Tallandier (p. 115-119).


CHAPITRE IX


Micheline quitta Paris au début du printemps pour s’installer dans la petite maison de Meudon. Ce lui fut un véritable chagrin de s’en aller de cette demeure où elle avait vécu pendant tant d’années, d’abord avec sa mère, dans la pauvre mansarde du cinquième, puis avec Cyprien dans leur gentil logement, et enfin, ces derniers temps, près de Mlle Césarine qui lui avait été si souvent d’un inappréciable secours, qui l’aimait véritablement comme une jeune sœur.

Mais la santé des enfants exigeait ce sacrifice, et Micheline en fut bientôt récompensée en voyant les chers petits êtres perdre leur teint trop pâle et se fortifier rapidement.

Elle travaillait comme à Paris, mais l’air plus pur enrayait l’anémie qui l’avait un instant menacée. Courageuse et doucement résignée, elle se donnait tout entière à son devoir maternel, sans songer un instant que le bien-être, la vie facile et luxueuse lui avaient été offerts avec la sécurité pour l’avenir de ses enfants. Elle bannissait soigneusement de son esprit le souvenir de cette scène provoquée par la visite de Prosper Louviers, à cause de l’impression désagréable, de l’angoisse singulière qu’elle en ressentait.

Elle avait cependant tout raconté à M. de Mollens et à sa femme qui venaient la voir parfois et à qui elle ne cachait rien des différents incidents de sa vie.

— Ce misérable ne manque pas d’aplomb ! avait dit le marquis avec indignation. Il n’a donc plus l’ombre de conscience, pour oser insister encore près de vous dont il a tué le mari, car, en réalité, lui est le grand coupable. Depuis quelque temps, ses discours aux ouvriers sont d’une violence inouïe, et il compte, à la Chambre, parmi les plus forcenés. Sa sœur s’est remariée, elle a épousé un grand dignitaire de la franc-maçonnerie, beaucoup plus âgé qu’elle, mais très riche. Quel triste monde que tout cela !

Un après-midi d’été, Mme de Mollens arriva à Meudon en compagnie de Mlle Césarine. Celle-ci n’aurait pu distraire de son maigre gain de quoi payer ce voyage, si minime qu’il fût, d’autant moins qu’elle venait de recueillir une petite fille aveugle et sourde qui portait à trois le nombre de ses protégés. Mais la marquise, n’ignorant pas le secret désir qu’avait l’excellente vieille fille de revoir sa chère Micheline et les enfants, était arrivée chez elle le matin et lui avait dit :

— Je vais à Meudon et je vous emmène, mademoiselle Césarine.

Une bonne voisine avait accepté de garder les jeunes infirmes, et Mlle Césarine était partie, toute radieuse, avec sa charitable compagne.

Ce fut une joyeuse surprise pour Micheline. Tandis qu’Henry de Mollens, qui avait accompagné sa mère, s’en allait avec Louis et Lucien dans le jardin devenu inculte depuis la mort du père Mariey, les trois femmes s’assirent et demeurèrent à parler dans la petite salle un peu délabrée où Micheline travaillait tout le jour. Quand cinq heures sonnèrent, la marquise et Mlle Césarine se levèrent pour prendre congé de la jeune veuve. Mais Micheline dit qu’elle les accompagnerait un peu, car il lui fallait aller acheter des légumes nécessaires à la soupe du soir.

— Louis restera avec Suzanne que je ne veux pas emmener aujourd’hui, car elle est très enrhumée, ajouta-t-elle.

En enfant bien élevé, Louis ne protesta pas, mais il regarda d’un œil de regret s’en aller les visiteuses et Henry de Mollens, qui gambadait avec le petit Lucien.

La fruiterie où s’approvisionnait Micheline n’était pas loin ; la jeune femme, après avoir dit adieu à Mme de Mollens et à sa compagne, eut vite fait ses petites provisions. Elle revint avec Lucien, en se hâtant un peu comme toujours lorsqu’elle laissait ses enfants seuls, car, malgré le précoce sérieux de l’ainé, elle n’était jamais absolument tranquille.

— Cet étourdi de Louis a oublié de fermer derrière nous ! murmura-t-elle en voyant ouverte la petite porte de bois déteint qui donnait accès dans l’étroite plate-bande s’étendant devant la maisonnette.

Lucien courait en avant, il entra le premier dans la salle et jeta un cri perçant.

— Quoi ?… Qu’as-tu, mon petit ? s’écria Micheline en s’élançant.

Mais une exclamation de terreur s’échappa de sa gorge. Au milieu de la salle était étendu Louis, inanimé, un filet de sang coulant de son front.

Elle courut à lui, le releva, l’emporta vers le lit. Mais son regard tomba sur le berceau où tout à l’heure dormait Suzanne, et elle s’arrêta, les yeux hagards. L’enfant n’était plus là…

Toutes les recherches, toutes les investigations de la police ne purent faire retrouver la petite disparue. La maisonnette, bâtie au milieu de jardins maraîchers, n’avait que des voisins assez éloignés, personne n’avait rien remarqué, sauf un vieux journalier qui dit avoir rencontré, près des bois, un homme jeune encore, petit et blond, vêtu en ouvrier, qui tenait dans ses bras un enfant endormi.

La malheureuse Micheline, torturée par la douleur, n’était plus reconnaissable. En quelques jours, elle avait vieilli de plusieurs années. Mme de Mollens venait chaque jour la voir, elle emmenait souvent Mlle Césarine, et toutes deux aidaient la pauvre mère à soigner Louis, qui se remettait heureusement assez vite, sa blessure à la tête étant sans gravité.

L’enfant avait été interrogé, il raconta qu’à peine sa mère et les visiteuses étaient-elles parties qu’un homme était entré, avait regardé tout autour de lui. Louis s’était levé en demandant : « Que voulez-vous, monsieur ? » L’homme, sans répondre, s’était avancé, avait donné à Louis un coup de poing sur la tête. L’enfant avait roulé à terre, son front avait frappé un des pieds de la table, et il s’était évanoui.

— Pourriez-vous me dire comment était cet homme ? demanda le commissaire de police.

— Il était petit, je crois… Mais autrement, je n’ai pas remarqué, répondit l’enfant.

Des saltimbanques avaient été signalés aux environs le jour de l’enlèvement ; on les rechercha, on les retrouva facilement, mais, en admettant qu’ils fussent l’auteur du rapt, l’enfant avait été cachée soigneusement et aucun indice ne permettait de les accuser.

Les jours s’écoulèrent ainsi, jours de douleur pour la mère si cruellement frappée. Les cheveux blonds de Micheline blanchissaient, sa taille mince se courbait, ses traits fins se creusaient… Et l’année s’acheva sans amener de nouvelles de la petite disparue.