Tallandier (p. 151-161).


CHAPITRE XII


Claudine, au bout de quelques jours, descendit de sa chambre ; elle reprit son existence accoutumée, un peu moins pénible qu’auparavant, car Prosper Louviers lui témoignait maintenant une certaine sollicitude, et Alexis atténuait ses exigences, se montrait beaucoup moins dur et autoritaire à son égard. Il s’occupait de lui faire remplir les prescriptions du médecin, il avait supprimé en partie les lectures qu’elle lui faisait parce qu’il avait remarqué qu’elles la fatiguaient. Et, parfois, il se montrait pour elle presque affectueux, comme avant son accident.

Mais ce changement, qui eût causé à Claudine un grand plaisir quelque temps auparavant, la laissait maintenant presque indifférente. Était-ce sa faiblesse physique, toujours grande, qui la rendait ainsi rêveuse et distraite, insensible à tout ce qui l’entourait, bien qu’elle réussît, en apparence, à être semblable à autrefois ? Cependant, elle se fortifiait légèrement, et depuis ce jour où elle était tombée sans connaissance sur le perron de la villa, elle avait repris le désir de vivre.

Une femme de chambre d’un certain âge l’accompagnait maintenant dans ses promenades. Comme cette personne était intelligente et réservée, sa compagnie n’était pas pour lui déplaire, elle lui permettait d’échanger quelques réflexions. Cette escorte ne lui épargnait pas cependant les questions d’Alexis, auxquelles elle répondait avec une secrète irritation qui n’échappait pas au jeune homme et amenait une lueur de colère dans son regard.

Fréquemment, Claudine croisait un des membres de la famille de Mollens. La première fois qu’elle rencontra le marquis et sa femme, ceux-ci eurent un mouvement de surprise difficilement réprimé, et, après avoir dépassé la jeune fille, Mme de Mollens dit à son mari :

— Comme cette jeune personne ressemble à Micheline telle que nous l’avons connue jeune fille !

— Oui, cela m’a frappé aussi, dit le marquis. Tu ne sais pas qui elle est ?

— Pas du tout.

Souvent, c’était le lieutenant, presque toujours à cheval, que Claudine croisait ainsi. Si quelqu’un avait regardé alors la jeune fille, on aurait vu son regard mélancolique et un peu las s’éclairer soudain. Et, ces jours-là, elle supportait avec une plus grande indifférence les bourrasques encore assez fréquentes du caractère d’Alexis.

Mais, avec le commencement d’août, la villa voisine se ferma, les de Mollens partirent pour les bains de mer, Claudine ne les revit qu’à l’époque de la rentrée de l’école Saint-Jean.

Cette année-là, le mois d’octobre fut affreux. Claudine, facilement enrhumée, sortit fort peu. L’ennui la rongeait, et aussi une secrète souffrance dont elle ne s’expliquait pas la nature.

— Qu’est-ce que tu as, voyons ? disait Alexis avec impatience. Nous te soignons bien, pourtant ; tu devrais avoir une autre mine.

— Mais, je n’ai rien, je suis très faible, voilà tout, répondait-elle avec sa tranquille froideur accoutumée.

Vers la fin du mois, il y eut quelques belles journées ensoleillées, et Claudine en profita pour sortir de nouveau avec Léonie, la femme de chambre.

Un dimanche, en revenant du parc, elle entra à l’église Notre-Dame, qui se trouvait sur son passage. Elle l’avait visitée une fois en compagnie de Zélie, et, malgré les sarcasmes de celle-ci, elle avait éprouvé une émotion indéfinissable devant les signes d’un culte qui lui était inconnu et qu’elle avait maintes fois entendu insulter.

Aujourd’hui, l’église était pleine, et le prédicateur terminait son sermon. Sa voix nette scandant les mots parvint aux oreilles de Claudine : « Le vrai bonheur est dans le sacrifice, dans la lutte pour le devoir, dans la résignation sereine et forte — car le sacrifice, la lutte, la résignation nous conduisent à l’éternel bonheur, à l’allégresse sans fin que nous trouverons dans la contemplation de notre Dieu. Ainsi soit-il. »

Il y eut un brouhaha de chaises, l’orgue résonna sous les voûtes. Le regard de Claudine se dirigea vers l’autel illuminé. L’officiant et les enfants de chœur apparurent bientôt, le prêtre monta les degrés, ouvrit le tabernacle, tandis que résonnait l’Ô Salutaris. Saisie d’une mystérieuse émotion, Claudine regardait. Dans le rutilant soleil de l’ostensoir apparaissait l’hostie divine, et les fidèles courbaient la tête, tandis que le prêtre, par trois fois, faisait monter vers son Dieu l’encens adorateur.

Léonie se pencha vers Claudine :

— Mademoiselle, Monsieur ne sera pas content.

La jeune fille eut un geste d’impatience. Cependant, elle s’éloigna, à regret, les yeux encore pleins de ce qu’elle venait de contempler.

— Eh bien ! où as-tu été, Claudine ? demanda Alexis lorsqu’elle vint reprendre sa place près de lui.

— Nous nous sommes promenées un peu dans le parc, aux alentours du canal. Le temps était très beau aujourd’hui. Nous sommes revenues tout doucement par la rue de la Paroisse.

— Pourquoi par là ? Tu aurais eu un chemin plus court en passant par le boulevard de la Reine. Avais-tu quelque chose à faire dans la rue de la Paroisse ?

Agacée par son ton inquisitorial, par l’expression soupçonneuse de sa physionomie, elle répondit sèchement :

— Rien de très particulier. Je suis simplement entrée en passant à l’église.

Alexis sursauta sur sa chaise longue.

— À l’église !… Pourquoi faire ?

— Pour voir… C’est très beau, le culte catholique.

Alexis lui saisit le poignet.

— Je te défends, Claudine ! Je te défends de mettre le pied dans une église !

Claudine ne put réprimer un vif mouvement de colère.

— On m’a répété maintes fois que ma raison devait suffire à me guider, que je n’avais à subir aucune influence philosophique ou religieuse. Que crains-tu donc pour moi ? Et pourquoi prétends-tu entraver ainsi ma liberté morale ? Si, par hasard, un jour, je venais à croire aux enseignements d’une religion quelconque, de quel droit pourrais-tu m’empêcher ?

— Tais-toi ! dit-il avec une sourde fureur. Tu n’as pas à croire autre chose que ce que je t’enseigne. Et ne t’avise plus de franchir le seuil d’un de ces refuges de la superstition. Ta faible cervelle féminine pourrait recevoir là de dangereuses atteintes.

Elle murmura avec une sorte d’âpreté douloureuse.

— Il doit pourtant être doux, à ceux qui souffrent, de penser qu’il y a le bonheur au-delà de la tombe !

La physionomie irritée d’Alexis se détendit soudain, une tristesse intense envahit ses prunelles sombres, et il murmura comme en se parlant à lui-même :

— Oui, la pensée du néant est parfois bien dure. On se prend à regretter…

Il s’interrompit avec une sorte de rire amer, et, se soulevant à demi sur ses coussins, il s’écria :

— C’est pour cela, Claudine, que nous devons tout faire pour être heureux tant que nous avons la vie ! Nous possédons tous le droit au bonheur. — Ça, c’est juste, mon garçon !

Prosper Louviers entrait dans le salon, en compagnie d’un homme de haute taille, au ventre bedonnant, au crâne chauve, à l’air important. C’était son ex-beau-frère, Jules Morand. Zélie l’avait toujours revu sans le moindre embarras, et elle avait même des relations avec la seconde Mme Morand, s’amusant fort, confiait-elle à ses amies, de voir ce gros Jules filer doux devant cette petite femme sèche et raide qui tenait ferme les cordons de la bourse.

— Oui, tu dis très juste, mon petit, continua Morand, tout en tendant au jeune homme sa large main. Le droit au bonheur, sapristi ! c’est le premier de tous ! Hein ! c’est ton avis, Louviers ?

Une contraction passa sur le visage de Prosper, son regard assombri enveloppa le jeune infirme.

— Mais certainement ! dit-il d’un ton contraint. Là seulement est la raison de notre existence.

Le gros Morand se laissa tomber dans un fauteuil tout en disant :

— Bonjour, mademoiselle Claudine. Ça va mieux, je vois cela à votre mine. Vous aussi, vous voulez le droit au bonheur ? C’est le titre d’une jolie petite pièce que j’ai vue jouer l’autre jour. La connais-tu, Louviers ? Non ? Tu m’étonnes ! Il s’agit d’une jeune fille pauvre qui épouse un infirme très riche. Quelque temps, elle lui sert de garde-malade, mais il est difficile de caractère, et, bien qu’elle se sente réellement aimée malgré tout, elle se lasse bientôt, elle réclame le divorce, elle veut le droit au bonheur.

Alexis, livide, se souleva un peu sur sa chaise longue.

— Et lui, n’y avait-il pas droit comme elle ? dit-il d’une voix étouffée.

— Ah ! dame, ça, mon garçon ! Il faut toujours bien qu’il y ait des sacrifiés, c’est sûr !

— Pourquoi ? Pourquoi ceux-là ? dit-il, un éclair de révolte dans ses yeux noirs.

Morand eut un gros rire.

— Tu m’en demandes trop ! C’est comme ça, voilà ! À chacun de nous de chercher sa grosse part de jouissances, et tant pis pour les autres !

— Je n’admets pas cela ! dit la voix un peu rauque d’Alexis.

— Tu n’admets pas quoi ?

— Ce divorce. Puisqu’elle avait accepté de devenir sa femme, elle devait remplir son devoir envers lui, au lieu de déserter lâchement !

Morand le regarda d’un air stupéfait.

— Qu’est-ce que tu racontes là ? On croirait entendre un curé, ma parole ! Tu voudrais alors — au nom de qui, de quoi, je me le demande ! — condamner cette pauvre petite au malheur, au sacrifice de toute sa vie ? Mais c’est précisément pour faire tomber, plus facilement qu’on ne l’a pu jusqu’à présent, ces chaînes intolérables, que nous luttons chaque jour ! Alors, comme ça, tu n’es pas partisan du divorce ? Je t’ai cependant entendu vanter un ouvrage qui en est la glorification.

— Oui, c’est vrai ! mais, dans le cas que vous présentez, je le trouve odieux ! dit Alexis avec une sourde violence.

— Odieux… odieux… je ne te comprends pas ! Du moment où le principe est admis, chacun l’applique selon son idée, selon son aspiration. Une fois la voie ouverte, dame, on y va largement ! C’est si facile !

— Trop facile ! dit la voix brève d’Alexis. En y réfléchissant, je trouve que les adversaires du divorce n’ont pas tort en le qualifiant de plaie sociale.

— Ah ! ça, tournerais-tu à l’ennemi ? s’exclama Morand d’un ton mi-stupéfait, mi-irrité. En voilà, des idées d’autrefois ! Un si grand progrès pourtant, ce divorce ! J’imagine que la jeune femme en question, qui eût été autrefois rivée à sa chaîne, devait trouver charmant de pouvoir en être délivrée ainsi.

— Sa chaîne ! murmura Alexis d’un ton étouffé.

Son regard, où s’exprimait une sorte d’angoisse, se tourna vers Claudine. La jeune fille, comme Prosper, avait écouté, sans y prendre part, la petite discussion entre Morand et Alexis. Tandis que le député regardait son fils avec une sombre tristesse, elle, les cils un peu baissés sur ses prunelles bleues, semblait réfléchir, Les mains croisées sur le sac à ouvrage qu’elle avait posé sur ses genoux en s’asseyant près de l’infirme.

— Et toi, qu’est-ce que tu en dis ? demanda Alexis de la même voix légèrement étranglée.

Les cils blonds se levèrent, les grands yeux apparurent, graves et doux, avec, tout au fond des prunelles, un rayonnement qui n’y existait pas quelque temps auparavant.

— Non, ne me réponds pas ! dit brusquement Alexis en étendant la main. Pas maintenant. Je te demanderai cela plus tard.

Morand frappa sur l’épaule du jeune homme.

— Toujours capricieux, hein ! petit ? Heureusement, Claudine est de bonne composition. Elle ferait une excellente garde-malade.

Alexis devint très pâle, ses doigts serrèrent avec violence l’appui de la chaise longue.

— Elle n’est pas destinée à cela. Elle doit être heureuse, elle le sera ! dit-il avec une sorte de violence.

Jules Morand le regarda avec surprise. Mais Prosper, qui réprimait avec peine son impatience irritée, lui adressa une question, de façon à détourner l’entretien.

Alexis demeura silencieux, son regard dur et sombre fixé en face de lui, sur l’ouverture de la fenêtre qui laissait voir la terrasse et la profondeur fleurie du jardin. Il dit tout à coup, d’une voix qui n’avait plus les intonations impératives accoutumées :

— Tu serais gentille, Claudine, d’aller dans ma chambre me chercher le livre que j’ai oublié sur la table.

Elle le regarda avec un peu de surprise, cette forme aimable n’étant pas dans les habitudes d’Alexis. Se levant aussitôt, elle s’éloigna et gagna le premier étage.

Après avoir pris le livre chez Alexis, elle entra un instant dans sa chambre pour chercher un objet oublié. Par la fenêtre ouverte, un bruit de jeunes voix parvenait jusqu’à elle.

Elle s’approcha et jeta un coup d’œil vers le jardin voisin.

Trois ou quatre garçonnets couraient en se poursuivant joyeusement. Sur le perron, le lieutenant de Mollens, en civil, fumait une cigarette tout en écoutant d’un air intéressé sa sœur aînée qui lisait un journal.

Un des petits garçons s’arrêta tout à coup en s’écriant :

— Tiens, voilà Louis !… Bonjour, Louis !

Il s’adressait à un grand jeune homme blond, vêtu en ouvrier endimanché, qui venait d’ouvrir la petite porte de service.

— Bonjour, monsieur Robert !… Bonjour, mademoiselle, monsieur Henry ! dit-il en se découvrant.

— Bonjour, Louis, dit cordialement l’officier, tandis que sa sœur répondait par un aimable signe de tête au salut de l’arrivant. Viens-tu voir mon père ? Il est justement absent aujourd’hui.

— Ça ne fait rien, monsieur Henry, je vais vous expliquer la chose ; vous direz à M. le marquis pourquoi je venais.

Tout en parlant, le jeune ouvrier s’avançait, gravissait les degrés du perron et serrait la main que lui tendait le lieutenant.

Claudine s’éloigna de la fenêtre, elle demeura un instant au milieu de la chambre, le regard perdu dans un mystérieux lointain.

« Et pourquoi donc ne serais-je pas heureuse, moi aussi ? murmura-t-elle en redressant la tête. Le droit au bonheur, je l’ai comme les autres… Je comprends qu’à ceux qui croient à l’au-delà, ce prêtre puisse prêcher le sacrifice et la résignation, mais moi qui sais que rien ne subsiste après nous, moi dont les seules espérances sont dans la vie présente, je repousse la souffrance, je la hais… je veux… je veux le bonheur ! »