Tallandier (p. 170-175).


CHAPITRE XIV


À cette même heure, Mme de Mollens, la première émotion causée par le récit de Robert étant passée, disait à son mari :

— Il va falloir, maintenant, aller chez ce Louviers, pour remercier cette jeune fille !

— C’est en effet indispensable, ma pauvre amie ! Certes, je remercie Dieu d’avoir permis que cette étrangère se trouvât là pour éviter à notre Robert un coup peut-être mortel, mais j’aurais préféré que ce fût une autre que quelqu’un de chez ce triste individu.

— Elle est très jolie, papa, et elle a l’air très doux, très bon, dit Robert.

— C’est vrai, appuya Henry, et j’ajouterai même qu’elle paraît fort distinguée. Sa physionomie m’a rappelé quelqu’un.

— Elle ressemble à Louis Mariey, déclara Robert.

— Tiens, c’est vrai, petit, c’est cela même !… Oui, elle lui ressemble vraiment beaucoup.

— Je la demanderai seulement. Si je puis ne voir qu’elle, l’ennui sera moindre. Mais je crains que la sœur de M. Louviers n’arrive, ou lui-même, peut-être.

— La dame en question nous fait une tête quand nous la rencontrons ! dit en riant Thérèse, l’aînée des jeunes filles.

— Et à moi donc ! ajouta Henry avec un sourire moqueur. Cela se comprend, on ne doit pas aimer les militaires, dans la famille de Prosper Louviers. Allons, ma pauvre maman, vous allez avoir cet après-midi une fameuse petite corvée ! Emmenez-vous Robert ?

— Oui, ce sera mieux. C’est justement jour de sortie, aujourd’hui.

Le domestique ouvrit la porte et annonça le déjeuner. Celui-ci terminé, la marquise monta s’habiller, et, vers deux heures, alla sonner à la villa Lætitia.

On l’introduisit dans un luxueux salon moderne, où arriva presque aussitôt Zélie, en riche toilette d’intérieur. Quand le domestique était venu la prévenir que Mme de Mollens demandait Mlle Claudine, elle s’était écriée :

— Ah ! ah ! vous mettez les pouces, ma belle dame ! Vous franchissez tout de même le seuil de Prosper Louviers ! Mais je vais vous montrer que vous n’êtes pas la seule à faire la fière !

Cependant, devant la correction et la réserve sans morgue de la visiteuse, Zélie, qui n’était point sotte, eut le bon esprit de prendre une attitude convenable. Elle répondit aux questions de Mme de Mollens sur les conséquences qu’avait eues pour la jeune fille le coup dont elle avait préservé Robert, et, d’elle-même, offrit de faire descendre Claudine.

— Non, non, je ne veux pas la fatiguer ! protesta la marquise. Vous lui direz seulement que je la remercie de toute mon âme.

— Mais le docteur n’a pas défendu qu’elle descende.

Cinq minutes plus tard, Claudine, prévenue par Léonie, entrait dans le salon. Elle était toute rose d’émotion, et plus jolie que jamais dans sa claire toilette d’intérieur.

La marquise eut un mouvement de stupeur aussitôt réprimé. Elle se leva, les mains tendues, et adressa à la jeune fille un chaleureux remerciement qui empourpra les joues de Claudine, et auquel Robert s’associa avec gentillesse.

En rentrant chez elle dix minutes plus tard, Mme de Mollens s’en alla tout droit vers le cabinet de travail de son mari. Le marquis, assis devant son bureau, causait avec son fils aîné qui se tenait debout près de lui, achevant de mettre ses gants. Ils s’interrompirent à l’entrée de Mme de Mollens, et le marquis dit avec un sourire :

— Eh bien ! la chose s’est bien passée ?

— Très bien. Mais, figure-toi ce que je viens de voir.

— Quoi donc ?

— Micheline ! Micheline jeune fille !

— Que veux-tu dire ?

— Oui, cette jeune personne dont la physionomie nous avait frappés un jour, dans la rue de Béthune, c’était elle.

— La fille de Louviers ?

— Non, pas sa fille, sa pupille seulement.

— Une parente, alors ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas osé questionner davantage la sœur de ce Louviers, qui m’a d’abord reçue.

— Tiens ! Tiens ! murmura le marquis.

Il rencontra le regard de sa femme, et sans doute y lut-il la même idée que celle qui s’emparait de lui, car il continua :

— Il serait intéressant de savoir qui est cette jeune fille si étrangement ressemblante à Mme Mariey et à son fils. Il faudrait trouver un moyen, Madeleine.

— Ce sera facile, je pense. Je vais chercher la meilleure manière de m’y prendre.

Henry regarda ses parents avec une vive surprise.

— Mais, je ne comprends pas ?…

— As-tu donc oublié que le dernier enfant de Mme Mariey, ma filleule, a disparu mystérieusement, et que jamais on n’a pu découvrir aucun indice ?

— C’est vrai, je n’y pensais plus. Et vous auriez l’idée que cette jeune fille ?…

— Qui sait ! murmura M. de Mollens.

— Alors, Louviers ?

— Je te dirai que, sans en avoir jamais parlé à quelqu’un d’autre qu’à ta mère, je l’avais un peu soupçonné lors de l’événement. J’ai fait faire de discrètes recherches, qui n’ont abouti à rien.

— Pourquoi ce soupçon, mon père ?

— Il avait demandé à Mme Mariey de devenir sa femme, et, comme elle repoussait avec horreur celui qu’elle considérait comme le véritable auteur de la mort de son mari, il lui avait déclaré qu’il la haïssait désormais.

— Ah ! je comprends, alors, que vous ayez songé… En effet, il faudra s’informer. N’est-ce pas que cette jeune fille est bien, maman ?

— Tout à fait charmante. Je le répète, c’est Micheline elle-même, avec moins de calme, moins de sérénité dans le regard. Pauvre enfant ! dans quels principes a-t-elle été élevée !

— Pas dans les nôtres, certainement ! dit Henry en se détournant pour prendre son casque déposé sur une table. Mais ses allures, sa physionomie la différencient complètement de cette espèce de poseuse qu’est, paraît-il, la sœur de Louviers. Allons, je me sauve, mon brave Kadji doit ronger furieusement son mors. Tâchez d’avoir vite vos renseignements, chère maman, car si vraiment vous aviez deviné juste, quel bonheur pour cette sainte Mme Mariey, pour Louis et pour Lucien !

Il se pencha, mit un baiser sur le front de sa mère et s’éloigna, suivi du regard par M. de Mollens.

— Notre Henry ! murmura le marquis. Quelle belle nature, si forte et si tendre à la fois ! Et dire que d’un jour à l’autre sa carrière peut être brisée !

— Il l’aime tant, cependant ! Cette existence de garnison, que d’autres trouvent morne et insipide, il a su, lui, la rendre utile et féconde en s’occupant de ses hommes, en s’intéressant à leur vie morale.

— Voilà précisément son grand crime ! Un officier, chrétien militant, qui prend de l’influence sur ses hommes et se fait aimer d’eux ! Je m’attends d’un jour à l’autre à le voir obligé de donner sa démission. Et tout d’abord il faut penser qu’il sera incessamment envoyé dans quelque petite garnison.

— Je le sais ! dit-elle avec un soupir. Heureusement, il sera marié, il aura un doux foyer, et il saura se créer n’importe où d’utiles occupations. Mais nous ne l’aurons plus près de nous, ce sera le grand sacrifice, en attendant que notre cher abbé s’éloigne aussi, pour remplir dans quelque petite paroisse ce ministère pastoral qui est le rêve de son cœur d’apôtre. Quels fils Dieu nous a donnés, René ! et combien, malgré nos inquiétudes et nos épreuves, nous sommes heureux en comparaison de tant d’autres ; de ces malheureux d’à côté, par exemple, qui vivent sans idéal, sans espérance !