Tallandier (p. 185-194).


CHAPITRE XVI


Toute la matinée du lendemain, Claudine demeura dans une sorte de torpeur. Après cette fièvre qui l’avait tenue éveillée toute la nuit, elle se sentait brisée, incapable du moindre effort.

Léonie lui apprit que le médecin espérait sauver Alexis. Cette nouvelle lui enleva un peu de l’angoisse qui la serrait au cœur. Toute la nuit elle s’était demandé : « Pourquoi voulait-il se tuer ? Est-ce que, dans les paroles que je lui ai dites hier, quelque chose a pu provoquer chez lui cette idée ? »

Et bien que son affection pour Alexis eût complètement disparu, elle éprouvait une pénible émotion à la pensée qu’elle avait pu le faire souffrir. Mais en elle il n’y avait aucun sentiment de réprobation pour l’acte que le jeune homme avait essayé d’accomplir. Le droit à la mort volontaire faisait partie des enseignements qui lui avaient été donnés, et Claudine ne songea pas un instant à se dire qu’Alexis avait tenté de déserter lâchement. N’ayant pas d’espérance au-delà de la tombe, comment, l’un et l’autre, eussent-ils compris la résignation dans la souffrance ?

Claudine déjeuna dans son lit, mais vers deux heures elle se leva, et, bien enveloppée dans une chaude robe de chambre, elle alla frapper à la porte de Zélie pour avoir des nouvelles d’Alexis.

— Le docteur vient de revenir, il est très rassurant maintenant. Alexis repose un peu en ce moment.

Claudine rentra chez elle. Elle s’approcha machinalement de la fenêtre et souleva le rideau.

Il avait neigé toute la nuit, tout était blanc devant le regard de Claudine. Un petit frisson la secoua ; la seule vue de cette neige la glaçait.

Elle fit un mouvement pour s’éloigner de la fenêtre. Mais elle s’immobilisa soudain, un peu de rose monta à ses joues…

La porte de la villa Sainte-Clotilde venait de s’ouvrir, le lieutenant de Mollens parut sur le perron. Il jeta un coup d’œil sur le ciel légèrement éclairci et rentra à l’intérieur. Deux minutes plus tard, une jeune fille apparut, vêtue de drap clair, enveloppée de fourrures. Le lieutenant la suivait ; il s’inclina un peu pour lui présenter son bras sur lequel elle appuya sa main, et tous deux descendirent lentement les degrés. Très pâle maintenant, les yeux dilatés, Claudine les regardait.

Ils venaient précisément vers le mur qui séparait le jardin du marquis de celui de la villa Lætitia. Claudine, maintenant, voyait distinctement la vaporeuse chevelure blonde de la jeune fille, sa taille svelte et élégante, son joli visage au teint délicat. Un sourire ému entrouvrait ses lèvres, tandis qu’elle écoutait le jeune officier qui lui parlait, un peu penché vers elle, sa physionomie éclairée par un rayonnement de bonheur.

Comme ils arrivaient à l’extrémité de l’allée, ils s’arrêtèrent quelques secondes, et Henry, prenant la petite main posée sur son bras, la porta à ses lèvres.

Claudine, devenue livide, recula jusqu’au milieu de la chambre.

— Fiancé ! il est fiancé ! balbutia-t-elle.

Elle se traîna jusqu’à un fauteuil, elle s’y laissa tomber et enfouit sa tête entre ses mains.

Tout ce qu’elle avait enduré jusqu’ici n’était rien à côté du subit écroulement de ce rêve éclos en elle presque à son insu, et si profondément implanté déjà. Pour elle, cette enfant de dix-huit ans, inexpérimentée encore, très vibrante sous sa tranquille apparence, très éprise d’idéal, et ne pouvant le trouver autour d’elle dans l’atmosphère déprimante de la villa Lætitia, Henry de Mollens représentait la noblesse d’âme, la beauté physique et morale, la bonté chevaleresque ; il réalisait toutes les aspirations secrètes de l’âme de Claudine, ignorante des adorables perfections divines dont l’homme le mieux doué, le plus saint, ne possède qu’un reflet. Silencieusement, son cœur s’était donné à lui. Son souvenir avait été pour elle, depuis quelque temps, une sorte d’armure opposée aux ennuis dont elle était accablée dans cette maison. Elle ne s’était pas demandé quelle serait la suite de ce rêve. Malgré l’éducation moderne qu’elle avait reçue, Claudine était demeurée très jeune d’esprit, et elle se laissait aller à la douceur de ce sentiment, heureuse pour plusieurs jours quand elle avait croisé sur l’avenue le jeune officier à cheval et reçu son respectueux salut.

Maintenant, il lui semblait qu’un brisement venait de se faire en elle. Et soudain elle comprenait quelle folie avait été la sienne. Comment avait-elle pu espérer que lui, le grand seigneur, le catholique militant, le vaillant officier français, abaisserait jamais son regard et arrêterait sa pensée sur l’enfant trouvée, la pupille de Prosper Louviers, le haineux sectaire, l’antipatriote !

« Oui, comment ai-je pu ? Comment ai-je pu ?… » murmurait-elle machinalement.

Ses tempes battaient avec violence, elle souffrait de corps et d’âme, d’âme surtout. Il lui semblait que tout s’écroulait autour d’elle, qu’elle se trouvait au milieu d’un désert épouvantable.

— Mais alors, pourquoi suis-je née ? balbutia-t-elle en se tordant les mains. À quoi sert la vie, si elle ne peut m’apporter le bonheur ? Le droit au bonheur ! À quoi me sert-il, si je ne peux jamais être heureuse ?

Depuis combien de temps était-elle là, anéantie, glacée, le cerveau bourdonnant ? Un coup sec frappé à la porte la fit sursauter. Elle dit d’une voix éteinte :

— Entrez !

Elle vit apparaître Prosper Louviers. Dans l’état de prostration où elle se trouvait, elle ne remarqua pas tout d’abord la physionomie sombre et dure du député.

— J’ai à te parler, Claudine, dit-il d’un ton glacé. Es-tu souffrante ? Tu as une mine !

— Oui, je ne suis pas bien du tout, répondit-elle de la même voix éteinte.

Il prit une chaise et s’assit en face d’elle. À un autre moment, elle eût été frappée de l’altération de son visage, de son air las et vieilli. Mais aujourd’hui elle ne voyait rien.

— Il faut que nous nous expliquions, Claudine, reprit Prosper d’un ton dur. À force d’instances, j’ai pu arracher à Alexis la raison de… de cet acte de désespoir. Voici ces paroles, mais je ne saurais rendre le ton dont elles ont été prononcées : « Claudine me hait, je ne serai toujours qu’un malheureux. La pensée qu’elle deviendrait ma femme, que jamais elle ne me quitterait pouvait seule me donner la force de vivre dans l’état où je suis réduit. Maintenant, je n’ai plus qu’à quitter l’existence, à me reposer dans le néant. » Et il a ajouté : « Vous ne m’avez pas laissé mourir cette fois, mais ce n’est que partie remise. Je recommencerai. »

Claudine l’écoutait, les yeux dilatés par la stupeur.

— Sa femme ! Il pensait que je deviendrais sa femme ? balbutia-t-elle enfin.

— N’as-tu pas compris qu’il te le demandait ?

— Mais non, il était question seulement de continuer le rôle que j’ai rempli jusqu’ici près de lui, le rôle de sœur et de garde-malade.

Prosper eut un impatient mouvement d’épaules.

— Sotte ! Les femmes sont d’ordinaire plus perspicaces pour ces sortes de choses. N’as-tu pas compris que mon pauvre fils a la faiblesse de t’aimer comme tu ne mérites certainement pas de l’être, c’est-à-dire au point de préférer la mort volontaire à l’existence privée de toi ?

— Lui… lui ! murmura Claudine. Lui qui m’a tant fait souffrir !

— Parce qu’il est jaloux de tout et de tous. Allons, ne me regarde pas avec ces yeux étranges, tu as l’air d’une hallucinée ! Il s’agit maintenant de réparer le mal que tu as fait. Alexis a refusé de me répéter tes paroles, mais j’ai compris que tu avais été dure et mauvaise à son égard. Cela peut se réparer, heureusement. Tu vas venir avec moi, tu lui diras que tu regrettes, que tu étais malade, énervée, quand tu lui as répondu ; que tu n’as pas compris ce qu’il te demandait, mais que tu l’aimes toujours, que tu veux seulement le voir heureux, et que tu deviendras avec bonheur sa femme quand il le voudra.

Malgré sa faiblesse, Claudine se dressa, les mains étendues dans un geste de protestation.

— Moi, devenir sa femme ! Endurer cet esclavage ma vie entière ! Oh ! jamais !

Prosper se leva brusquement ; il lui saisit le poignet en l’enveloppant d’un regard furieux.

— Jamais ? Tu oses le dire, alors que tu es la cause de son acte de désespoir ? Je me suis contraint jusqu’ici à te parler avec tranquillité, malgré la colère et le ressentiment qui remplissent mon âme. Mais je ne souffrirai pas de résistance. Je veux, je veux que tu épouses Alexis, car je sais que sans cela il recommencera.

— Jamais ! jamais ! dit-elle avec énergie.

Il lui secoua le poignet avec violence.

— Je le veux, entends-tu ? Cela se fera, et si tu lui montres que tu n’acceptes qu’à contrecœur, prends garde à toi ! Je te laisse jusqu’à demain pour prendre un autre visage.

— Demain sera comme aujourd’hui. Ne comptez jamais que je me prêterai à cette hypocrisie ! s’écria-t-elle avec indignation.

— Ah ! tu veux résister ! Eh bien ! demain, si ta réponse n’est pas ce que je veux, je te chasse de chez moi, tu t’en iras errer sur la voie publique, et il n’y aura plus rien de commun entre nous ! Cela, je le ferai, je te le jure ! La soumission complète, ou bien dehors !

Il lâcha le poignet de la jeune fille si brusquement qu’elle s’affaissa à terre, et sortit en frappant la porte avec violence.

Claudine demeura quelques instants étourdie, étendue sur le tapis, puis elle se releva péniblement et se laissa tomber dans un fauteuil. Elle venait d’user ses forces pour répondre à Prosper, et de nouveau la prostration la reprenait, plus lourde.

Elle ne pouvait plus penser ; quelques mots seulement de son entretien avec Prosper surgissaient dans son cerveau bourdonnant. Elle renvoya Léonie en disant : « Laissez-moi, je veux être seule », et les heures s’écoulèrent, la laissant dans un complet anéantissement de corps et d’âme.



Minuit, l’obscurité était complète dans la chambre de Claudine, la jeune fille gisait toujours dans son fauteuil…

Mais la fièvre revenait avec violence, elle la brûlait et la glaçait tour à tour, elle surexcitait son cerveau et le peuplait d’images étranges et douloureuses.

De temps à autre, des mots s’échappaient de ses lèvres, tandis qu’elle pressait son front entre ses mains.

— Je veux être heureuse ! Je ne veux plus souffrir… Oh ! la mort, la délivrance !

Une heure… deux heures… trois heures… L’exaltation croissait chez Claudine ; une force factice, produite par la fièvre, la soulevait de son fauteuil.

— Je souffre trop. Quel espoir me reste-t-il ? dit-elle tout haut, d’une voix rauque qui résonna étrangement dans l’absolu silence de la nuit. Aujourd’hui, je serai jetée à la rue, il me l’a dit, et il le fera. Il vaut mieux en finir avant.

Un souvenir lui revint tout à coup… celui des paroles entendues un jour du haut d’une chaire catholique : « Le vrai bonheur est dans le sacrifice, dans la lutte pour le devoir, dans la résignation sereine et forte… »

Mais elle secoua la tête en murmurant avec un sombre désespoir :

— C’est bon pour ceux qui croient à l’au-delà. Mais moi, on m’a appris que tout était anéanti à la tombe. Pourquoi, dès lors, le sacrifice et la lutte, pourquoi supporter la souffrance quand la mort peut m’en délivrer ?

Elle se leva tout à fait et marcha vers la porte. Elle l’ouvrit doucement, descendit l’escalier à pas imperceptibles. Dans le vestibule, elle prit la clé de la grille qui s’y trouvait accrochée et tira les verrous de la porte de la maison. Elle s’engagea dans le jardin de devant… Ses pieds chaussés de pantoufles s’enfonçaient dans la neige, un froid intense tombait sur ses épaules couvertes seulement d’une robe de chambre. Mais elle ne sentait rien, elle marchait comme en un rêve terrible.

La grille franchie, elle s’en alla d’un pas étrangement ferme. Par la rue de Béthune, elle gagna la rue Duplessis. Mais ses jambes fléchissaient maintenant, une grande fatigue, un engourdissement douloureux commençaient à l’envahir, en même temps qu’une terreur folle de se trouver seule dans cette obscurité intense.

— Il faut pourtant que j’arrive. Il faut ! murmurait-elle.

Elle croyait voir déjà l’onde glacée qui l’attirait, là-bas ; le canal entouré de son cadre de futaies. Tout à l’heure, elle s’y plongeait, elle disparaîtrait, elle ne souffrirait plus, enfin, enfin !

Mais pourrait-elle arriver jusque-là ?

Voici qu’en se traînant elle atteignait le boulevard de la Reine, à l’endroit où il coupe la rue Duplessis. Elle s’arrêta, hésitante. Était-ce à droite, à gauche ? Elle ne savait plus.

Au hasard, elle prit à gauche. Ses idées s’obscurcissaient complètement ; elle avançait par un dernier reste de volonté. Mais c’était fini, elle ne pouvait plus. Deux pas, trois pas encore, et elle s’affaissait, engourdie, inanimée. La neige, qui commençait à tomber, la couvrit bientôt d’une fourrure immaculée.