Les Deux Amiraux/Chapitre VII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 20p. 84-102).



CHAPITRE VII.


Nous ferons quelque chose. Songez, quand je serai roi, à me demander le comté de Hereford, et tous les biens meubles qui appartenaient au roi mon frère.
ShakspeareRichard III.



Le contre-amiral Bluewater trouva sir Gervais Oakes se promenant dans son spacieux cabinet de toilette, comme s’il eût été sur son gaillard d’arrière, et avec la même vivacité que s’il eût passé quelques heures assis dans sa chambre à son bord, à préparer le rapport officiel d’un combat naval. Comme les deux officiers connaissaient parfaitement leurs habitudes respectives, aucun d’eux n’y changea rien en cette occasion. Sir Gervais continua sa promenade, et Bluewater s’assit tranquillement sur un grand fauteuil, de manière à montrer que, quoi qu’il pût arriver, il voulait du moins prendre ses aises.

— Bluewater, dit sir Gervais, cette entreprise du fils du Prétendant est une billevesée, et ne peut que le conduire à sa perte. Je la regarde comme une affaire malheureuse sous tous les rapports.

— C’est suivant le résultat qu’elle aura. Personne ne saurait dire ce qu’un jour, une heure, peuvent amener. J’avoue que cette insurrection est la dernière chose à laquelle j’aurais pensé quand nous étions dans la baie de Biscaye.

— Je voudrais de tout mon cœur que nous y fussions encore, murmura sir Gervais si bas que son ami ne l’entendit point. Il ajouta d’un ton plus haut : — Notre devoir est fort simple ; nous n’aurons qu’à obéir aux ordres que nous recevrons, et comme il paraît que ce jeune homme n’a aucune force navale pour le soutenir, nous serons probablement chargés de surveiller Lorient, Brest, ou quelque autre port ; car, quoi qu’il puisse arriver, il faut que Monsieur[1] reste chez lui.

— Je crois qu’il vaudrait mieux l’en laisser sortir ; car notre chance sur mer est pour le moins aussi bonne que la sienne. Je n’aime pas les blocus ; c’est une manière de faire la guerre qui ne me paraît pas

— Au fond, Dick, vous avez assez raison, dit sir Gervais en riant.

— Oui, Oakes, et j’espère bien que le premier lord de l’amirauté ne chargera pas un homme comme vous, si capable, sous tous les rapports, de rendre bon compte d’une escadre ennemie, du devoir d’un misérable blocus.

— Un homme comme moi ! Pourquoi un homme comme moi ! J’espère bien qu’on me laissera l’avantage de la compagnie, des avis et de l’assistance de l’amiral Bluewater.

— Un inférieur ne peut jamais savoir, sir Gervais, où le bon plaisir de ses supérieurs peut l’envoyer.

— Je crains, Bluewater, que cette distinction entre inférieur et supérieur ne vous jette un jour dans un maudit embarras. Si vous considérez Charles Stuart comme votre souverain, il n’est pas probable que vous ayez beaucoup de respect pour les ordres qui vous seront donnés par un serviteur du roi George. J’espère que vous ne ferez rien à la hâte, ou sans consulter votre plus ancien et votre plus sincère ami.

— Vous connaissez mes sentiments, et il est inutile de revenir en ce moment sur ce sujet. Tant qu’il y a eu guerre entre mon pays et une nation étrangère, j’ai pu servir dans la marine anglaise ; mais quand mon prince légitime ou son fils vient de cette manière chevaleresque se jeter en quelque sorte dans les bras de ses sujets, en confiant tout à leur loyauté et à leur courage, c’est un appel à tous les nobles sentiments de l’homme, et il est difficile de ne pas y répondre. Je me serais joint de bon cœur à Norris pour disperser la flotte que Louis XV envoyait contre nous ; mais ici tout est anglais de part et d’autre, et la querelle est d’Anglais à Anglais. Comme sujet loyal de mon prince héréditaire, je ne vois pas que je puisse me dispenser de rejoindre son étendard.

— Et voudriez-vous, Dick, vous qui, à ma connaissance, êtes entré dans la marine à l’âge de douze ans, et qui pendant plus de quarante ans avez servi, corps et âme à bord d’un bâtiment de guerre, voudriez-vous, dis-je, changer, l’habit bleu de mer qui vous a si longtemps couvert, pour prendre l’uniforme de soldat, avec une plume à votre chapeau, et une marmite de campement suspendue à votre bras par son anse, suivre un tambour comme un des montagnards commandés par lord Bluewater votre parent ? car, quant aux marins, votre prince héréditaire, comme vous l’appelez, n’en a pas assez pour boucher une fente de sa conscience et hisser les pans de son habit pour les empêcher d’être déchirés par les bruyères d’Écosse. Si vous suivez cet aventurier, ce ne peut être qu’en quelque qualité semblable, car je doute qu’il ait un marin qui puisse lui dire comment il doit orienter ses voiles pour aller de Perth à Londres.

— Quand j’irai le joindre, je le trouverai mieux accompagné.

— Et que pourriez-vous faire, vous, au milieu d’un tas d’Écossais courant sur leurs montagnes ? Vos signaux ne feront pas manœuvrer des régiments, et quant à d’autres manœuvres, vous n’y entendez rien. Non, non, restez où vous êtes, et employez les connaissances utiles que vous possédez à aider un ancien ami. Je n’oserais risquer une entreprise hardie, si je n’étais sûr de vous avoir à mon avant-garde pour frapper le premier coup, ou à l’arrière pour me soutenir bravement.

— Que je sois à votre côté ou en Écosse, Oakes, vous ne craindrez jamais rien. La crainte n’est pas votre défaut, quoiqu’on n’en puisse dire autant de la témérité.

— En ce cas, j’ai besoin de votre présence pour me retenir dans les bornes de la raison, dit sir Gervais s’arrêtant dans sa promenade, et souriant en regardant son ami en face ; de manière ou d’autre, j’ai toujours besoin de votre aide.

— Je comprends ce que signifient vos paroles, sir Gervais, et j’apprécie le sentiment qui vous les inspire. Soyez parfaitement convaincu que je ne ferai rien précipitamment, et que je ne trahirai la confiance de personne. Quand je tournerai le dos au roi George, ce sera loyalement dans un sens, quoi qu’il en puisse penser dans un autre ; et quand je rejoindrai le prince Charles-Édouard, ce sera avec une conscience qu’il pourra mettre à l’épreuve sans rien craindre. Quels noms il porte ! ceux d’anciens souverains d’Angleterre, dont le son seul doit suffire pour éveiller l’intérêt de tous les Anglais.

— Oui, surtout celui de Charles répliqua Oakes d’un ton caustique. Il y a Charles II, par exemple, — saint Charles, comme notre digne hôte l’appellerait ; — c’est le modèle des princes, et tous les Anglais doivent t’admirer. – Et son père, Charles Ier, était de l’école des martyrs de la chambre ardente.

— Tous deux descendaient en ligne directe du Conquérant et des princes saxons, et ils avaient ainsi en leur personne sacrée un double droit à la couronne. J’ai toujours regardé Charles II comme victime de la conduite de ses sujets rebelles, plutôt que de ses propres vices. Il fut forcé de fuir en pays étranger, où il trouva une société corrompue, et il fut perverti par nos iniquités. Quant à son père, il fut le véritable saint Charles, — saint et martyr, – mourant pour sa religion, comme pour ses droits légitimes. – Et les Édouards, ces monarques pleins de gloire ! Souvenez-vous qu’à l’exception, d’un seul, ils étaient tous des Plantagenets, nom qui doit suffire pour enflammer l’ardeur de tout Anglais.

— Et pourtant la seule différence des droits au trône de ces Plantagenets avec ceux de la maison actuellement régnante, c’est que les premiers les ont acquis par la force, et que l’autre les tient de la volonté de la nation. — Je ne sais pas ce que vos Plantagenets ont jamais fait pour la marine, qui est la seule véritable source de la puissance et de la gloire de l’Angleterre. Du diable, Dick, si je fais grand cas de vos Plantagenets, après tout.

— Et cependant le nom d’Oakes se trouve parmi ceux de leurs plus braves chevaliers et de leurs plus fidèles partisans.

— Oui, les Oakes sont comme les pins : on les a toujours trouvés sur tous les bâtiments qui ont jamais flotté sur l’eau, répondit le vice-amiral, songeant à peine au jeu de mots qu’il faisait[2].

Sir Gervais continua sa promenade en silence pendant plus d’une minute, la tête un peu penchée sur sa poitrine, en homme qui réfléchit profondément à quelque affaire importante. S’arrêtant ensuite tout à coup, il regarda son ami en face, presque aussi longtemps, avant de reprendre la parole.

— Je voudrais que, dans cette affaire, vous fissiez usage de votre excellente raison, Dick, lui dit-il enfin, car alors je serais certain de vous voir vous dévouer entièrement à la cause de la liberté.

Bluewater secoua la tête et garda le silence, comme s’il eût pensé que toute discussion sur ce point était inutile. En ce moment on frappa à la porte, et Attwood l’ouvrit dès que le mot — entrez ! — eut été prononcé. Il apportait un gros paquet qui était cacheté du sceau de l’amirauté.

— Pardon, sir Gervais, dit le secrétaire, qui marchait toujours droit au but quand il s’agissait d’affaires ; mais le service de Sa Majesté n’admet aucun délai. Ce paquet vient de m’être remis par un exprès qui est parti de l’amirauté hier à midi.

— Et comment diable ont-ils su que je suis ici ? je n’y suis arrivé que ce matin ! s’écria le vice-amiral en étendant le bras pour recevoir le paquet.

— C’est la suite de l’idée qu’a eue ce jeune lieutenant d’aller chercher à Fowey des nouvelles des mouvements des jacobites. L’exprès se rendait à Falmouth aussi vite que de bons chevaux de poste pouvaient le conduire, et en passant par cette petite ville il apprit heureusement que votre escadre était à l’ancre sous le promontoire de Wychecombe ; et, par un autre bonheur, c’était un officier qui avait assez d’intelligence pour penser qu’il vous remettrait plus tôt ce paquet s’il venait ici par terre, que s’il montait à bord d’un sloop à Falmouth, pour aller vous chercher dans la baie de Biscaye.

Sir Gervais sourit de cette saillie, qui s’accordait parfaitement avec les sentiments secrets d’Attwood ; car le secrétaire avait imaginé un système d’exprès, dont, à sa grande mortification, son patron n’avait fait que rire, et auquel l’amirauté n’avait fait aucune attention. Cependant sir Gervais ne perdit pas une minute pour s’occuper d’affaires ; il s’assit devant une table sur laquelle le secrétaire avait déjà placé deux lumières, et il venait de rompre le cachet, quand, ayant levé les yeux sur son ami, il s’écria tout à coup :

— Quoi, Bluewater, vous allez nous quitter ?

— Vous pouvez avoir à parler d’affaires particulières à M. Atwood, sir Gervais, et peut-être vaut-il mieux que je me retire.

Quoique sir Gervais Oakes n’eût jamais fait connaître à son secrétaire, par un mot ou par un signe, les opinions politiques de son ami, M. Atwood ne les ignorait pas ; mais il ne devait pas cette découverte à des moyens bas et ignobles, comme d’écouter aux portes ou de chercher à surprendre des communications secrètes, ce qui arrive si souvent à ceux qui entourent quelque personnage important. C’était sa sagacité naturelle, aidée par quelques occasions qu’il n’avait pas cherchées, qui l’avait mis en possession de ce secret, qu’il avait gardé aussi religieusement que s’il lui eût été confié. En ce moment, avec le tact d’un homme ayant de l’expérience, il sentit que sa présence n’était pas nécessaire, et il coupa court à la discussion entre les deux amiraux, en alléguant un bon prétexte pour se retirer.

— Je n’ai pas fini de copier vos lettres, sir Gervais, dit-il, et, avec votre permission, j’irai terminer cette besogne. Si vous avez encore besoin de moi ce soir, en m’envoyant Locker, — c’était le nom du valet de chambre de l’amiral, – je serai à vos ordres en un instant.

Il partit ; et dès que la porte fut fermée, sir Gervais s’écria : — Cet Atwood a un instinct merveilleux, pour un Écossais ! Il sait non, Illustration seulement quand on a besoin de lui, mais aussi quand on n’en a que faire. Cette dernière qualité n’est pas ordinaire dans un homme de son pays.

— Et c’en est une qu’un Anglais peut avoir raison d’imiter, dit Bluewater. Il est possible que ma présence ne vous soit pas plus nécessaire que la sienne en ce moment important.

— Je suppose, Dick, que vous n’avez pas assez peur des Hanovriens pour que la vue de leur écriture vous fasse fuir. — Ah ! qu’est-ce que ceci ? Ce paquet en contient un pour vous, et il est adressé au contre-amiral sir Richard Bluewater, chevalier du Bain. De par le ciel, mon vieil ami, ils vous ont enfin donné le ruban rouge ! C’est un honneur que vous avez bien gagné, et vous pouvez porter ce ruban sans rougir.

— Cela est inattendu, j’en conviens. Mais ce n’est pas à moi que cette lettre est adressé, car je ne suis pas chevalier du Bain.

— Quelles fadaises ! ouvrez ce paquet, ou je l’ouvrirai pour vous. Existe-t-il deux Richard Bluewater dans le monde ? Y a-t-il un autre contre-amiral qui porte ce nom ?

— Je ne me soucie pas d’ouvrir, une lettre qui ne m’est pas strictement adressée.

— Mais celle-ci est bien à votre adresse. Au surplus, je l’ouvre, puisque vous êtes si scrupuleux.

En parlant ainsi, le vice-amiral rompit le cachet, et déchira brusquement l’enveloppe, dont s’échappa un ruban rouge qui tomba sur le tapis. Les insignes ordinaires de l’ordre du Bain parurent ensuite, avec une lettre portant que le bon plaisir de Sa Majesté avait été de lui accorder un des rubans rouges qui étaient alors vacants, pour le récompenser des services éminents qu’il avait rendus en différentes occasions. Il y avait même une courte note du premier ministre, lui exprimant la satisfaction qu’il éprouvait en lui transmettant cette preuve des bonnes grâces de Sa Majesté.

— Eh bien, que pensez-vous de cela, sir Richard ? demanda sir Gervais d’un air triomphant. — Ne vous ai-je pas toujours dit que tôt ou tard ce ruban vous arriverait ?

— En ce cas, il est arrivé trop tard, répondit froidement son ami en repoussant le ruban, les insignes et les lettres c’est un honneur que je ne puis recevoir à présent que de mon souverain légitime. Nul autre que lui ne peut légalement créer un chevalier du Bain.

— Mais, s’il vous plaît, monsieur Richard Bluewater, qui vous a fait capitaine de vaisseau, — commandant de division, — contre-amiral ? Me regardez-vous comme un imposteur, parce que je porte ce ruban sans y avoir d’autres droits que ceux que m’a donnés la maison de Hanovre ? Suis-je, ou ne suis-je pas à vos yeux, un véritable vice-amiral de l’escadre rouge ?

— Je fais une grande distinction, Oakes, entre un grade dans la marine et une distinction purement personnelle. Dans le premier cas, vous servez votre pays, et vous donnez autant que vous recevez ; au lieu que dans le second, c’est une grâce accordée pour donner de la considération à la personne qui reçoit cet honneur, sans qu’il ait de son côté à donner un équivalent qui puisse lui servir d’apologie pour accepter un rang inégalement conféré.

— Au diable vos distinctions ! elles mettraient le désordre partout, et feraient du service de la marine une tour de Babel. Si je suis vice-amiral de l’escadre rouge, je suis chevalier de l’ordre du Bain ; et si vous êtes contre-amiral de l’escadre blanche, vous êtes aussi chevalier de cet ordre honorable. Tout cela découle de la même source d’autorité, de la même fontaine d’honneur.

— Je ne vois pas les choses de même. Nos commissions viennent de l’amirauté, qui représente le pays ; mais les dignités personnelles viennent du prince qui est en possession du trône n’importe à quel titre.

— Regardez-vous Richard III comme un usurpateur, ou comme un prince légitime ?

— Comme un usurpateur, sans aucun doute, et en outre comme un meurtrier. Son nom devrait être biffé de la liste des rois d’Angleterre. Je n’entends jamais prononcer son nom sans l’exécrer lui et ses forfaits.

— Bon, bon, Dick, c’est voir les choses en poëte plutôt qu’en marin. Si l’on biffait seulement les noms de la moitié des souverains qui méritent d’être exécrés, la liste de nos rois d’Angleterre ne serait pas très-longue, et il y aurait des pays auxquels il n’en resterait pas un. Mais quoique Richard III puisse grandement mériter d’être dégradé de cette manière sommaire, les pairs qu’il a créés et les lois qu’il a faites valent bien les pairs et les lois de tout autre prince. — Le duc de Norfolk, par exemple.

— Je ne puis rien y faire, mais il est en mon pouvoir d’empêcher Richard Bluewater d’être créé chevalier du Bain par George II, et j’userai de ce pouvoir.

— Cela n’est pas probable, puisqu’il est déjà créé, et que cette création a peut-être même déjà été annoncée dans les gazettes.

— Mais la prestation de serment n’a pas encore eu lieu ; et tout Anglais a le droit de refuser un honneur, – si cela peut s’appeler un honneur.

— En vérité contre-amiral sir Richard Bluewater, vous êtes en train de faire des compliments aujourd’hui ! L’indigne chevalier du Bain qui est devant vous, et tout le reste de l’ordre, vous sont fort obligés !

— Votre cas et le mien, Oakes, sont essentiellement différents, répondit son ami avec émotion. – Vous avez légitimement gagné votre ruban en combattant pour l’Angleterre ; et vous pouvez le porter avec honneur pour vous et pour votre pays. Mais cette babiole m’a été envoyée dans un moment où l’on prévoyait une insurrection, comme un appât pour me tenir en bonne humeur, et se rendre favorable toute la famille Bluewater.

— Ce n’est qu’une conjecture, et j’ose dire que vous reconnaîtrez qu’elle n’est pas fondée. Voici les dépêches qui parlent d’elles-mêmes, et il est à peine possible que le ministère ait été instruit de l’entreprise plus que téméraire que projetait le fils du Prétendant, si ce n’est depuis très-peu de jours, et je garantirais sur ma vie que les dates prouveront que le ruban rouge vous avait été accordé avant qu’on pût s’en douter.

Sir Gervais, avec la vivacité qui lui était naturelle, se mit alors à lire les lettres qui lui étaient adressées, tandis que Bluewater se remettait sur son fauteuil avec un sourire d’incrédulité. Cette lecture désappointa sir Gervais Oakes. Les dates lui prouvèrent que les ministres étaient mieux informés qu’il ne l’avait supposé, car il paraissait qu’ils avaient appris aussitôt que lui les projets du fils du Prétendant. Les ordres qu’on lui envoyait étaient de ramener sa flotte dans le nord en un mot, de faire précisément tout ce que sa sagacité lui avait inspiré. Jusque là, tout allait bien, et il ne pouvait douter que ses supérieurs n’approuvassent le parti qu’il avait pris. Mais c’était là son seul motif de satisfaction ; car, en comparant les dates des différentes lettres, il était évident que le ruban rouge n’avait été accordé à Bluewater que postérieurement au jour où la nouvelle des desseins du Prétendant avait été reçue par le ministère. Une lettre d’un de ses amis particuliers, membre du bureau de l’amirauté, lui parlait aussi, comme d’une chose probable, de sa propre promotion au grade d’amiral de l’escadre bleue ; la même lettre lui parlait encore de plusieurs autres promotions qui avaient eu lieu de manière à prouver que le gouvernement, en ce moment de crise, cherchait à se fortifier par une distribution libérale de faveurs. Il est vrai que cette marche politique pouvait réussir avec des hommes ordinaires mais avec des officiers d’un caractère indépendant comme nos deux amiraux, elle ne pouvait produire que le dégoût.

— Qu’ils aillent au diable, Dick ! s’écria sir Gervais en jetant sur la table sa dernière lettre avec un air de mécontentement ; – prenez saint Paul ou même feu le frère de sir Wycherly, saint Jacques-le-Mineur, et placez-le à la cour, vous en ferez en huit jours un vaurien achevé.

— Ce n’est pas l’opinion générale sur l’éducation qu’on reçoit à la cour, répondit tranquillement son ami, la plupart du monde croyant qu’elle donne de bonnes manières, sinon de bons sentiments.

— Bon, bon, vous et moi nous n’avons pas besoin de dictionnaire pour nous entendre. Un homme qui ne croit jamais à un motif généreux, qui juge toujours nécessaire de se faire des créatures par des faveurs ou des cajoleries, qui ne se fait pas une idée qu’on puisse réussir à quelque chose sans employer directement l’aide d’un quid pro quo, je l’appelle un vaurien achevé, eût-il les airs et les grâces de Philippe Stanhope, ou de Chesterfield. De quoi pensez-vous que me parlent ces savants de l’amirauté, afin de river ma loyauté dans cette bienheureuse conjoncture ?

— Sans doute de vous élever à la pairie. Je n’y vois rien de très-extraordinaire : vous êtes issu d’une des plus anciennes familles d’Angleterre, le sixième baronnet de votre race par droit héréditaire, et vous avez un domaine qui n’est pas plus à mépriser parce qu’il vous rapporte un revenu considérable. Sir Gervais Oakes de Bowldero deviendrait lord Bowldero sans blesser aucune convenance.

— Si ce n’était que cela, je m’en inquiéterais fort peu, car rien n’est plus facile que de refuser une pairie ; je l’ai déjà fait deux fois, et je pourrais, au besoin, le faire une troisième. Mais on ne peut pas aussi aisément refuser de l’avancement dans sa profession ; et tandis qu’un homme d’honneur compterait sur les principes d’un officier, il paraît que la conscience vénale de ces courtisans a suggéré l’idée de nommer Gervais Oakes amiral de l’escadre bleue pour s’assurer de moi, de moi qui n’ai été nommé vice-amiral de l’escadre rouge qu’il y a six mois, et qui suis fier de pouvoir dire que j’ai légitimement gagné dans des combats sur mer chaque promotion que j’ai obtenue, depuis le grade le plus bas jusqu’au plus élevé !

— Peut-être pensent-ils que c’est un service plus délicat pour un homme bien né d’être fidèle à la maison régnante, dans un moment où un appel si puissant est fait à la loyauté naturelle ; et c’est pourquoi ils placent la victoire qu’il remporte sur lui-même au même rang qu’une victoire navale.

— Il y a tant de sots intrigants à la cour ! je voudrais trouver l’occasion de leur dire ma façon de penser. Non, Dick, je n’accepterai pas cet avancement, car chacun doit voir que ce n’est qu’un leurre.

— C’est précisément ce que je pense aussi du ruban rouge et je ne l’accepterai pas. Il y a dix ans que vous portez ce ruban, vous avez deux fois refusé la pairie, et leur unique chance est une promotion. Il faut pourtant que vous l’acceptiez, et vous le devez, car c’est le moyen de procurer de l’avancement à quatre ou cinq pauvres diables qui n’en ont obtenu que de cette manière depuis qu’ils ont été nommés capitaines. Je suis très-charmé qu’il ne soit pas question de promotion pour moi, car je ne saurais trop comment refuser une telle faveur. Le parchemin a beaucoup d’influence sur nous autres marins.

— Pourvu que ce parchemin soit légitimement obtenu. Quoi qu’il en soit, Bluewater, je crois que vous auriez tort de refuser le ruban, puisque vous l’avez mérité dans une douzaine d’occasions. Il n’y a personne dans la marine qui ait été moins récompensé que vous de ses services.

— Je suis fâché que telle soit votre opinion ; car, en ce moment même, je pense plutôt que je n’ai à cet égard aucun motif de plainte contre la maison régnante ou ses ministres. J’étais encore jeune quand j’ai obtenu le commandement d’un bâtiment de guerre ; et depuis ce temps personne ne m’a passé sur le corps.

Le vice-amiral regarda son ami avec attention. Il ne l’avait pas encore entendu énoncer des opinions qui annonçassent une résolution si déterminée de quitter le service de la maison régnante. Connaissant depuis son enfance tous les sentiments de Bluewater, il s’aperçut que le contre-amiral s’était efforcé de se persuader qu’on ne pouvait attribuer à aucun motif bas et sordide une entreprise qu’il regardait comme inspirée par un esprit chevaleresque et désintéressé ; comme Oakes lui-même venait d’exprimer l’opinion que nul officier n’avait été moins libéralement récompensé de ses services que son ami. Il n’est pas de plus grand mystère pour celui qui prend l’égoïsme pour base de toute sa conduite, qu’un homme dont le caractère est désintéressé ; mais ceux qui éprouvent de généreuses impulsions et qui les suivent, se comprennent mutuellement avec une facilité qui tient de l’instinct. Quand un individu est porté à croire que le bien l’emporte sur le mal dans le monde qu’il habite, c’est un signe d’inexpérience ou d’imbécillité ; mais celui qui raisonne et qui agit comme s’il ne s’y trouvait plus ni honneur ni vertu, fournit le meilleur argument possible contre ses penchants et son caractère. On a souvent remarqué que l’amitié entre des personnes dont les dispositions sont différentes est plus solide qu’entre ceux qu’une uniformité de goûts et de sentiments prive de tout ce qui peut donner de l’intérêt à leurs relations mutuelles ; mais, dans tous les cas d’intimité, il faut une grande identité de principes et même de goûts dans tout ce qui se rattache aux motifs des actions, pour assurer un respect mutuel entre ceux dont les sentiments sont plus élevés qu’il n’est d’ordinaire, ou une sympathie réciproque parmi ceux dont l’esprit reste à un niveau plus bas. Tel était le fait en ce qui concernait nos deux amiraux. Deux hommes ne pouvaient différer plus l’un de l’autre par le tempérament et le caractère, au physique et, à certains égards, au moral ; mais quand il s’agissait de principes ou de ces goûts et de ces sentiments qui y sont alliés, il existait entre eux une forte affinité, naturelle aussi bien qu’acquise. Cette similitude de sentiments s’était encore augmentée par des habitudes communes, et par la carrière qu’ils avaient si longtemps parcourue ensemble dans la même profession. Rien ne fut donc plus facile à sir Gervais Oakes que de comprendre ce qui se passait dans l’esprit de l’amiral Bluewater, tandis que celui-ci cherchait à se persuader qu’il avait été convenablement traité par le gouvernement actuel. Les raisonnements que fit en cette occasion l’imagination de sir Gervais, lui prirent donc beaucoup moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour en expliquer la nature, et après avoir regardé fixement son ami pendant quelques secondes comme nous l’avons déjà dit, il lui répondit ainsi qu’il suit, influé en grande partie, sans qu’il s’en doutât, par le désir de réprimer le penchant de Bluewater pour la maison de Stuart.

— Je suis fâché de ne pouvoir être d’accord avec vous, Dick, lui dit-il avec quelque chaleur. Bien loin de croire que vous ayez été bien traité par aucun ministère depuis vingt ans, je pense que vous avez grandement à vous en plaindre. Sans doute vous avez le grade de contre-amiral mais on ne pouvait se dispenser de l’accorder à un brave officier après de longs services, sous un gouvernement quelconque bien organisé ; mais vous a-t-on appelé aux commandements en chef auxquels vous aviez droit ? J’étais commandant en chef quand je n’étais encore que contre-amiral de l’escadre bleue ; et combien de temps avais-je porté un guidon de commandement avant d’arborer le pavillon carré d’amiral ?

— Vous oubliez combien de temps j’ai servi avec vous, Oakes. Quand deux officiers servent ensemble, il faut bien que l’un commande et que l’autre obéisse. Bien loin de me plaindre du bureau de l’amirauté, je dirai qu’il semble avoir toujours en vue la faiblesse des droits de son maître au trône de la Grande-Bretagne, et qu’il désire lui acheter les services des hommes braves et honnêtes en leur accordant des faveurs.

— Vous êtes l’homme le plus étrange que j’aie jamais vu, Dick. Du diable si je crois que vous savez toujours distinguer quand vous êtes bien ou mal traité. Il y a a au service de la marine une douzaine d’hommes qui ont obtenu des commandements en chef, et qui n’y avaient pas la moitié autant de droits que vous.

— Allons, allons, Oakes, tout cela n’est que puérilité pour deux marins qui ont passé la cinquantaine. Vous savez fort bien qu’on m’a offert le commandement d’une escadre tout aussi belle que la vôtre, en me laissant le choix du commandant en second sur toute la liste des amiraux de rang au-dessous du mien. Ainsi n’en parlons pas davantage. Quant à leur ruban rouge, ils peuvent chercher de porte en porte quelqu’un qui veuille l’accepter.

Sir Gervais allait répliquer, quand un coup frappé à la porte annonça une nouvelle visite. Pour cette fois, c’était Galleygo, car le baronnet avait voulu étendre son hospitalité sur toute la suite de l’amiral Oakes.

— Que diable êtes-vous venu faire ici ? s’écria sir Gervais avec un accent d’impatience, car il était mécontent d’être interrompu en ce moment ; souvenez-vous du moins que vous n’êtes pas à bord du Plantagenet, mais dans une maison où il y a un sommelier et une femme de charge qui n’ont besoin ni de vos avis ni de vos services pour y maintenir l’ordre.

— Eh bien, sir Gervais, je ne suis nullement d’accord avec vous sur ce point, car je crois que, comme maître d’hôtel d’un vaisseau, — je veux dire maître d’hôtel de la table d’un amiral, — je pourrais être très-utile dans cette maison. J’ai déjà eu une conversation privée avec la cuisinière ce sujet, et je lui ai nommé jusqu’à sept plats qu’elle m’a avoué ne connaître pas plus que l’Évangile.

— Il faudra que je finisse par mettre ce drôle en quarantaine, Bluewater. Je crois que si je le conduisais au palais de Lambeth, ou à celui de Saint-James, il lèverait sa rame au milieu des bénédictions de l’archevêque, et la mouillerait dans le chaudeau de la reine[3]

— Et quand cela serait, sir Gervais, où serait le grand mal ? On peut confier une rame à un homme qui sait s’en servir, même dans une église ou dans un château. Quand vous viendrez à savoir quels sont les plats dont elle n’avait jamais entendu parler, vous en serez aussi surpris que je l’ai été.

— Quels sont ces plats, Galleygo ? demanda Bluewater, plaçant une de ses longues jambes sur une chaise voisine de son fauteuil, afin d’être plus à son aise pour écouter les propos bizarres du maître d’hôtel, qui, loin de l’importuner, l’amusaient toujours. Je vous répondrai à la place de sir Gervais, qui a toujours quelque scrupule quand il s’agit de faire valoir la supériorité d’un vaisseau sur une maison.

— C’est cela, Votre Honneur, c’est précisément le côté faible de sir Gervais, comme on pourrait dire. Or, je ne vais jamais à terre sans être bien orienté au plus près, me jetant en travers sur l’avant de tous ceux que je rencontre, ce qui est la même chose que si je leur disais que j’appartiens à un vaisseau amiral, fin voilier, à un bâtiment qui n’a pas son égal sur l’eau salée ; le tout sans vouloir rabaisser en rien le petit morceau d’étamine bleue[4] qui flotte en tête du mât d’artimon du César, ni le vaisseau qui le porte. Comme nous nous connaissons si bien, j’espère que je ne vous offense pas, amiral Bluewater.

— Pourquoi m’offenserais-je, quand je sais que vous n’avez pas intention de m’offenser, mon bon ami ? — Mais voyons votre menu.

— Eh bien, amiral, le premier plat dont j’ai parlé à mistress Larder, cuisinière de sir Wycherly, était du lobscouse[5], et le croiriez-vous, Messieurs, la pauvre femme n’en avait jamais entendu parler ! J’ai commencé par la toucher d’une main légère, ne voulant pas la couler à fond sous le poids de ma science, comme sir Gervais, en capturant une frégate française, ne voulut faire feu que de sa batterie haute, afin de la prendre toute vive.

— Et elle ne connaissait pas le lobscouse ? Elle n’en savait ni la nature ni l’essence ?

— On ne met jamais aucune essence dans le lobscouse, amiral. On y ajoute quelquefois des pommes de terre, comme nous le faisons à bord du Plantagenet, ce qui rend ce mets si savoureux qu’on croirait qu’il y entre du rhum de la Jamaïque. Oui, oui, les pommes de terre sont l’essence qu’il faut pour le lobscouse ; et c’est une bonne chose qu’une pomme de terre, sir Gervais, quand un équipage a été quelques mois à la viande salée.

— Et quel fut le second plat sous lequel la bonne femme succomba ? demanda Bluewater, craignant qu’Oakes ne renvoyât son maître d’hôtel pour reprendre la discussion politique.

— Eh bien, amiral, elle ne connaissait pas plus un plat de chouder[6], que si la mer n’était pas dans le voisinage, et qu’on ne pût trouver un seul poisson dans toute l’Angleterre. Quand je lui parlai de chouder, elle baissa pavillon, comme un bâtiment espagnol à la quatrième ou cinquième bordée.

— Une telle ignorance est honteuse. Elle annonce une décadence dans la civilisation. Mais vous lui avez donné d’autres échantillons de vos connaissances ? La science administrée par petites doses est une pauvre chose, Galleygo.

— Sans doute, Votre Honneur ; c’est comme du grog faible, ou une amorce qui brûle sans faire partir le boulet. Mais quand je lui parlai de burgoo[7] elle me dit que ce plat n’était pas dans son livre de cuisine. Savez-vous, sir Gervais, que ces fainéants qui ne vont jamais sur mer préparent leurs dîners comme notre master calcule la hauteur du soleil, c’est-à-dire à l’aide d’un livre ? — Voilà de terribles nouvelles Messieurs, touchant le fils du Prétendant. Je suppose que nous aurons à conduire notre escadre en Écosse, car je m’imagine que ces soldats ne feront pas grande besogne sans nous.

— Et ne nous avez-vous honorés d’une visite que pour nous faire une dissertation de cuisine, et nous apprendre ce que vous comptez faire de l’escadre ! dit sir Gervais d’un ton sévère qu’il n’avait pas coutume de prendre avec son maître d’hôtel.

— Dieu me protège, sir Gervais, je ne songeais ni à l’un ni à l’autre. Vous parler à vous ou à l’amiral Bleu, — car c’était ainsi que les marins avaient coutume de nommer le commandant en second d’une escadre — de lobscouse, de chouder et de burgoo, autant vaudrait porter du charbon à Newcastle. Je vous en ai nourris tous deux quand vous n’étiez encore que midshipmen, et quand vous étiez un couple de jeunes lieutenants de bonne mine. Quant à mettre l’escadre sous voiles, je sais fort bien que cela ne peut arriver avant que nous en ayons causé dans la chambre de conseil du vieux Plantagenet, qui est une place plus naturelle pour une pareille conversation que toutes les maisons d’Angleterre.

— Puis-je donc prendre la liberté de vous demander qui vous a amené ici ?

— De tout mon cœur, sir Gervais, car j’aime à répondre à vos questions. Ce n’est pourtant pas pour Votre Honneur que j’y suis venu cette fois-ci, quoique vous soyez mon maître. C’est peu de chose après tout, car il ne s’agit que de remettre ce bout de lettre à l’amiral Bleu.

— Et d’où vient cette lettre ? comment se trouve-t-elle entre vos mains ? demanda Bluewater en jetant un coup d’œil sur l’adresse, dont il parut reconnaître l’écriture.

— Elle vient de Londres, à ce que je comprends, et ce doit être un grand secret que vous l’ayez reçue. En voici toute l’histoire : — Un officier arriva ici ce soir à toutes voiles dans une chaise de poste, nous apportant des ordres. Il paraît qu’il rencontra M. Atwood à son atterrage, et comme il le connaissait, il lui laissa son paquet pour le remettre à qui de droit. Il prit alors un bateau pour se rendre à bord du Dublin ; mais rencontrant votre barge[8] qui se rendait à terre, il nous demanda où il trouverait l’amiral Bleu, qu’il croyait à bord. Quelqu’un lui ayant dit que j’étais l’ami, et en quelque façon le serviteur des deux amiraux, il me demanda mon avis et me conta toute son affaire. Ainsi donc, je me chargeai de remettre cette lettre, comme j’en ai remis des milliers d’autres. Il me donna en même temps des instructions spéciales qui étaient de remettre cette lettre à l’amiral, comme qui dirait sous le vent du foc d’artimon, c’est-à-dire en particulier. Eh bien, Messieurs, je me suis chargé de cette mission et maintenant vous comprenez l’affaire aussi bien que moi.

— Et suis-je donc devenu, suivant vous, un personnage assez insignifiant pour n’être personne à vos yeux si clairvoyants ; maître Galleygo ? demanda le vice-amiral avec vivacité ; c’est ce que je soupçonnais depuis vingt-cinq ans.

— Comme les amiraux se méprennent quelquefois ; sir Gervais ! Il ne sont que de simples mortels ; comme je le dis dans la cuisine, et ils ont un faux appétit comme les midshipmen quand ils se jettent en travers de quelqu’un. Or, je vous regarde à peu près, l’amiral Bleu et vous, comme ne faisant qu’une seule personne, vu que vous n’avez que peu ou point de secrets l’un pour l’autre. Je vous ai connus tous deux quand vous êtes entrés au service comme midshipmen et vous vous aimiez comme deux jumeaux ; — quelques années après, vous passiez tout votre quart à vous promener sur le pont en vous racontant de longues histoires. — Je vous ai connus quand on vous surnommait Pillardès et Arrestès[9], et pourtant vous n’aviez ni pillé ni arrêté personne. Enfin confier un secret à l’un de vous, j’ai toujours pensé que c’était le confier aussi à l’autre.

Les deux amiraux échangèrent un regard, et l’affection que chacun d’eux vit briller dans les yeux de son ami dissipa tous les nuages accumulés sur eux par la discussion qui avait eu lieu quelques instants auparavant.

— Cela suffit, Galleygo, dit sir Gervais avec douceur ; vous êtes un brave homme au fond, quoique d’une rudesse intolérable.

Tenant un peu du vieux Boréas, sir Gervais, dit le maître-d’hôtel avec un sourire qui tenait aussi de la grimace. — Mais le vent souffle plus fort sur mer que sur terre, et les habitants de la terre ferme ne sont pas coupés et aplatis par des coups de vent semblables à ceux auxquels nous autres fils de Neptune nous sommes obligés de faire face.

— Très-vrai, très-vrai ; mais, bonsoir : l’amiral Bluewater et moi nous avons besoin de conférer ensemble une demi-heure. Tout ce qu’il convient que vous sachiez vous sera communiqué dans un autre moment.

— Dieu bénisse Votre Honneur, sir Gervais ! — Bonne nuit, amiral Bleu. — À nous trois, nous sommes en état de garder un secret à bord de quelque bâtiment que ce soit, et n’importe son tirant d’eau.

Après le départ de Galleygo, sir Gervais regarda son ami avec un air d’intérêt manifeste, car il s’aperçut que Bluewater lisait sa lettre pour la troisième fois. Comme ils étaient alors tête à tête, il n’hésita pas à lui exprimer ses appréhensions.

— C’est comme je le craignais, Dick, s’écria-t-il ; cette lettre vous est adressée par un des principaux partisans de Charles-Édouard.

Bluewater jeta les yeux sur lui, sa physionomie ayant une expression qu’il était difficile d’analyser, et il relut sa lettre une quatrième fois.

— Quel précieux rassemblement de vils coquins ! s’écria enfin le contre-amiral. Si toute la cour était mise à contribution, je doute qu’on y pût trouver assez d’honnêteté pour l’inoculer à un bélître de puritain.

— Connaissez-vous cette écriture ? Je doute que vous l’ayez jamais vue.

Il montra l’adresse de la lettre à son ami, qui déclara que cette main lui était inconnue.

— C’est ce que je pensais, reprit Bluewater, déchirant avec soin la signature apposée au bas de la lettre, et brûlant ce fragment de papier à la flamme d’une lumière : périsse du moins ainsi cette honteuse partie du secret ! Le drôle qui m’a adressé cette lettre a écrit le mot confidentiel au haut de son griffonnage ; qu’il adresse à d’autres ses confidences ! Personne n’a le droit de se jeter ainsi à la traverse entre moi et mon plus ancien ami, et je ne puis consentir à vous cacher ce trait perfide de trahison. Je fais plus que le drôle ne mérite en ne faisant pas connaître son nom ; mais je ne me refuserai pas le plaisir de lui envoyer une réponse telle que je la lui dois. Lisez cela, Oakes, et dites-moi si lui donner la cale serait une punition assez forte pour lui.

Sir Gervais prit la lettre en silence, quoique non sans surprise, et se mit à lire. À mesure qu’il avançait dans cette lecture, le sang lui montait au visage, et il laissa une fois tomber son bras, pour jeter sur son ami un regard qui peignait la surprise et l’indignation. Pour que le lecteur puisse voir si ces deux sentiments étaient motivés, nous mettrons sous ses yeux la lettre en son entier. Elle était conçue ainsi qu’il suit :


« Mon cher amiral Bluewater,

« Notre ancienne amitié, et je suis fier de pouvoir ajouter, l’affinité de notre sang, se réunissent pour me porter à vous écrire quelques lignes dans un moment si intéressant. Nul homme de bon sens ne peut avoir le moindre doute du résultat de l’entreprise téméraire du fils du Prétendant. Cependant ce jeune écervelé peut nous donner quelque embarras avant qu’on l’ait mis à la raison. Nous devons donc compter sur tous les efforts et sur la coopération zélée de tous nos amis. On a en vous pleine confiance, et je voudrais pouvoir en dire autant de tout amiral qui commande en ce moment une escadre. Il existe quelque méfiance, non méritée, j’espère, dans un très-haut quartier, sur le compte d’un certain commandant en chef qui est si complétement exposé à vos observations, que ce mot suffit pour faire sentir à un homme qui a votre intelligence et vos sentiments politiques, ce qu’on attend de lui et ce qu’il doit faire. Le roi disait ce matin « Eh bien, il y a Bluewater ; nous sommes sûrs de lui comme du soleil. » Vous êtes au mieux dans son esprit, à ma grande satisfaction. Je n’ai donc besoin que d’ajouter : Vigilance et promptitude.

« Je suis, avec le plus sincère attachement, mon cher Bluewater, etc.

« P. S. Je viens d’apprendre qu’on vous a envoyé le ruban rouge. C’est le roi lui-même qui l’a voulu. »


Quand sir Gervais eut parcouru des yeux cette précieuse épître, il la lut tout haut, lentement et d’une voix ferme ; après quoi, la jetant sur la table, il regarda son ami en face.

— On croirait que ce drôle est un excellent satiriste, dit Bluewater en riant. C’est moi qui dois vous surveiller, prendre garde que vous ne vous révoltiez, empêcher qu’un de ces matins, par un brouillard propice, vous n’emportiez l’escadre sur le haut des montagnes d’Écosse. Que pensez-vous de cette lettre ?

— Que tous les courtisans sont des fourbes et tous les princes des ingrats. Je n’aurais pas cru qu’on pût douter de mon dévouement à la bonne cause, sinon à l’homme.

— Et l’on n’en doute pas le moins du monde, j’en réponds sur ma vie. Ni le monarque régnant, ni ses serviteurs confidentiels, ne sont des sots assez fieffés pour avoir conçu une pareille méfiance. Non, ce coup de maître a été imaginé pour s’assurer de moi, en me montrant une confiance qu’ils pensent qu’un homme honnête et généreux ne voudrait pas trahir, s’il croyait la posséder. En un mot, c’est un hameçon auquel ils ont attaché un appât qui pourrait prendre un goujon, mais non une baleine.

— Les misérables peuvent-ils être si vils ! Osent-ils être si hardis ! Ils ont dû prévoir que vous me montreriez cette lettre.

— Point du tout, ils ont calculé que j’agirais comme ils auraient agi eux-mêmes. Rien n’est plus propre à gagner un homme faible qu’une prétendue confiance de cette nature, et j’ose dire que ce drôle n’a de moi que l’idée qu’il faut précisément pour s’imaginer que je me laisserais prendre à un piège si grossier. Ayez l’esprit en repos : le roi George sait fort bien qu’il peut se fier à vous ; et je crois très-probable qu’il se méfie de moi.

— J’espère, Dick, que vous ne doutez pas de ma discrétion. Mon secret ne me serait pas à demi aussi sacré que le vôtre.

— Je le sais parfaitement, Oakes, je n’ai aucune méfiance de vous, ni dans la tête ni dans le cœur ; mais je ne suis pas tout à fait aussi sûr de moi. Quand en sent vivement, on ne raisonne pas toujours, et il y a en moi plus de sentiment qu’autre chose dans cette affaire.

— Il n’y a pas une seule ligne dans toutes mes dépêches qui montre la moindre méfiance de moi, ni de qui que ce soit on y parle de vous, mais en termes qui doivent vous satisfaire et non vous alarmer. Prenez-les et lisez-les : j’avais dessein de vous les montrer dès que nous aurions terminé cette maudite discussion.

En partant ainsi, le vice-amiral mit sur la table son paquet de lettres devant son ami.

— Il sera assez temps de les lire, répondit Bluewater, quand vous m’appellerez régulièrement à un conseil de guerre. Peut-être ferons-nous mieux de dormir sur cette affaire. Demain matin nous nous reverrons la tête plus froide et le cœur tout aussi chaud.

— Bonsoir, Dick, dit sir Gervais en présentant les deux mains à son ami, tandis que celui-ci passait devant lui pour s’en aller.

— Bonsoir, Gervais. Jetons ce misérable fourbe par-dessus le bord, et ne pensons plus à lui. J’ai presque envie de vous demander demain un congé, uniquement afin de courir à Londres pour lui couper les oreilles.

Sir Gervais sourit en lui faisant un geste d’adieu ; et les deux amiraux se séparèrent avec le même sentiment d’amitié qui les avait unis pendant leur carrière remarquable.


  1. Ce mot — Monsieur — est employé pour désigner les Français.
  2. Oak signifie chêne.
  3. Expressions nautiques qui signifient se mêler de ce qui ne vous regarde pas.
  4. Pavillon carré bleu en tête du mât d’artimon, et qui est la marque distinctive d’un contre-amiral de l’escadre bleue.
  5. Mets usité dans la marine anglaise ; il se compose de bœuf salé, de biscuit de mer et d’oignons, le tout cuit ensemble avec force poivre.
  6. Autre mets de mer. Il se compose de poisson frais, de porc salé, de biscuit de mer, et de différentes herbes, le tout disposé par couches.
  7. Bouillie de farine d’avoine.
  8. Barge est le nom que l’on donne en marine anglaise au canot des amiraux.
  9. Pylade et Oreste.