hommes où ces émotions grandissent comme une tempête. Mais aussi la foule est immobile, silencieuse, et rangée de façon à se voir elle-même ; en outre, et par surcroît de précaution, les anciens interposaient encore entre le Prométhée enchaîné et les spectateurs assis, une autre foule composée et dansante, qui apprenait à la grande foule comment il convient de contempler le malheur des hommes et le courroux des dieux. Un théâtre est de religion. Ou bien alors c’est le très irréligieux comique qui délivre les hommes, par le spectacle même de leur très sérieuse sottise. Car le rire désarme toutes les fureurs, même voluptueuses ; et la plus ancienne expérience a toujours jugé que le rire est sain. C’est vaincre les dieux précisément où ils sont, dans le thorax et le ventre. C’est délier l’animal pensant. L’esprit ne peut pas plus ; et c’est peut-être assez.

La poésie, la prose, le beau langage sont des rites. On s’étonne quelquefois de n’obtenir presque rien des nouveautés, comme de ces inventions souvent expressives qui font l’argot. Il suffit de remarquer que l’improvisation prend aisément la forme de l’injure, par un oubli d’être homme. Et au contraire la prière délivre, par la sécurité qu’on y trouve, comme aux jardins ; on ne se lasse point de la sérénité ; c’est qu’aussi elle est promptement perdue. Les gestes rituels ne sont jamais vifs ni imprévus ; au reste le vif et l’imprévu sont presque tout dans l’impolitesse. Et comme il faut parler au cheval avant de le toucher, encore bien plus évidemment pour l’homme, qui est de loin l’animal le plus ombrageux. Il y a de l’oraison dans toutes les œuvres d’importance, et même dans les romans de Voltaire. Observez maintenant les gestes d’oraison ; on n’y trouve rien de violent. On devine de loin le mouvement, qui exprime toujours la sublime confiance, par exemple dans les bras levés.

Les rites, quels qu’ils soient, tiennent toujours à l’utile des travaux, et à cet autre utile, plus caché, contre les passions ; en quoi ils conservent l’être et la structure, et au total la santé. Ils sont aussi peu de hasard que les chaumières. Horace promet à sa fontaine le sang d’un chevreau. L’esprit rêve d’abord follement devant cette eau profanée ; mais ce chemin ne mène nulle part. Il faut premièrement apaiser la misanthropie ; alors l’idée se montre, qui est que le sérum du sang est un moyen de filtrer l’eau. On m’a cité, comme un exemple d’absurde superstition, le respect pour les toiles d’araignée aux petites fenêtres des étables ; l’explication est devant les yeux, en ces cadavres de mouches suspendus. Que le hasard vous serve ; mais préparez-vous aussi à l’accueillir. Un rite s’est offert à mon regard, il n’y a pas longtemps, émouvant par l’apparence, et plus beau encore en sa vérité. Comme je remarquais un vieux grand-père qui ne pouvait plus que se promener de champ en champ, je le vis immobile sur un genou, et je pensai qu’il priait. Mais une paysanne à qui je le montrais dit seulement : “C’est ainsi qu’on se repose par ici” ; depuis j’ai remarqué plus d’une fois cette attitude, convenable surtout au printemps et à l’automne, convenable aussi à l’âge, convenable aux pensées. Je ne veux point dire par là que ce vieil homme ne priait point ; bien au contraire.