Tallandier (p. 176-184).


CHAPITRE XV


Claudine souffrit fortement pendant plusieurs jours de son bras contusionné, et une petite fièvre tenace l’obligea à garder le lit. Elle s’en réjouit, car elle n’avait aucune hâte de se retrouver avec les Louviers. Un profond ressentiment l’animait contre eux, et elle le laissait s’infiltrer en elle sans essayer de le combattre. Jamais elle n’avait eu de sympathie pour Prosper et Zélie, et, malgré la directrice du lycée, qui lui chantait les louanges de son bienfaiteur, elle n’était parvenue à ressentir à son égard qu’une reconnaissance de commande. Alexis seul avait eu son affection. Mais c’était fini, il avait tout fait pour qu’elle en arrivât à le détester.

Et, dans la solitude où elle demeurait toute la journée, Claudine laissait errer son esprit entre la tristesse de son sort présent et le rêve — le rêve imprécis et radieux qui envahissait lentement son jeune cœur.

Le quatrième jour, il lui fallut descendre enfin. Elle entra, un peu avant l’heure du déjeuner, dans le petit salon où se trouvait Alexis. Le jeune homme lisait — ou plutôt était censé lire, car son regard sombre, passant par-dessus les pages de la revue, se fixait vaguement dans l’espace.

À l’entrée de Claudine, il tressaillit un peu et dit en essayant de prendre un ton gai :

— Voilà enfin cette blessée ! Le temps m’a paru bien long, Claudine !

Elle s’avança et lui tendit la main en demandant froidement :

— Comment vas-tu, Alexis ?

— Pas plus mal. Mais toi ? Ne t’es-tu pas trop ennuyée, toute seule là-haut ?

— Non, je me suis reposée, je me sens mieux maintenant, dit-elle avec la même froideur, en attirant une chaise pour s’asseoir près de lui.

— Alors, nous allons pouvoir reprendre nos conversations, nos études ? Je m’ennuyais sans toi, je n’avais plus de goût à rien.

Elle le regarda, surprise de l’émotion subite qui passait dans sa voix brève, et s’aperçut alors de sa pâleur, de sa maigreur plus grandes.

Il murmura d’un ton un peu étouffé :

— Je ne peux pas vivre sans toi, Claudine !

Un frisson d’effroi la parcourut des pieds à la tête. Mais, dominant l’émoi instinctif qui la saisissait, elle riposta avec une sorte d’ironie :

— Veux-tu me faire croire que je te suis indispensable ?

— Tu serais sans doute trop heureuse si je te répondais affirmativement ?

— Heureuse !

Dans son regard, dans sa voix, dans le mouvement de sa tête, s’exprimait la protestation douloureuse qui s’élevait en elle.

Alexis devint plus pâle encore, ses traits eurent une crispation de souffrance. Mais les paroles qui entrouvraient déjà ses lèvres furent arrêtées par l’entrée de son père et de sa tante.

— Es-tu souffrant, Alexis ? s’écria Prosper à la vue du visage bouleversé de son fils.

Il répondit négativement. Mais pendant le repas il toucha à peine aux mets qui lui furent présentés et s’absorba dans un silence farouche, malgré les essais de conversation de son père et de sa tante.

Prosper Louviers montrait envers Claudine une excessive froideur. Évidemment, il ne pardonnait pas les audacieuses paroles de sa pupille s’élevant contre les théories prêchées par lui. Mais peu importait à Claudine, elle se cuirassait maintenant contre toutes ces blessures, contre ces duretés de ceux dont elle dépendait. Son rêve chantait en elle et lui voilait en ce moment la tristesse de son sort. Cependant, une appréhension lui demeurait, pour l’instant où elle allait se retrouver seule avec Alexis. Elle le connaissait assez pour avoir compris qu’il voudrait creuser toute sa pensée. Que lui dirait-elle alors ? Faudrait-il lui révéler que l’existence, par sa faute, avait été rendue infiniment pénible à la pupille de son père, au point qu’elle n’avait plus que le désir de s’éloigner de lui ?

Après le déjeuner, Prosper quitta aussitôt la villa pour prendre le train de Paris. Zélie alla s’habiller dans l’intention de faire des visites. Et Claudine, après une courte promenade dans le jardin, dut enfin venir s’asseoir près d’Alexis. Le jeune homme, la tête appuyée sur ses coussins, songeait, les yeux fixés sur le ciel d’un blanc grisâtre, chargé de neige, qui apparaissait derrière les vitres de la porte-fenêtre. Et, sans regarder Claudine, il prononça tout à coup d’une voix un peu basse et frémissante la question attendue de la jeune fille :

— Alors, Claudine, tu considérerais comme une épreuve de demeurer toujours près de moi ?

Elle leva la tête, et une pitié profonde vint la serrer au cœur devant ce visage creusé, tourmenté par la souffrance morale, devant cet être cloué, en pleine jeunesse, sur un lit d’infirme. Non, elle ne pouvait pas lui dire. Mais quelles paroles trouver pour lui répondre sans le blesser et sans lui faire croire cependant à des sentiments qui n’existaient pas en elle ?

Il tourna vers elle son regard rempli d’une inexprimable angoisse, il la vit silencieuse, hésitante. Sa main saisit brusquement celle de la jeune fille.

— On croirait que tu n’oses pas répondre ? Est-ce oui ? Est-ce non ? Parle franchement, je ne te demande que la vérité.

Il s’exprimait avec une violence contenue, ses doigts crispés s’enfonçaient dans le frêle poignet de Claudine. Et la pitié s’enfuit, Claudine ne vit devant elle que l’être impitoyable qui n’avait jamais su que la tyranniser.

Elle se leva brusquement, la tête haute, le regard brillant.

— Tu aurais pu t’abstenir de me poser cette question ! dit-elle d’une voix vibrante. Tu n’avais qu’à réfléchir à ce que tu m’as fait souffrir depuis deux ans ; tu n’avais qu’à songer à ta dureté, à tes injustices envers une orpheline sans défense. Comment veux-tu que je n’aie pas l’ardent désir d’échapper à l’esclavage qui m’est imposé dans cette maison ? Comment ne comprends-tu pas que vos bienfaits — vos bienfaits, quelle ironie ! — me sont une charge intolérable, et que le plus beau jour de mon existence sera celui où je quitterai cette demeure ?

Toute l’amertume amassée en son âme s’échappait irrésistiblement comme un torrent longtemps endigué qui rompt enfin ses entraves. Et Alexis l’écoutait, livide, les traits crispés…

— Cela veut dire que tu me hais ? fit-il d’une voix rauque et voilée, en lâchant le poignet de Claudine.

Elle ne répondit pas et se mit à considérer les meurtrissures laissées par les doigts nerveux d’Alexis.

Lui aussi les regardait ; une intraduisible expression de douleur et de colère passa dans ses yeux noirs. Il laissa retomber sa tête sur le dossier de la chaise longue en disant d’une voix étrangement altérée :

— Tu peux remonter chez toi, je connais désormais ce qu’il m’importait de savoir. Ne crains rien, je n’aurai plus besoin de toi, maintenant.

Elle se détourna pour s’éloigner. Mais un regret subit la mordit au cœur. N’avait-elle pas été trop loin dans sa franchise ? Il était un infirme, il souffrait, il pouvait avoir une excuse.

Elle tourna la tête vers lui en disant d’un ton adouci :

— Je serai toujours à ta disposition, Alexis. Malgré tout ce que j’ai pu souffrir, je n’oublie pas que tu as été bon pour moi, autrefois.

— Je te dispense de cette reconnaissance, dit-il d’un ton glacé. Je te le répète, tu n’auras plus à t’occuper de moi, désormais.

Elle s’éloigna, le cœur serré, sans voir le regard de désespoir immense qui la suivait.

Cette scène avait ramené la petite fièvre dont Claudine n’était débarrassée que depuis la veille, et la jeune fille dut se coucher vers quatre heures. Un cercle douloureux entourait son front, elle grelottait sous les couvertures, malgré la boule d’eau chaude apportée par Léonie. Mais elle refusa absolument l’offre que lui fit la femme de chambre d’appeler le médecin. Elle voulait de moins en moins devoir quelque chose aux Louviers, et, dès qu’elle aurait repris un peu de forces, elle déclarerait à Prosper qu’elle voulait travailler pour se suffire à elle-même. Il ne pouvait lui refuser cette permission qui le libérerait de sa charge, et si, comme il était probable, il refusait de lui chercher une situation, elle aurait la ressource de s’adresser à Mme de Mollens, qui semblait si bonne, qui accepterait certainement d’aider une orpheline dans la détresse.

Vers le soir, la fièvre se calma un peu, Claudine s’endormit. Elle s’éveilla en sursaut. Des bruits de pas, des éclats de voix résonnaient dans le corridor, des portes s’ouvraient et se fermaient.

Elle regarda sa montre, il était neuf heures. « Y a-t-il quelqu’un de malade ? » songea-t-elle. Elle prêta l’oreille. La voix de Prosper Louviers s’élevait, rauque et haletante, donnant des ordres ; celle de Zélie jetait des exclamations.

Claudine se leva, elle s’enveloppa d’une robe de chambre et ouvrit la porte. À l’autre extrémité du corridor, les domestiques se tenaient groupés près de la chambre d’Alexis. Zélie était là aussi, arrivant sans doute de Paris, car elle était encore revêtue de son costume de sortie. Elle aperçut Claudine et s’avança vivement vers elle.

— Mais qu’y a-t-il ? s’écria la jeune fille, saisie devant son visage décomposé et le tremblement qui agitait tout son corps.

— Alexis… il a essayé de se tuer… Une blessure affreuse…

— Il a voulu se tuer ! Oh ! c’est épouvantable ! balbutia Claudine avec un geste d’effroi.

— Oui. Quand Pierre l’a quitté après l’avoir aidé à se coucher, il lui a demandé sa boîte de rasoirs, qui est habituellement dans le cabinet de toilette. Pierre la lui a donnée sans réfléchir, mais, à peine sorti de la chambre, cette idée lui est venue : « Tiens, qu’est-ce que Monsieur peut bien faire de ses rasoirs à cette heure !… » Il avait aussi remarqué l’air plus sombre que jamais de son maître, un air de quelqu’un qui s’apprête à faire un mauvais coup, a-t-il dit. Rencontrant Prosper dans l’escalier, il lui raconta cela. En deux bonds, Prosper était chez son fils. Il était déjà trop tard, il avait au cou une large blessure. Il se débat, il crie qu’il veut mourir, qu’il défend qu’on le soigne. Prosper et Pierre ont peine à le maintenir. Moi, je ne peux pas rester. Ce sang… non, je ne puis voir cela !

— A-t-on prévenu le médecin ? demanda la voix tremblante de Claudine.

— Oui, il est venu. Heureusement, il n’habite pas loin. Bon, voilà celle-là qui se pâme, maintenant ! Léonie ! Léonie !

Elle retint Claudine qui défaillait, et, avec l’aide de la femme de chambre, la porta sur son lit. La chaleur ranima bientôt la jeune fille, mais la fièvre était revenue, et un peu de délire se manifesta bientôt. Claudine voyait devant elle Alexis, la gorge ensanglantée, le regard étincelant de fureur ; il étendait la main vers elle en disant :

— C’est toi qui me tues !

Et elle murmurait avec des gestes pleins d’effroi :

— Non, non ! Tu sais bien que non, Alexis ! Oh ! va-t’en, laisse-moi ! Tu me fais peur !… Il va venir me délivrer… il est si bon, lui !