Les Dieux (Alain)/Livre II/Chapitre 5

Gallimard (p. 182-190).

CHAPITRE V

LES GRANDS MYSTÈRES

La violence est partout sous la paix des champs. La foudre, l’éclair, la tempête, le torrent sont des excès. L’homme contourne cette démesure ; il apprend à ne pas la craindre ; il apprend à la craindre en lui-même ; il s’y joue quelquefois, et c’est un jeu sauvage. Il faut comprendre que la religion n’a pu tourner de ce côté-là sans revenir honteuse et secrète. Il faut maintenant toucher à ce fond trouble des passions, qui est dans toutes, et qui les punit toutes. L’esprit s’y immole comme sur un bûcher. Contre quoi le sacrifice est une précaution. Rite, tremblant rameau. Je descends aux enfers ; que les dieux de marbre me protègent, car l’esprit n’y peut rien.

L’esprit s’est perdu par l’orgueil ; et l’orgueil n’est pas principalement ni premièrement un sentiment contemplatif ; il est un élan irrité, un mouvement indomptable, une colère qui s’augmente de soi, mais une suffisance plutôt qu’une dépendance, et d’une certaine manière une domination par l’excès. Telle est la passion du tyran, et chacun est tyran. Je prends donc l’orgueil par la matière, et c’est bien la première apparition de l’esprit. Le sentiment populaire est que les esprits ne sont pas tous bons. Ici donc l’esprit recherche l’extrême malheur, et se console par une frénésie qui est son œuvre. Mais il faut commencer par les mouvements les plus mesurés.

Il y a démesure dans la nature, soit par l’énorme tempête, soit par l’immensité des sables, soit par les glaciers et les pics neigeux, soit par l’exubérance végétale ou animale, soit par l’excès des masses humaines en effervescence. En toutes ces circonstances, l’homme se sent petit et faible ; mais il rebondit de tout son esprit ; il essaye son pouvoir de braver et d’oser ; il le trouve sans limites. La peur est vaincue. La mort est vaincue. Tel est le sentiment du sublime, et il y a du sublime dans tous les excès. L’ivresse ne peut être médiocre dans un être qui pense. Tel est le genre de folie qui nous porte au spectacle des choses effrayantes et inhumaines. Nous voudrions un pic plus sauvage, des vagues plus hautes, une solitude plus terrible. Essaie, univers, essaie ! Ce mouvement nous porte au risque, à l’ascension, au vol, à la guerre, à tous les genres d’exploration. Ce genre de courage réside certainement plus bas qu’on ne croit. Car l’orgueil n’est jamais d’esprit seulement ; le héros sent tout au moins une provision de tempête et un monstre indomptable ; et, comme Platon l’a vu, il tient toujours une colère prête à soutenir l’audace d’esprit. Par là non seulement l’homme se juge roi, mais encore il produit de lui-même une force de nature non moins merveilleuse que les forces environnantes ; et l’accroissement de cette colère retenue promet toujours plus ; d’où il se sent invincible et immortel, même comme nature.

La danse des forcenés est un exemple bas, mais d’autant plus remarquable, de ce déchaînement pour le plaisir ; l’esprit joue alors purement à se perdre ; et je mettrais dans mon enfer, si j’en voulais décrire un, cette danse démoniaque, bien plutôt que le supplice de Tantale, où l’homme est moqué. La danse furieuse des Tourneurs est bien au-dessus des désirs ; elle est plutôt défi à la douleur. Le suicide se trouve par là, et sans doute violent sous des formes tranquilles, comme la manie des alpinistes. Le délire guerrier est du même ordre, et ni plus ni moins honorable ; ce n’est toujours pas peu. On doit rendre justice ici à une espèce de cruels, et, qui sait, à toutes les espèces de cruels. Car les uns ne s’épargnent pas eux-mêmes, et reçoivent les coups comme ils les donnent ; mais tous essaient leurs propres forces contre la pitié, qui est, en son plus bas et plus fort degré, une grande honte ; car on se sent défaillir à la vue d’une plaie. La victoire sur la pitié est redoutable. C’est un genre de fécondité. D’où l’on approche de comprendre, et même de ressentir un peu, les enfers de l’ancien Mexique, où par milliers on égorgeait les captifs ; telles étaient leurs fêtes. C’est une prodigalité de nature, qui veut s’égaler au soleil et au volcan. Et c’est bien une vengeance de faiblesse, mais de force aussi. Bien au-dessus de l’animal, qui tue pour manger, et fuit sans cérémonie. Je laisse seulement apparaître ici les sacrifices humains médités et préparés ; ils ne sont qu’un reste ; ils ne sont qu’un rite ; et le dieu y est extérieur. Au niveau où je veux me tenir maintenant, le dieu est intérieur ; et, si l’on regarde bien, c’est déjà l’esprit.

La fécondité est un excès ; le printemps est un excès. Ce moment ne va jamais sans ivresse, et le propre de l’ivresse est de s’enivrer par soi, c’est-à-dire de mouvement et d’audace, et d’excès sur excès. Le vin est un moyen d’éveiller ces forces dormantes ; et il y a du généreux dans le buveur. Un vin est dit généreux ; mais l’esprit n’aime pas recevoir sans donner. Aussi le plaisir de boire est-il peu de chose auprès du pur plaisir d’avoir encore plus de plaisir, je dirais presque de vaincre encore plus de plaisir. Dans l’ancien langage des corporations, le plus hardi buveur était nommé Sublime ; ces manières de parler sont des lueurs. Ici encore un rite. Ici encore Bacchus. Mais dessiner Bacchus, c’est déjà l’éloigner de soi. On ne nomme point le dieu des grands mystères, on ne peut. Cérès, mère des moissons, est un dieu qui ne peut.

Je crois que l’homme n’a pu éloigner de soi ni dessiner le puissant dieu des animaux et des hommes. Éros et Aphrodite sont des politesses. L’art indien exprime quelque chose de plus fort par l’entassement et entrelacement des formes animales ; aussi par la multiplication des jambes et des bras. Le dieu de la fécondité, c’est l’organe même, et les religions supérieures ne l’ont pas vaincu sans peine. Par un retour de réflexion il se montre une sorte de manie, même dans l’archéologue, de retrouver partout ce symbole, si aisément confondu avec l’arbre, avec la colonne, avec l’obélisque. Et cette confusion est en nous, puisqu’il est évident que toute notre force est dans toutes nos victoires. Sans doute le sublime de l’homme s’exerce à vaincre la pudeur comme la pitié, et n’y parvient que par une ivresse qui est la plus difficile à avouer ; d’où vient qu’on ose tout. Le sabbat, plus familier à nous que les mystères d’Éleusis, est une sorte de délivrance, par la représentation de ce diable à forme de bouc. Nous feignons que le diable et les sorcières sont un monde séparé et maudit. Ce qui est, comme chacun le sent, se séparer par politique de la partie excessive de soi, et renoncer au bien comme au mal. Mais rien n’est maudit, et le génie de Platon a su mêler de nouveau le ciel et la terre, ce qui nous remet en épreuve, tous. On oublie quelquefois que Socrate parlait à Alcibiade ; manière de parler à soi.

Ces délires sont agrestes. La ville n’en donnerait pas l’idée. Ménades et sorcières retournent au champ et à la montagne, comme pour lutter de plus près avec l’énorme nature. Et c’est bien là que ces impétueux mouvements, qui dépensent, conservent et propagent, trouvent un autre remède que la folie et la mort. Car là l’homme gagne continuellement sa propre vie par travail et fatigue. Là périssent guerre et luxure, après de brefs soubresauts. La vierge porte des fleurs à l’autel de Vénus, et rougit ; ce mouvement du sang en dit assez. Les foins mûrissent ; la vache attend aussi, le nez sur la barrière ; les poules s’agitent ; le renard guette. C’est ainsi que la fécondité amortit ses propres vagues ; et surtout dans nos pays tempérés où le printemps n’est qu’une aventure, et où commande l’avarice à la coiffe noire. Le dieu Terme est le plus fort.