Tallandier (p. 108-114).


CHAPITRE VIII


À la lueur d’une petite lampe, Micheline travaillait, la tête penchée, un peu lasse. Près d’elle, Louis étudiait son catéchisme, à voix haute, pour le plus grand profit de Lucien qui semblait lui accorder une vive attention et répétait après lui certains mots, en zézayant, ce qui faisait rire Louis, et amenait un faible sourire sur les lèvres pâles de Micheline.

La petite Suzanne gazouillait dans son berceau, en agitant un hochet, don de son parrain. De temps à autre, Micheline tournait vers elle un regard plein de tendresse vigilante. Une atmosphère de calme, de grave sérénité, régnait dans la petite chambre strictement meublée du nécessaire, mais si bien en ordre toujours, qui avait remplacé pour la jeune veuve le gentil logement d’autrefois.

Un coup frappé à la porte vint faire tressaillir légèrement Micheline.

— Va voir qui c’est, mon chéri, dit-elle à Louis.

L’enfant se leva et s’en alla vers la porte qu’il ouvrit. Une silhouette masculine s’encadra dans l’ouverture, puis, refermant la porte, s’avança de quelques pas.

Micheline se dressa debout avec une exclamation étouffée.

— Prosper Louviers !

— Oui, Prosper… votre cousin, Micheline.

Et, s’approchant, il lui tendait la main.

Elle recula brusquement, très pâle ; ses yeux, où passait une protestation indignée, se posèrent sur le visage un peu ému de Prosper.

— Mon cousin !… Vous !… Vous qui l’avez tué !

— Que voulez-vous dire ? s’écria-t-il.

— N’avez-vous pas su comment mon mari est mort ?

— Si, dans la grève… Il s’est entêté à travailler…

— Et ce sont les malheureux ouvriers exaltés par vos discours qui l’ont tué, mon Cyprien ! Le vrai coupable, c’est vous, Prosper Louviers ! Vous qui êtes intelligent, qui agissez sciemment, qui usez pour le mal de votre ascendant sur ces pauvres êtres égarés !

Elle se redressait, frémissant de tout son être, les yeux étincelants de fierté douloureuse.

Prosper avait eu un sursaut de colère. Il réussit à se dominer et dit avec douceur :

— Votre chagrin vous égare, Micheline. Je ne suis pas responsable des actes violents, des crimes de ces hommes de mentalité inférieure, que je cherche au contraire à élever, à rendre conscients de leurs droits.

— En leur faisant renier leurs devoirs les plus sacrés ? En les excitant au crime, à l’impiété ? Oh ! si, responsable, vous l’êtes ! dit-elle dans un élan d’indignation.

Les noirs sourcils de Prosper se rapprochèrent brusquement. Cependant, il reprit avec la même douceur :

— Je vous pardonne vos accusations injustes, Micheline, en raison de l’état d’esprit qui doit être le vôtre après ce grand malheur. Ayant appris celui-ci hier seulement, je venais à vous en parent, désireux de vous apporter mon aide en souvenir de mon cousin Cyprien.

— Lui ne vous considérait plus comme un parent, interrompit froidement Micheline. Vous-même, je crois, monsieur Louviers, l’aviez assez bien oublié, me semble-t-il ?

L’accent d’ironie de la jeune femme amena une lueur de colère dans les yeux sombres de Prosper. Il se contint pour répliquer avec un calme forcé :

— J’ai eu des torts, je le reconnais loyalement devant vous, Micheline. Mais j’ai l’ardent désir de les réparer aujourd’hui. C’est pourquoi je suis ici. Micheline, je viens vous demander si vous voulez me permettre de remplacer près de vous le pauvre Cyprien, si vous voulez devenir ma femme honorée et aimée ?

Elle eut un sursaut de stupeur et recula brusquement.

— Vous osez !… vous !… vous !…

Il redressa la tête, et, croisant les bras sur sa large poitrine :

— Oui, moi, Prosper Louviers, moi qui suis veuf comme vous, et qui vous demande de m’accepter pour votre époux. J’ai un fils, vos enfants seront éïevés avec lui, je me chargerai de leur avenir.

— Taisez-vous ! balbutia-t-elle d’une voix étouffée.

— Si, vous m’entendrez, Micheline. Il faut que vous acceptiez, c’est mon bonheur qui est en jeu. Que craignez-vous ? Je n’ai pas, il est vrai, vos opinions religieuses, mais je les respecterai, je vous le promets, vous resterez libre d’élever vos enfants à votre gré, de pratiquer vous-même votre religion. Je vous ferai la vie heureuse, Micheline, et mon affection si profonde aura, je l’espère, le pouvoir de vous faire oublier cette douloureuse épreuve…

Micheline étendit les mains dans un geste d’horreur.

— Sortez ! Je ne vous écouterai pas une minute de plus ! N’avez-vous pas compris que vous n’êtes à mes yeux qu’un misérable hypocrite ? Ne sentez-vous donc pas que vous m’êtes odieux ?

Il eut un sursaut de fureur et s’avança vers elle, la rage dans les yeux.

— Ah ! vous osez ! Lorsque moi, riche, arrivé, je m’abaisse à solliciter la main d’une pauvre ouvrière, c’est par ces insultes que vous me répondez ! Mais je veux votre consentement, je le veux, Micheline !

Les grands yeux bleus de la jeune femme se posèrent sur lui, intrépides et hautains.

— Avez-vous donc envie, monsieur, que je vous laisse voir toute ma pensée ? Faut-il, pour votre contentement, que Micheline Mariey vous dise qu’elle n’a pour vous, l’égoïste jouisseur, le lâche excitateur du pauvre peuple, que le plus profond mépris ?

Un blasphème s’échappa des lèvres de Prosper. Sa face s’empourpra de fureur, il ébaucha un geste menaçant. Mais Micheline, très calme, serrant entre ses doigts frémissants la petite croix qui retombait sur son corsage, dit froidement :

— Au moindre appel, les voisins accourront. Vous devez vous rappeler que les murs sont des cloisons ici. Je vous conseille donc de sortir immédiatement, à moins que vous ne teniez à être reconnu, ce dont je doute, car vous avez choisi probablement à dessein cette heure tardive, et vous avez raison, certaines gens d’ici se rappellent encore le Prosper Louviers d’autrefois.

Il recula comme un animal dompté. D’un geste violent, il enfonça sur sa tête le chapeau qu’il avait enlevé en entrant.

— Vous voulez ma haine ? dit-il d’un ton de sourde fureur. Eh bien ! soyez satisfaite, vous l’avez. Et Prosper Louviers n’est pas de ceux qui oublient.

Il sortit brusquement, en abaissant encore davantage son chapeau sur ses yeux. À la porte du couloir, il se heurta à Mlle Césarine et passa très raide, sans même une excuse.

La vieille fille rentra chez elle, jeta un coup d’œil sur ses protégés, puis elle alla frapper chez Micheline pour lui remettre une petite commission dont l’avait chargée sa voisine.

En entrant, elle eut une exclamation d’inquiétude à la vue de la jeune femme, affaissée sur sa chaise, la tête entre ses mains, tandis que les deux petits garçons la regardaient avec consternation.

Micheline leva la tête, montrant son visage inondé de larmes.

— Ce n’est rien, mademoiselle Césarine, la réaction seulement. Oh ! si vous saviez qui vient de venir ici !

— Qui donc, ma petite amie ?

— Prosper Louviers ! Et il m’a demandé, il a osé me demander de devenir sa femme !

Mlle Césarine, un moment abasourdie, s’exclama enfin :

— Oh ! ce n’est pas possible !… Que me racontez-vous là, mon enfant !… Ce serait donc lui que j’ai croisé tout à l’heure en rentrant et qui a manqué me renverser ?

— Il était furieux… Je lui ai dit franchement ce que je pensais de lui ; je lui ai montré que je savais ce qu’il était sous les apparences de bonté et de désintéressement dont il essayait de se parer… J’ai vu le moment où il allait me menacer. Mais j’étais forte, j’avais Dieu avec moi…

Et, sa voix frémissante encore d’émotion indignée, elle raconta à sa fidèle amie la scène qui venait de se dérouler.

— Le malheureux hypocrite ! dit tristement Mlle Césarine. Je ne parle pas de ses sentiments à votre égard, ils sont peut-être sincères. Mais son prétendu intérêt pour les ouvriers, ces pauvres gens dont il se sert comme marchepied !… Et cet aplomb de se dire irresponsable des violences commises par eux à son instigation !… Allons, calmez-vous maintenant, ma petite Micheline, oubliez cette pénible scène. Ce triste personnage ne peut vous nuire, et d’ailleurs nous sommes là, nous, vos amis fidèles… Venez, Louis, mon petit Lucien, venez embrasser maman pour la consoler.

— Oh ! oui, parce que le vilain monsieur l’a fait pleurer ! dit Louis en tendant ses petits bras vers sa mère.

Elle le prit, le serra contre elle en murmurant :

— Vous êtes mes trésors… vous êtes le bien-aimé souvenir de mon Cyprien !