Tallandier (p. 120-140).


CHAPITRE X


La brise agitait doucement la toile rayée de rouge qui abritait la terrasse des rayons du soleil de mai, elle venait caresser le visage aux traits accusés, la noire et épaisse chevelure du jeune homme étendu sur une chaise longue. Inactif, les traits rigides, il laissait se perdre, dans la profondeur du jardin ensoleillé, le regard morne, farouche, de ses prunelles noires.

Près de lui était assise une jeune fille qui brodait diligemment. Elle était svelte et délicate, son profil apparaissait très fin, et une lourde chevelure blond cendré retombait sur sa nuque en une épaisse torsade.

Le calme le plus complet régnait dans le jardin et dans l’habitation, superbe villa moderne, l’une des plus luxueuses du riche quartier qui s’est élevé sur l’emplacement de l’ancien parc de la Maye ; mais, à côté, retentissaient de temps à autre de jeunes voix joyeuses, des éclats de rire qui faisaient se froncer les noirs sourcils du jeune homme.

— Quel ennui d’avoir des voisins ! Je voyais avant tant de satisfaction cette maison inhabitée ! dit-il tout à coup d’un ton de mauvaise humeur.

Il avait fait cette réflexion comme pour lui seul, sans paraître s’adresser à sa compagne. Celle-ci continuait à coudre en silence. Le jeune homme tourna la tête vers elle et dit avec colère :

— Daigneras-tu faire attention à ce que je dis, Claudine ? Je n’aime pas avoir l’air de parler à une sourde.

Elle arrêta le mouvement de son aiguille et leva les yeux, de grands yeux bleus fiers et sérieux.

— Ce que tu disais ne demandait pas de réponse, me semble-t-il ? fit-elle tranquillement.

Il riposta d’un ton acerbe :

— Crois-tu que je m’amuse à parler pour moi tout seul ? Tu es réellement désagréable, Claudine ! Tiens, laisse cette sempiternelle broderie qui me porte sur les nerfs et lis-moi le journal.

Un bref mouvement d’agacement agita les mains fines de la jeune fille. Cependant elle posa aussitôt son ouvrage sur la table près d’elle en demandant :

— Lequel ?

— Celui de père. Lis-moi son discours d’hier à la Chambre.

Elle prit un des journaux déposés sur la table et le déplia lentement. Puis elle se mit à lire, d’une voix claire, très nette et extrêmement agréable.

Le député Prosper Louviers était monté la veille à la tribune pour réclamer contre le clergé des mesures d’exception. Il l’avait fait en termes d’une excessive violence, qui avaient soulevé les interruptions indignées de la droite et du centre. Et, en répétant ces phrases où perçait la haine, où s’étalait la plus révoltante injustice, la voix de Claudine faiblissait, semblait hésiter.

Alexis, la tête un peu penchée, écoutait sans qu’aucune impression parût sur sa physionomie impassible. Il dit tout à coup d’un ton satisfait, en interrompant la jeune fille au milieu d’une période :

— À la bonne heure, père les traite comme ils le méritent, ces curés ! Voilà un discours qui est parfait, n’est-il pas vrai, Claudine ?

Un peu d’embarras voila le regard de la jeune fille.

— Je ne sais pas… murmura-t-elle.

— Comment, tu ne sais pas ? fit sèchement Alexis. Que veux-tu dire ?

Un mélange de crainte et d’indécision s’exprimait dans les yeux de Claudine.

— Oui, je ne sais pas si… si ton père n’exagère pas un peu.

Une irritation soudaine enflamma le regard du jeune homme.

— Que signifie ? Tu crois qu’il accuse à tort toute cette prêtraille ?

— Je ne dis pas cela, mais enfin, vois-tu, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils ne sont pas si noirs que cela. À Lixen, il y avait un jeune prêtre qui était pour tous les pauvres d’une bonté admirable. Mes parents nourriciers, fort loin d’être des cléricaux pourtant, disaient : « Ça, c’est un homme comme il n’y en a pas beaucoup. » Et dans une commune voisine, le curé, un vieillard, se tuait au service de ses paroissiens. Alors, je pense qu’il y en a peut-être un certain nombre comme cela et qu’il ne faudrait pas les accuser tous.

Alexis se dressa brusquement sur sa chaise longue. Sa physionomie exprimait une froide colère.

— Dis plutôt que mon père est un menteur ! Et c’est toi, pauvre ignorante, qui oses juger !… Va-t’en, tiens ! va-t’en !

Il saisit le journal et le lacéra entre ses doigts nerveux. Claudine se leva, des larmes plein les yeux, et, quittant la terrasse, traversa un salon luxueusement meublé. Comme elle en ouvrait la porte, la voix d’Alexis lui parvint, adoucie, semblait-il.

— Claudine !

Mais elle ne parut pas l’entendre, elle gravit rapidement l’escalier couvert d’un tapis oriental garni de baguettes de cuivre et entra dans une chambre claire et coquette, où flottait le parfum des roses qui commençaient à fleurir dans les parterres.

Claudine s’approcha d’une fenêtre ouverte, elle s’accouda à l’appui et laissa errer sur la ligne sombre des bois son regard où les larmes s’étaient séchées pour laisser place à une expression de sourde révolte.

« On parle toujours de liberté, ici. Et pourtant, je n’ai même pas le droit d’avoir une opinion à moi ! murmura-t-elle. Ils font de moi une sorte d’esclave. Sans doute, croient-ils me dédommager suffisamment en me laissant participer à leur bien-être, à leur luxe. Après cela, on peut faire endurer toutes les humiliations à l’enfant trouvée, élevée grâce à la charité de M. Louviers ! »

Ses beaux yeux bleus s’imprégnaient de dureté, d’une sorte de ressentiment haineux. Et toutes les phases de sa vie lui revenaient à l’esprit, tandis qu’une tristesse irritée l’envahissait, voilait d’une ombre douloureuse son jeune regard.

Elle avait été trouvée sur la route de Clermont à Riom par Prosper Louviers, qui faisait dans ces parages une petite randonnée en automobile. Personne, dans le pays, ne savait qui elle était. Le député l’avait confiée à une paysanne du village de Lixen, il avait généreusement payé pour elle, en spécifiant toutefois que l’enfant devait être élevée sans religion. La chose ne gênait pas la nourrice, et encore moins son mari, admirateur de Prosper. On avait appelé l’enfant Claudine, et elle avait vécu jusqu’à l’âge de huit ans comme une petite paysanne. Le député l’avait alors fait entrer dans un lycée de province, dont la directrice était toute dévouée à ses idées. Claudine avait reçu une instruction très étendue, dont avait profité sa vive intelligence. En même temps on lui insufflait soigneusement la haine de la religion et le dédain pour toutes les vieilles entraves morales que l’avènement du socialisme ferait enfin disparaître de la société.

Dans quelle mesure Claudine avait-elle profité de ces enseignements, personne ne le savait, pas même la directrice qui avait mis tous ses soins à modeler ce jeune cœur selon les vues exprimées par Prosper Louviers.

— Faites-en une femme sans préjugés, une vraie socialiste, avait dit le député.

Mais personne ne savait ce qui se cachait sous le calme un peu fier de Claudine, sous la douceur un peu dédaigneuse de ses grandes prunelles bleues.

Elle semblait se donner tout entière à l’étude et ignorer la coquetterie, les désirs de luxe et de plaisir. Cependant, elle avait une sorte de mouvement répulsif et comme effrayé en passant devant de pauvres demeures, ou en croisant des gens misérablement vêtus, tristes ou souffrants. Une interrogation angoissée, une mélancolie intense, s’exprimaient alors dans son regard souvent songeur.

Elle avait passé toutes ses vacances chez le député, qui était très généreux à son égard et se faisait appeler par elle « oncle Prosper ». Il exigeait en retour de sa pupille une soumission absolue et se montrait toujours pour elle fort autoritaire, ne craignant pas, au besoin, s’il se heurtait à quelque résistance, de rappeler qu’elle lui devait tout et qu’il pouvait tout supprimer.

Claudine avait été, pendant ces séjours chez Prosper, la compagne de jeu d’Alexis Louviers et de Léon Morand, le fils de Zélie. Celle-ci, veuve une seconde fois et héritière de la fortune de son mari, était venue tenir la maison de son frère qui ne s’était pas décidé à se remarier. Son fils, un gros garçon blond à la fois mollasse et brutal, avait d’abord voulu tyranniser Claudine comme il le faisait pour les camarades plus jeunes ou moins vigoureux que lui, mais la petite fille avait trouvé un défenseur en Alexis. Défenseur un peu singulier, car il ne se privait pas, pour sa part, en y mettant toutefois certaines formes ignorées de son cousin, de la soumettre à sa volonté despotique d’enfant gâté, idolâtré par son père.

Prosper, en effet, avait senti céder son indifférence des premières années devant l’extrême intelligence, l’apparence vive, robuste et décidée, de cet enfant qui était son fils. Bientôt, il l’avait aimé avec une sorte de passion, et Alexis était devenu le maître de la demeure paternelle.

De tous ceux qui habitaient chez le député, c’était Alexis que Claudine préférait. Son âme enfantine avait-elle saisi ce qui différenciait le jeune garçon de son père, de sa tante et de Léon — la droiture, une franchise un peu sèche parfois, une certaine élévation d’âme que ne pouvait malheureusement développer l’éducation athée donnée par le député collectiviste à son fils — ou bien, malgré les exigences impérieuses d’Alexis, voyait-elle surtout l’affection réelle qu’il lui témoignait, sa bonté un peu railleuse souvent, mais qui savait parfois se faire aimable, presque délicate ? Toujours est-il que, seule, la pensée de le revoir atténuait un peu l’ennui qui la saisissait à l’approche des vacances.

Mais quelques instants suffirent à tout transformer, à briser les rêves ambitieux que Prosper Louviers fondait sur l’adolescent.

Au cours d’une excursion en montagne, Alexis fit une chute effroyable. Personne ne s’expliqua qu’il ne fût pas tué sur le coup. Il demeura longtemps entre la vie et la mort, et quand on put le dire sauvé, il était infirme, irrémédiablement.

Prosper, dont la douleur concentrée était terrible, quitta alors Paris et vint s’installer à Versailles, afin de procurer à son fils un air plus pur. Un désespoir farouche s’était emparé d’Alexis frappé en pleine jeunesse, en pleine vigueur. Pendant longtemps, il refusa de voir ses amis, et même son cousin dont la robuste santé l’irritait au plus haut point. Son caractère était devenu sombre et irascible ; à certains jours, personne n’osait approcher, même son père qui l’entourait — il fallait lui rendre cette justice — d’un dévouement extrême, des soins les plus vigilants et guettait le moindre de ses désirs pour le satisfaire aussitôt.

C’est ainsi qu’un jour, entendant le jeune homme s’écrier : « Ah ! si Claudine était ici, je ne m’ennuierais pas tant ! » il télégraphia aussitôt pour que sa pupille arrivât immédiatement.

Claudine, qui venait d’avoir seize ans, se trouva dès lors enchaînée près de la chaise longue d’Alexis. L’affection qu’elle lui portait aurait rendu cette tâche assez facile et douce à la jeune fille, sans le changement survenu dans le caractère de l’infirme. Aigri et sourdement révolté, il laissait libre cours à ses instincts tyranniques et prétendait faire de Claudine une esclave, dont toutes les opinions, tous les goûts devaient être conformes aux siens. Mais la nature franche et fière de Claudine ne pliait pas si aisément ; elle ne craignait pas, parfois, d’exprimer ses idées personnelles. Ces essais d’indépendance morale avaient le don d’exaspérer Alexis, parfois jusqu’à la violence, ainsi qu’il en avait été aujourd’hui. Claudine avait à subir toutes les bourrasques de ce caractère ombrageux, Alexis ne lui ménageait pas les paroles dures ou mordantes que ne parvenaient pas à faire oublier ses rares moments de bienveillance et de relative douceur.

Claudine ressentait profondément les blessures : un peu de révolte, lentement, avait germé en elle, et, sans en avoir une exacte conscience, elle se détachait de celui qui semblait prendre plaisir à la faire souffrir, à la courber sous le joug de ses volontés.

Jusqu’ici, cependant, elle avait toujours pu retenir ses larmes, ne voulant pas, par fierté, donner à Alexis cette jouissance de la voir souffrir. Mais aujourd’hui, elles s’étaient échappées malgré elle. Peut-être était-elle plus nerveuse, ou bien s’était-il montré plus dur, plus injuste encore qu’à l’ordinaire. Maintenant, il devait être satisfait puisqu’il était arrivé à la faire pleurer.

« Je crois que je te déteste ! » murmura-t-elle avec une sorte d’âpreté.

Son regard, se détachant de l’horizon, barré par les frondaisons des bois, se posait sur la demeure voisine, grande villa faite de briques nuancées et garnie sur toute sa façade de feuillage léger. Sans affecter les allures de petit château de la villa Lætitia, demeure du député collectiviste, elle était d’aspect extrêmement élégant et confortable.

Deux jeunes filles brunes et sveltes se promenaient de long en large devant le perron. L’une d’elles se penchait vers sa compagne qui lisait une lettre, et un rire frais parvenait de temps à autre aux oreilles de Claudine.

Elles s’interrompirent tout à coup, et l’une d’elles s’écria :

— Ah ! voilà papa et Henry !

Deux hommes apparaissaient dans la petite allée contournant la grande pelouse du centre : le père et le fils, évidemment, car la ressemblance entre eux était frappante. Très grands, d’allure extrêmement aristocratique, ils avaient les mêmes traits réguliers, la même expression virile et un peu froide. Le plus âgé était en costume de ville, le plus jeune portait avec élégance la petite tenue de sous-lieutenant de dragons.

Leur physionomie s’éclaira d’un même sourire très doux à la vue des jeunes filles qui s’avançaient au-devant d’eux.

— Vous aviez l’air de nous attendre, mes petites filles. Est-ce que nous sommes en retard ? demanda le père en mettant un baiser sur les jeunes fronts qui s’offraient à lui.

— Mais non, papa, Robert n’est pas encore rentré.

— Le voilà, dit l’officier qui s’était légèrement détourné en entendant la grille s’ouvrir.

Un garçonnet d’une dizaine d’années, portant la casquette de l’école Saint-Jean, arriva en courant et en criant :

— Papa, Henry, je suis premier en version allemande ! C’est chic, ça, n’est-ce pas ?

— À la bonne heure ! dit le père en passant la main sur les cheveux bruns de l’enfant. Au moins, notre voyage de l’année dernière n’aura pas été inutile, puisqu’il te fait faire tant de progrès. Je suis très content, Robert.

— Et moi aussi, mon petit, ajouta le lieutenant en donnant une tape amicale sur la joue de son frère. Si les mathématiques marchaient seulement aussi bien, hein, Robert ?

L’enfant eut une légère grimace, et, secouant la tête, s’élança vers le perron où venait d’apparaître une dame d’apparence jeune encore, charmante et extrêmement distinguée dans une toilette d’intérieur d’une élégance très sobre.

Ils rentrèrent tous ensemble, et Claudine les suivit d’un regard où se mêlaient la douleur et l’envie.

« Comme ils doivent être heureux ! murmura-t-elle. Pourquoi y en a-t-il comme cela et puis d’autres, de pauvres êtres sans famille, sans nom même, comme moi ? Pourquoi y en a-t-il qui ont tout et d’autres rien ? »

La pendulette de Saxe sonna lentement douze coups. Claudine passa la main sur son front et s’approcha d’une glace afin de voir si les larmes avaient laissé quelque trace sur son visage. Non, il n’y paraissait pas. Mais elle n’avait jamais remarqué comme aujourd’hui la pâleur et la fatigue de sa physionomie.

Elle descendit avec lenteur, peu pressée de se retrouver avec Alexis. Il était déjà dans la salle à manger, où deux domestiques l’avaient porté sur sa chaise longue. Son père, debout près de lui, parlait avec quelque animation, et Zélie, assise à sa place, parcourait un journal.

Prosper Louviers avait vieilli depuis l’accident de son fils ; sa haute taille s’était légèrement voûtée, son teint avait jauni et ses traits se creusaient. Mais il avait toujours son regard d’autrefois, intelligent et froid, et cette allure d’homme satisfait de lui-même que lui avaient donnée ses succès politiques et sa grosse fortune.

Zélie avait pris quelque peu d’embonpoint, à son grand désespoir ; elle ne pouvait réussir, malgré tous ses soins, à dissimuler entièrement l’irréparable outrage des années. Mais elle demeurait élégante comme autrefois, et toujours assoiffée de luxe, de fêtes, de plaisirs. Elle passait une partie de la semaine à Paris, fort heureusement pour Claudine, qui n’éprouvait déjà que trop souvent les effets du caractère peu facile de la sœur de Prosper, jalouse de la jeunesse et de la beauté de la pupille du député.

À l’entrée de Claudine, Louviers se détourna brusquement, et elle vit, à l’expression de sa physionomie, qu’il y avait de l’orage dans l’air.

— Ah ! voilà mademoiselle la discoureuse ! dit-il d’un ton sarcastique. Il paraît, mademoiselle Claudine, que vous énoncez des opinions subversives, que vous défendez les curés, que vous vous permettez de blâmer votre tuteur ?

— J’ai dit, père, qu’il était inutile de lui parler de cela ! interrompit la voix irritée d’Alexis.

Les sourcils du jeune homme se rapprochèrent violemment, une émotion pénible s’exprima dans le regard qu’il posait sur Claudine, très pâle, mais ferme dans l’attente de l’assaut.

— Mais si, mon cher enfant, il faut tirer cela au clair, savoir les idées que cette jeune personne se permet d’avoir.

— Cela me regarde, je m’en charge ! dit froidement Alexis. Nous arrangerons cela, elle et moi. Déjeunons vite, père, j’ai un peu faim, aujourd’hui.

Sans discuter davantage, le député s’assit en face de sa sœur, et Claudine, prit place à sa droite sans voir le coup d’œil de satisfaction méchante dont l’enveloppait Zélie.

La jeune fille toucha à peine aux mets qui lui furent présentés. Une sourde indignation grondait en elle, à la pensée qu’Alexis l’avait aussitôt accusée près de son père. Et elle n’était pas dupe de cette façon de la préserver du courroux paternel. Il voulait, comme toujours, se réserver le droit de lui faire sentir son autorité tyrannique en la morigénant impitoyablement, et Claudine savait par expérience que les reproches de son tuteur, si violents qu’ils pussent être, étaient moins pénibles à supporter que la mordante dureté et les froides colères de son fils !

Malgré ce qu’il avait prétendu, Alexis semblait manger sans le moindre appétit. Sa physionomie exprimait une préoccupation absorbante, et il ne répondait que par monosyllabes aux essais de conversation de son père. De temps à autre, son regard un peu anxieux effleurait le visage fatigué de Claudine, et, se durcissant soudain, se reportait sur Zélie, très occupée à savourer les plats délicats dus au talent de la cuisinière de Prosper Louviers.

— Sais-tu enfin qui sont nos nouveaux voisins, Zélie ? demanda le député comme on arrivait au dessert.

— Ah ! oui, j’ai oublié de te dire. Des aristos pur sang, mon cher ami, et des cléricaux de la pire espèce ! Où donc ai-je entendu leur nom, autrefois ?… De Mollens…

Prosper eut un brusque mouvement.

— De Mollens ?

— Tu connais ça ?

Les lèvres de Prosper eurent une brève crispation.

— Oui, autrefois. Il a cherché à me jouer un tour, dans une conférence.

— Ah ! oui, avec ce coquin de Cyprien !

Les traits du député se contractèrent un peu. Il attira à lui un compotier rempli de fraises au parfum délicieux et s’en servit machinalement plein son assiette.

— Tiens, tu aimes donc tant que cela les fraises, maintenant ? fit observer Zélie.

Il eut un geste d’impatience et versa dans l’assiette de Claudine une partie du contenu de la sienne !

— Mais je n’en voulais pas ! murmura la jeune fille avec un mouvement de protestation.

— Avale-les tout de même. Tu m’ennuies à manger du bout des lèvres et à faire la mijaurée sur chaque plat, comme si la cuisine ne te plaisait pas. Ma cuisinière n’est peut-être pas assez bonne pour toi ?

Elle rougit sous cette froide raillerie et répondit d’une voix qui frémissait un peu :

— Vous savez bien, au contraire, que je ne suis pas difficile. Mais je n’ai plus faim du tout depuis quelque temps.

— Simagrées, tout ça ! dit Prosper en levant les épaules.

La voix d’Alexis s’éleva, brève et impérative comme à l’ordinaire.

— Passe-moi ces fraises, Claudine. Il ne faut pas te forcer, tu pourrais te faire mal.

Silencieusement, elle lui tendit l’assiette, sans le regarder. Allait-il devenir hypocrite, maintenant, en feignant de la sollicitude pour celle qu’il venait d’accuser près de son père ?

Zélie ricana et dit d’un ton moqueur :

— En voilà des idées ! Laisse-lui donc ces fraises, ça ne peut lui faire que du bien, à cette péronnelle.

— Je ne vous demande pas votre avis ! riposta sèchement Alexis qui avait été élevé selon les principes modernes et ne prenait aucune forme pour répondre à sa tante.

— Oh ! ça te regarde, mon petit ! dit-elle en levant les épaules. Moi, je l’aurais bien forcée à les prendre, mais libre à toi de faire l’aimable, pour une fois.

Il lui lança un noir regard et se mit à manger lentement les fruits parfumés, tandis que son père, pour changer la conversation qu’il craignait sans doute de voir tourner à l’orage, demandait :

— Ils sont nombreux, nos nobles voisins ?

— Le mari, la femme et cinq enfants, je crois. Ils habitaient auparavant rue du Parc-de-Clagny. Le fils aîné, sorti assez récemment de Saint-Cyr, est en garnison ici, aux dragons. Le cadet est séminariste à Saint-Sulpice.

— Oh ! là ! là ! quelle famille ! dit Prosper avec un rire narquois.

— Hein ? qu’est-ce que je te disais ? Le troisième garçon est externe à l’école à côté, les jeunes filles ont une institutrice.

— Mâtin ! tu as déjà des « tuyaux » sérieux ! As-tu donc été interviewer ces illustres personnages ?

— Tu peux croire ! Mais, avec les domestiques, on sait ce qu’on veut. Il paraît que toute la famille va chaque matin à la messe, qu’ils font tous des visites de charité, qu’ils s’occupent d’œuvres, de je ne sais quoi… Des modèles, enfin !

Et Zélie éclata de rire.

Prosper saisit un morceau de pain et le pétrit nerveusement.

— S’il y avait beaucoup de cléricaux de cette force-là, notre œuvre serait fameusement compromise ! murmura-t-il.

Un pli soucieux s’était creusé sur son front, et il ne s’était pas effacé lorsque, le café bu, le député se leva pour aller fumer dans le jardin.

Les domestiques reportèrent Alexis sur la terrasse. Claudine, après un moment d’hésitation, se dirigea aussi de ce côté. Elle prit sa broderie et, reculant sa chaise, s’assit assez loin du jeune homme.

Un long moment, le silence régna sur la terrasse. Claudine travaillait ; Alexis, la physionomie sombre, suivait d’un regard distrait le va-et-vient de son père à travers les allées du jardin.

— Claudine ! dit-il tout à coup.

Elle leva la tête en demandant froidement :

— Que désires-tu ?

— Pourquoi te mets-tu si loin de moi ? Rapproche-toi, j’ai à te parler.

Son accent toujours autoritaire n’avait pas la dureté habituelle.

Claudine obéit, elle se leva et s’approcha sans empressement, avec la même froideur empreinte sur sa physionomie.

Alexis se pencha un peu et posa sa main sur la sienne en levant vers elle ses yeux noirs adoucis soudain.

— Claudine, tu m’en veux ? J’ai été trop dur pour toi. Mais je n’aime pas la contradiction, de ta part surtout. Je voudrais que nous ayons les mêmes goûts, les mêmes opinions, que nous puissions lire sans parler dans l’esprit l’un de l’autre. Cela est possible, Claudine, si tu veux te laisser diriger par moi.

— Et pourquoi donc faut-il que ce soit moi qui soumette ma volonté, qui annihile mes idées personnelles devant les tiennes ? dit-elle avec un mouvement de révolte.

Une lueur d’impatience irritée passa dans les prunelles d’Alexis.

— Parce que tu n’es encore qu’une enfant, et que je ne puis souffrir que tu penses autrement que moi, dit-il sourdement.

Elle redressa la tête en répliquant d’un ton résolu :

— J’ai le droit de penser librement. Je me demande pourquoi on me le conteste ici.

Les doigts d’Alexis se crispèrent sur la couverture, des paroles irritées montaient à ses lèvres. Mais il se contint par un effort violent et dit avec calme :

— C’est bon, nous discuterons cela plus tard. Dis-moi seulement une chose. As-tu cru que c’était moi qui avais raconté à mon père notre scène de ce matin ?

— Mais je me demande qui aurait pu ? dit-elle avec froideur.

— Cela veut dire que tu m’as accusé ? Tu as pu croire que c’était moi ?

Un mélange de colère et de souffrance bouleversait sa physionomie, et Claudine sentit un peu d’émotion monter en elle, en chassant sa sourde rancune.

— Ce n’était pas toi ? Mais qui donc ?

— Ma tante était à la fenêtre de sa chambre, elle a entendu et a tout rapporté à mon père. Je me suis fâché contre elle, et j’ai dit à père qu’il ne fallait pas te gronder, que je me chargeais d’arranger cela avec toi. Dis-moi, ai-je jamais rien fait qui puisse te faire penser un seul instant que je sois capable d’aller rapporter comme cela ?

— Non, jamais rien, c’est vrai ! dit-elle spontanément. Je regrette beaucoup d’avoir eu ce soupçon. Mais tu avais été si dur pour moi que j’étais encore irritée, plus disposée à croire.

— Oui, je sais, j’ai eu tort. Mais tu m’avais exaspéré, petite rebelle. Allons, faisons la paix, et ne pleure plus, surtout !

Il lui tendait la main, et elle y mit la sienne sans hésitation. Mais sa physionomie demeurait un peu froide, et la tristesse qu’avait laissée dans son regard la scène du matin ne s’effaçait pas.

Alexis demeura un long moment silencieux et songeur. Ses doigts nerveux serraient la main de Claudine si fortement qu’elle murmura enfin :

— Tu me fais mal !

— Petite douillette ! dit-il d’un ton d’indulgente condescendance. On ne pourra réellement bientôt plus te toucher, moralement et physiquement !

Mais ses doigts, en se desserrant, laissaient voir une marque rouge sur la petite main blanche de Claudine.

— Est-ce que tu es vraiment fatiguée ? reprit-il avec une sorte d’intérêt hésitant, en l’enveloppant d’un regard investigateur.

— Oui, je me sens un peu faible, je perds tout à fait l’appétit. C’est de l’anémie, je pense.

— Probablement. Il te faudrait en ce cas beaucoup d’exercice. Écoute, Claudine, tu sortiras tous les jours. Commence aujourd’hui, tiens, il fait très beau.

Elle demeura un instant saisie, n’osant croire à cette bienveillance, à cette sollicitude inaccoutumée.

— Eh bien ! qu’as-tu à me regarder comme cela ! dit-il avec une sorte d’impatience irritée. Va t’habiller, fais un tour aux environs, pas dans des endroits déserts, naturellement, et reviens vite pour que je te donne ta leçon de dessin.

Elle dit avec un peu d’émotion :

— Je te remercie, Alexis.

Il riposta, l’ironie dans le regard :

— Oh ! il n’y a pas de quoi ! C’est tout simplement pour ne pas avoir près de moi une si pauvre mine… Ce n’est pas pour toi, c’est pour moi que j’agis ainsi.

— Oh ! je n’en doutais guère ! murmura-t-elle avec une tranquille amertume, en détournant un peu la tête pour qu’il ne vît pas l’éclair douloureux jailli de son regard à cette nouvelle blessure infligée par sa bouche impitoyable.

La main d’Alexis saisit son poignet, la voix brève et un peu haletante du jeune homme demanda :

— Tu le crois réellement, Claudine ?… Tu ne penses pas que j’agis un peu pour toi ?

— Oh ! certes non ! dit-elle dans un élan de toute son âme.

Alexis laissa retomber sa tête sur les coussins de la chaise longue, en murmurant avec une intonation de sourde et poignante raillerie :

— Tu as raison. Va, va Claudine, promène-toi, reviens avec de fraîches couleurs. C’est tout ce que je te demande, c’est ce que je veux… Pour ma seule satisfaction, naturellement.

Il eut un petit rire sarcastique qui résonna longtemps aux oreilles de Claudine, tandis qu’elle gagnait sa chambre pour obéir au nouveau caprice d’Alexis.