Tallandier (p. 162-169).


CHAPITRE XIII


Le salon vaste et élégant où se tenaient d’habitude Prosper Louviers et les siens était rempli, ce matin-là, des éclats d’une voix forte et d’un rire vulgaire. Léon Morand, qui habitait généralement Paris où il était censé faire son droit, se trouvait depuis la veille à la villa Lætitia, dans l’intention de « taper » le coffre-fort maternel, comme il l’avait confié à son cousin dans un moment d’expansion.

— Je suis à sec, mon pauvre vieux, et pas moyen de rien obtenir de papa. Son dragon veille trop bien sur la bourse ! Heureusement, maman est plus facile à convaincre.

Il ressemblait à son père, il était gros, blond, de teint coloré comme lui, mais de plus petite taille. Dans ses paroles, dans sa tenue, il affectait le genre vulgaire, et c’était, d’ailleurs, celui qui convenait à sa mentalité de niveau fort bas, à sa complète absence de sens moral.

Alexis avait à son égard une profonde antipathie qu’il ne parvenait pas toujours à dissimuler, et les escarmouches entre les deux cousins étaient assez fréquentes.

Mais aujourd’hui, le jeune infirme ne semblait pas d’humeur batailleuse. Tandis que sa tante et son père écoutaient le bavardage de Léon, entrecoupé de gros éclats de rire, lui, demeurait inactif, la physionomie soucieuse.

— Voilà la demie de onze heures ! dit-il tout à coup. Je ne comprends pas que Claudine ne soit pas rentrée.

— Bah ! ne crains rien. Léonie ne la laissera pas enlever ! dit ironiquement Zélie.

— Qui ça, Léonie ? demanda Léon.

— La femme de chambre de Claudine, répondit Prosper.

Léon ouvrit de grands yeux.

— Peste ! rien que ça de luxe !… Vous soignez bien la petite ! C’est un objet rare, paraît-il ?

Déjà, une riposte mordante arrivait sur les lèvres d’Alexis. Mais la porte du salon s’ouvrit tout à coup, Claudine apparut, le teint un peu empourpré, sa main droite soutenant son bras gauche.

— Qu’as-tu ? s’écria Alexis.

— Que t’est-il arrivé ? ajouta Prosper Louviers en se levant.

— Peu de chose, mais j’aurais pu être assommée…

— Assommée ! s’exclama Zélie.

— Tu as été te promener dans les bois, alors ? dit Léon. Raconte un peu.

— Laisse-la d’abord s’asseoir, elle est toute tremblante, interrompit Alexis. Ma tante, il faudrait peut-être lui faire boire quelque chose.

— Oh ! non, non ! interrompit vivement Claudine. Je n’ai pas eu très peur, c’est seulement un peu d’émotion rétrospective. Et puis mon bras me fait souffrir.

— Qu’est-ce qu’il a ton bras ? dit Prosper Louviers.

— Il a reçu un coup de bâton. Voyez, il est inerte…

— Qu’est-ce qui t’a fait ça, voyons ? interrogea Zélie.

— Nous revenions tranquillement, Léonie et moi, dans la rue de Béthune. Devant nous marchait un homme à l’allure étrange — ivrogne ou fou, je ne sais — qui tenait un gourdin à la main. Comme nous passions devant l’école Saint-Jean, les élèves en sortaient. L’un d’eux, peut-être, excita par un signe ou par un mot la colère de cet homme. Toujours est-il que celui-ci s’élança, brandissant son bâton et essayant d’atteindre les enfants qui fuyaient, épouvantés. L’un d’eux, un garçonnet d’une dizaine d’années, arrivait au-devant de nous. L’homme se précipita sur lui et son gourdin allait retomber sur sa tête. Je repoussai l’enfant et ce fut mon bras qui reçut le coup.

— Peste ! quelle héroïne ! s’exclama Léon d’un ton moqueur.

— Tais-toi ! dit brusquement Alexis. Et qu’arriva-t-il ensuite ?

— Deux hommes accoururent, se jetèrent sur cet individu et réussirent à le réduire à l’impuissance. Le prêtre qui surveillait la sortie des enfants vint me remercier, le garçon se joignit à lui et voulut absolument savoir mon petit nom. Quand il apprit que je demeurais ici, il s’écria : « Oh ! mais, c’est tout près de chez nous ! Nous habitons la villa Sainte-Clotilde ! »

— Ah ! c’était le petit de Mollens ! dit Zélie.

Une lueur de colère avait passé dans les yeux de Prosper.

— Oui, c’était lui. Il voulut nous accompagner pour revenir. C’est un enfant charmant, très vif, très expansif…

Claudine s’arrêta quelques secondes. Une émotion profonde passait dans ses yeux bleus. Seul, Alexis l’aperçut…

— Et puis ? dit-il en posant son regard scrutateur sur le visage de la jeune fille.

— Comme nous arrivions sur l’avenue, apparaissait le lieutenant de Mollens à cheval. Son frère s’élança vers lui, il lui cria ce qui venait d’arriver. Le lieutenant mit pied à terre, il vint vers moi et me remercia beaucoup.

— Tiens, tiens, tiens, ça commence à devenir romanesque ! gouailla Léon.

— Qu’est-ce que tu trouves de romanesque là-dedans ? dit sèchement Prosper. Ce jeune homme a simplement fait acte de politesse envers Claudine qui venait de préserver son frère.

— Pourquoi est-elle comme une pivoine, alors ? riposta Léon en désignant Claudine.

— Parce qu’elle n’est qu’une petite sotte, qui connaît fort peu le monde, et prend pour de l’argent comptant les premières fadaises qu’on s’avise de lui débiter. Alors, tu as été escortée jusqu’ici par le lieutenant et son frère ?

Claudine se leva vivement en redressant la tête d’un mouvement plein de fierté.

M. de Mollens est un homme trop bien élevé, trop au courant de toutes les convenances pour avoir seulement eu cette idée ! dit-elle en essayant de parler avec calme. Après avoir reçu ses remerciements, je me suis éloignée avec Léonie, et il a poussé la discrétion jusqu’à demeurer fort en arrière avec son frère. Soyez sans crainte, vous n’avez rien à lui apprendre en fait de savoir-vivre ! ajouta-t-elle, emportée par la sourde irritation qui montait en elle.

— Insolente ! dit Prosper avec colère. Ah ! si, je lui apprendrai quelque chose !… Quand nous serons les maîtres, il verra comment nous traiterons les galonnés de son espèce ! Il a une façon de me regarder quand par hasard il me rencontre, cet animal-là ! Et son père est tout pareil. Mais nous verrons bien qui rira le dernier !

La haine vibrait dans son accent, elle s’échappait de son regard irrité.

— Bien dit, oncle Prosper ! s’exclama Léon. Tomber sur les aristos, sur les curés, sur les traîneurs de sabre ! Tout ça, c’est bon à pendre, sans jugement, encore ! Ah ! c’est que nous sommes des antimilitaristes, nous autres ! Ce n’est pas comme Alexis, qui a encore au fond de sa caboche quelques vieilles idées stupides, rapport à la patrie.

— Qu’en sais-tu ?

Alexis était demeuré jusque-là silencieux, son regard brillant d’une colère contenue mais farouche, ne quittant pas la physionomie de Claudine. Il venait de se détourner pour adresser cette brusque question à son cousin.

— Dame, mon vieux, c’est toi qui nous l’as dit un jour ! Tu nous as même raconté que si tu étais bien portant, tu serais un des premiers à courir à la défense de la France menacée, et tu t’es presque fâché avec ton père qui soutenait ses théories.

— J’ai pu avoir ces idées autrefois, mais, aujourd’hui, je me range aux vôtres. Je hais tout ce qui se rattache, de près ou de loin, au militarisme, j’appelle de tous mes vœux le jour où nous aurons anéanti cette plaie qui ronge notre société ! dit Alexis avec une sourde passion.

Un très vif contentement s’exprima sur la physionomie de Prosper.

— À la bonne heure, Alexis ! Cette divergence dans nos idées me peinait, je l’avoue.

— Plus de nuages ! Parfait ! s’exclama Léon. Tout le monde d’accord !… À moins que Claudine n’ait sur le militarisme des opinions particulières ?

La jeune fille était demeurée debout, un peu pâle maintenant, une pénible émotion dans le regard. À la question railleuse de Léon, elle posa sur le jeune homme ce regard devenu soudain ferme et étincelant.

— Je ne connais pas le militarisme, mais seulement le patriotisme ! dit-elle nettement. Si peu que l’on m’en ait parlé, il a fait vibrer mon cœur. Et je me demande, quand vous aurez enlevé à la société ce dernier idéal, comment la vie sera possible pour les êtres qui veulent autre chose que les jouissances matérielles ou les passagères satisfactions de l’esprit.

— Oh ! là ! là ! cette réactionnaire ! clama Léon en se redressant sur son fauteuil avec un éclat de rire.

— De semblables paroles, chez moi ! dit Prosper d’une voix un peu étouffée par la colère. Je crois que ton aventure t’a tourné la cervelle. Tu vas t’en aller calmer ton exaltation dans ta chambre, et tu pourras y rester toute la journée. Ce repos te sera salutaire de toute façon.

Elle sortit, la tête haute, le cœur bondissant d’indignation. Une fois dans sa chambre, elle se laissa tomber dans un fauteuil, et, le front appuyé sur sa main, elle se mit à songer douloureusement.

Oh ! comme ils s’acharnaient tous à la faire souffrir, à la blesser profondément ! Pour eux, ces socialistes, ces soi-disant amis du peuple, elle, l’enfant trouvée, la pauvre créature dépendante, n’était qu’un paria ! Quelles âmes viles, sans idéal, sans honneur ! Voilà qu’Alexis lui-même reniait l’idée de patrie encore un peu existante en lui jusqu’ici. Et il n’avait pas dit un mot pour défendre Claudine contre l’injustice, la dureté de son père.

Qu’étaient-ils ceux-là, près de « lui », dont le regard révélait si bien la haute valeur morale, la noblesse d’âme ; près de lui, le gentilhomme qui avait si bien su, avec une délicate et respectueuse courtoisie, lui dire sa reconnaissance du service rendu ! Il lui semblait entendre encore sa voix vibrante, sentir sur elle le regard ému de ses yeux gris si profonds… Et un apaisement se faisait en elle, une douceur mystérieuse envahissait son âme.

On frappa à la porte, elle vit entrer Léonie.

M. Alexis fait prévenir Mademoiselle que le docteur viendra tout à l’heure pour voir son bras.

— Le docteur ? Mais je n’en ai pas besoin ! Dites à M. Alexis que c’est inutile.

— Pierre est déjà parti pour le prévenir, il faudra bien que Mademoiselle le reçoive maintenant.

Claudine se renfonça dans son fauteuil. Une rougeur de colère couvrait ses joues, ses lèvres avaient un plissement de mépris.

« Hypocrite ! murmura-t-elle. Après m’avoir fait souffrir, il feint de s’intéresser à moi. J’aime mieux la façon d’agir de son père ; au moins, quand il me rudoie, il ne vient pas après chercher à me faire croire à sa sollicitude. »