Les Deux Amiraux/Chapitre VI
CHAPITRE VI.
l est à peine nécessaire de dire au lecteur que l’Angleterre, en ce
qui concerne la civilisation matérielle, était, il y a cent ans, un pays
tout différent de ce qu’elle est aujourd’hui. Nous parlons d’un siècle de lourdes diligences, de carrosses à six chevaux et de chaises de poste
attelées de quatre, et non d’une ère de routes mac-adamisées, et de
voitures volant à l’aide de la vapeur. On peut aujourd’hui partir le
matin pour aller dîner à soixante ou quatre-vingts milles, et cela seulement
avec une seule paire de chevaux ; mais en 1745, il aurait fallu
pour cela partir au moins la veille, et dans bien des parties de l’Angleterre
il aurait été plus sage de prendre deux jours d’avance. L’Écosse
était alors, par le fait, plus loin du Devonshire que Genève
n’en est à présent. Il n’était donc pas étonnant qu’un jacobite qui se
rendait en poste à sa maison de campagne, — foyer de l’influence et
de l’autorité d’un propriétaire anglais, — porteur de nouvelles qui lui
avaient été transmises par l’activité du zèle de partisans politiques
eût précédé de plusieurs heures la marche plus régulière et plus lente
de la malle. Le peu de mots que cet individu, ou plutôt ses domestiques,
avaient, laissé échapper, — car le maître était personnellement
assez discret, et il n’avait fait part de ses nouvelles qu’à un ou deux
amis particuliers à chaque relais, — ne les avaient fait connaître au
monde ni complétement ni d’une manière très-claire. Le jeune lieutenant
avait fait ses enquêtes avec intelligence, et il avait montré la
prudence d’un officier mûri par l’âge, en réservant exclusivement
tout ce qu’il avait appris pour l’oreille du commandant en chef de
l’escadre. Quand sir Gervais eut rejoint la compagnie réunie dans le
salon, il vit que sir Wycherly ne savait rien de ce qui venait de se
passer dans le nord, et un coup d’œil qu’il lança à Wychecombe avait
pour but de lui faire entendre qu’il était satisfait de sa discrétion.
Dans le fait, la réserve du jeune officier contribua plus à l’élever dans
l’opinion du vice-amiral, qui était toujours lui-même plein de circonspection,
que le trait de bravoure auquel il avait dû si récemment
son brevet de lieutenant : car on trouve beaucoup d’hommes braves ;
mais très-peu, dans une circonstance comme celle dont il s’agissait,
auraient montré cette prudence et cet empire sur soi-même qui
peuvent mériter assez de confiance à un officier pour qu’on le charge
d’affaires publiques importantes. Cependant l’approbation que sir
Gervais donnait à la discrétion de Wychecombe, et qu’il désirait lui
manifester, n’était qu’une affaire de principe, car il ne voyait aucune
raison pour garder le secret sur cette nouvelle à l’égard d’un tory
aussi prononcé que son hôte. Au contraire, plus ces opinions, que
l’un et l’autre étaient disposés à appeler saines, seraient vite promulguées,
plus la bonne cause y gagnerait. Le vice-amiral résolut donc
de communiquer lui-même à toute la compagnie, dès qu’on serait à
table, le secret qu’il savait si bon gré au lieutenant d’avoir gardé. Bluewater étant arrivé en ce moment, sir Wycherly offrit le bras à
mistress Dutton pour la conduire à table. Le seul changement qui
avait eu lieu dans le costume des convives, était le ruban bleu que
portait sir Gervais, et, aux yeux de son ami, c’était arborer ouvertement
l’étendard de la maison de Hanovre.
— Qui pourrait s’imaginer, sir Wycherly, dit le vice-amiral en jetant les yeux autour de lui dès que chacun fut assis, que cette compagnie ait pris place en ce moment à votre table au milieu des menaces d’une guerre civile, pour ne pas dire d’une révolution ?
Toutes les mains suspendirent leurs opérations, tous les yeux se tournèrent vers sir Gervais, et Bluewater lui-même, le regardant fixement, attendait avec impatience ce que son ami allait dire.
— Je crois que toute ma maison est en état de due soumission, répondit le vieux baronnet, regardant à droite et à gauche, comme s’il se fût attendu à voir son sommelier à la tête d’une insurrection de ses domestiques, et j’espère que la seule révolution que nous verrons aujourd’hui sera le changement des services.
— C’est ainsi que parle un digne baronnet du Devonshire, assis à une table bien servie, à qui rien ne manque, et confortable à tous égards. Mais il paraît que le serpent n’a été qu’engourdi et n’a pas été tué.
— Sir Gervais Oakes donne aujourd’hui dans le style figuré, dit Bluewater d’un ton un peu sec.
— Je suppose, sir Wycherly, — je suppose, monsieur Dutton, et vous aussi, Mesdames, continua le vice-amiral, que vous avez entendu parler du Prétendant, — quelques-uns de vous peuvent même l’avoir vu.
Sir Wycherly laissa tomber son couteau et sa fourchette, et regarda sir Gervais avec un air d’étonnement qu’il serait impossible de décrire. La religion, la liberté des sujets, — surtout celle d’un baronnet jouissant d’un revenu annuel de quatre mille livres sterling, — la succession protestante au trône ; — tout parut à ses yeux tout à coup exposé au plus grand danger.
— J’ai toujours dit à mon frère le juge, feu le baron Wychecombe, dit-il, qu’avec les Français le pape actuel et le bâtard du roi Jacques II, nous verrions encore des temps de troubles en Angleterre, Voilà donc mes prédictions vérifiées !
— Pas encore quant à l’Angleterre, mon cher Monsieur. Mais je n’ai pas d’aussi bonnes nouvelles à vous donner d’Écosse, car votre homonyme que voilà vient de m’apprendre que le fils du Prétendant a débarqué dans ce royaume, et qu’il y rallie les clans, il y est arrivé, à ce qu’il paraît, sans être accompagné d’un seul Français, et il s’est entièrement confié aux nobles Écossais et aux partisans égarés de sa maison.
— C’est du moins un acte chevaleresque et digne d’un prince, dit Bluewater.
— Oui, car c’est l’acte d’un insensé et d’un extravagant. L’Angleterre ne peut être vaincue par quelques hordes d’Écossais à demi nus.
— D’accord ; mais l’Angleterre peut être vaincue par l’Angleterre.
Sir Gervais ne voulut rien répondre, car jamais il n’avait vu Bluewater si près de trahir ses opinions politiques en présence d’un tiers. Ce moment de silence permit à sir Wycherly de recouvrer l’usage de la voix.
— Voyons, Tom, dit-il, calculons. — il y a… oui, il y a trente ans que les jacobites se sont insurgés en Écosse. Il paraît que la moitié de la vie humaine ne suffit pas pour calmer la soif d’un Écossais pour l’or de l’Angleterre.
— Deux fois trente ans suffiraient à peine pour calmer l’ardeur d’un esprit plein de noblesse, à qui ses idées de justice montrent le chemin du trône d’Angleterre ; dit Bluewater avec sang-froid. Quant à moi, j’admire le courage de ce jeune prince, car celui qui ose noblement mérite d’être noblement aidé. — Qu’en dites-vous, ma belle voisine ?
— Si c’est à moi que ce compliment s’adresse, Monsieur, répondit Mildred d’un ton modeste, mais avec cette énergie que la femme la plus douce sait montrer quand elle sent vivement, il doit m’être permis de dire que j’espère que tout Anglais osera aussi noblement, et méritera d’être aidé aussi noblement pour la défense de sa liberté.
— Allons, allons, Bluewater, dit sir Gervais avec une gaieté qui touchait au reproche, je ne puis permettre qu’on parle ainsi devant une jeune personne si ingénue. D’après la manière froide avec laquelle vous faites vos plaisanteries, elle pourrait supposer que l’escadre de Sa Majesté est commandée par des hommes indignes de sa confiance. — Je propose maintenant, sir Wycherly, que nous finissions de dîner en paix, et qu’il ne soit plus question de cette folle expédition, du moins jusqu’à ce que la nappe soit levée. Il y a loin d’ici en Écosse, et il n’y a guère de danger que cet aventurier arrive dans le Devonshire avant que les noisettes soient sur la table.
— Et quand il y arriverait, sir Gervais, ce ne serait pour nous que des noisettes, dit Tom, riant de tout son cœur de ce trait d’esprit. Rien ne ferait plus de plaisir à mon oncle que de voir ce souverain supposé, ici, sur son domaine, entre les mains de ses tenanciers. Je vous réponds, Monsieur, qu’il ne faudrait que Wychecombe et un ou deux manoirs voisins pour lui donner son compte.
— Cela pourrait dépendre des circonstances, répondit le vice-amiral d’un ton un peu sec. Ces Écossais ont une arme qu’ils nomment claymore et qu’ils savent manier, et ce sont des drôles déterminés, dit-on, en marchant à la charge. Le seul fait d’armer un soldat d’un sabre à lame courte annonce des dispositions sanguinaires.
— Vous oubliez, sir Gervais, que nous avons ici, dans l’ouest de l’Angleterre, le croc-en-jambes du Cornouailles, et nous mettrons ces braves gens en face de tout régiment écossais qui ait jamais chargé un ennemi.
Tom rit de nouveau en faisant allusion à une manière de lutter habituelle dans le comté voisin.
— Tout cela est fort bien, monsieur Thomas Wychecombe, aussi longtemps que le Devonshire sera dans l’ouest de l’Angleterre, et l’Écosse de l’autre côté de la Tweed. Dans tous les cas, sir Wycherly ferait sagement de laisser l’affaire entre les mains du duc et de ses troupes régulières, quand ce ne serait que pour que chacun fît son métier.
— Je trouve quelque chose de si singulièrement insolent dans la conduite d’un homme d’ignoble naissance comme ce prétendant à la couronne d’Angleterre, que je puis à peine en parler avec patience. Nous savons tous que son père était un enfant supposé, et le fils d’un enfant supposé ne peut avoir plus de droits que le père lui-même. Je ne me rappelle pas quel nom la loi donne à ces enfants supposés, mais j’ose dire que c’est un terme suffisamment odieux.
— Filius nullius, Thomas, dit le vieux baronnet, n’étant pas fâché de montrer son érudition. C’est la véritable expression. Je le tiens de bonne part, — de la propre bouche de feu mon frère le baron de Wychecombe, dans une occasion où il était nécessaire que je comprisse bien cette matière. Le juge était excellent jurisconsulte, particulièrement en tout ce qui concerne les termes techniques, et je suis sûr que, s’il vivait encore, il vous dirait que les mots filius nullius sont la dénomination légale qui doit s’appliquer à un enfant supposé.
En dépit de son impudence naturelle et de sa détermination bien prononcée de faire son chemin dans le monde sans s’inquiéter de la vérité, Tom sentit que ses joues étaient si brûlantes, qu’il fut obligé de tourner la tête pour cacher sa confusion. Si cette remarque eût impliqué le reproche de quelque faute morale par lui commise, il aurait su y opposer un front d’airain mais, comme cela n’arrive que trop souvent, il était plus honteux d’une infortune dont il n’était pas coupable, qu’il ne l’eût été d’un crime dont il aurait été strictement responsable aux yeux de Dieu et des hommes. Les connaissances du vieux baronnet en jurisprudence et en latin firent sourire sir Gervais, et se tournant d’un air de bonne humeur vers son ami le contre-amiral, avec lequel il désirait rétablir ses relations amicales, il lui dit avec un ton d’ironie bien caché :
— Sir Wycherly doit avoir raison, Bluewater. Un enfant supposé n’est personne, — c’est-à-dire n’est pas la personne qu’il prétend être, ce qui est en substance n’être personne. Or celui qui n’est fils de personne est évidemment filius nullius. Et maintenant, ayant établi les principes qui régissent le cas, je demande une trêve jusqu’à ce que nous ayons nos noisettes ; car pour M. Thomas Wychecombe, il faut qu’il renonce à croquer la sienne, du moins pour aujourd’hui. Je suppose qu’il y a trop de sujets loyaux dans le nord pour cela.
Quand deux hommes se connaissent aussi bien que se connaissaient les deux amiraux, ils ont cent moyens secrets de se contrarier comme de se donner des preuves d’amitié. Le contre-amiral savait fort bien que sir Gervais avait trop d’esprit et de jugement pour croire, comme certains whigs, au compte absurde qu’on avait fait courir pour attaquer la légitimité de la naissance du Prétendant ; et la déclaration ironique qu’il venait de faire de son opinion à ce sujet fut pour l’esprit de Bluewater comme de l’huile jetée sur les flots courroucés, et le disposa à la modération. Telle avait été l’intention de son ami, et le sourire qu’ils échangèrent prouva que leur bonne intelligence était rétablie, — du moins temporairement.
Par déférence pour ses hôtes, sir Wycherly consentit à changer de conversation ; mais il était un peu surpris de voir la répugnance des deux amiraux à parler d’une entreprise qui devait, suivant lui, occuper exclusivement l’esprit de tous les Anglais. Tom avait reçu un échec qui lui fit garder le silence pendant le reste du dîner, tandis que les autres se contentèrent de boire et de manger, comme s’il ne fût rien arrivé.
Il est rare qu’une compagnie se mette à table sans que quelque convive manœuvre pour avoir sa place à côté de la personne qui lui est le plus agréable, quand les prétentions du rang et de la naissance ne s’y opposent point. Sir Wycherly avait placé sir Gervais à sa droite et mistress Dutton à sa gauche. Mais l’amiral Bluewater avait échappé aux yeux du baronnet, et s’était assis sur-le-champ à côté de Mildred, que Tom Wychecombe avait placée près de lui au bas bout de la table. Le jeune lieutenant s’assit en face de miss Dutton, dont le père s’était placé près du vice-amiral et M. Atwood et le desservant, M. Rotherham, avaient été obligés de prendre les deux autres sièges. Sir Wycherly fit la grimace en voyant que le contre-amiral n’occupait pas une place plus distinguée ; mais sir Gervais l’assura que son ami n’était jamais plus heureux que lorsqu’il pouvait prendre la beauté pour l’objet spécial de ses attentions, et il fallut bien qu’il se contentât de cet arrangement.
Que l’amiral Bluewater fût frappé de la beauté de Mildred, qu’il fût charmé du naturel de ses manières, qui étaient tout ce qu’on peut désirer dans une jeune personne de son âge, et fort au-dessus du rang qu’elle occupait dans la société, c’était ce que remarquèrent évidemment tous ceux qui étaient alors assis à la table du baronnet ; mais il était impossible de prendre son air franc et paternel pour autre chose qu’une admiration convenable à la différence de leurs âges. Mistress Dutton, bien loin d’être alarmée des attentions du contre-amiral pour sa fille, trouvait du plaisir à les observer, et peut-être même en était-elle fière en pensant tout bas que Mildred les méritait. Nous avons déjà dit qu’elle était fille de l’intendant d’un lord d’un comté voisin ; mais il peut être à propos d’ajouter ici qu’elle avait tellement plu aux filles de ce lord, qu’elle avait été admise dans leur société, et qu’elle avait profité, jusqu’à un certain point, de leur éducation. Lady Wilmeter, mère des jeunes personnes dans la société desquelles elle était admise comme une sorte d’humble compagne, s’était persuadé qu’il pourrait être avantageux pour cette jeune fille d’être élevée de manière à pouvoir devenir gouvernante, concevant peu, dans sa situation, qu’elle préparait à Marthe Ray — c’était le nom de famille de mistress Dutton — un genre d’existence qui était la moins désirable de toutes les carrières pour une femme vertueuse et intelligente, — c’est-à-dire d’après la manière dont on appréciait l’éducation et les gouvernantes, il y a un siècle, car il n’y a nul doute que le monde, avec tous ses défauts et tous ses sophismes, n’ait fait depuis ce temps de grands pas vers la véritable civilisation et les vérités morales dans mille branches différentes. Quoi qu’il en soit, elle reçut de l’éducation, et contracta en même temps des goûts, des sentiments et des opinions qui peut-être ne contribuèrent guère à son bonheur pendant le reste de sa vie. Frank Dutton, alors jeune et beau lieutenant dans la marine, mais dont l’esprit n’avait pas été cultivé, dérangea ce projet en épousant Marthe Ray quand elle eut vingt-deux ans. Ce mariage était sortable sous tous les rapports, sauf l’éducation et le caractère des deux parties, ce qui n’était pas sans importance. Cependant, comme une femme peut avoir été mieux élevée, et même, à quelques égards, être plus intelligente que son mari, et que les marins du commencement du xviiie siècle formaient dans la société une classe plus distincte qu’aujourd’hui, il n’y aurait eu rien d’absolument incompatible avec le bonheur futur du jeune couple, si chacun d’eux eût suivi sa carrière d’une manière conforme à ses devoirs respectifs. Le lieutenant Dutton avait emmené sa jeune épouse et emporté les deux mille livres sterling qu’il avait reçues de son père pour sa dot, et pendant longtemps on ne le revit plus dans son pays natal. Cependant, après une absence d’une vingtaine d’années, il y revint, dégradé de son rang, et avec une constitution délabrée, pour occuper le poste dans lequel nous l’avons trouvé. Mistress Dutton ramenait avec elle une jeune fille, la belle Mildred, que nos lecteurs connaissent déjà, et à qui elle enseignait avec soin tout ce qu’elle avait appris elle-même, de la manière que nous l’avons rapporté. C’était ainsi que Mildred, de même que sa mère, avait reçu une éducation au-dessus de sa situation dans le monde ; et l’on avait remarqué que, quoique mistress Dutton eût peut-être peu de motifs pour se féliciter de posséder des manières et des sentiments si peu appréciés dans sa position actuelle, elle travaillait assidûment à donner à sa fille les mêmes qualités, et elle montrait fréquemment une sorte de mécontentement dédaigneux des goûts plus simples de Mildred. Il est probable que celle-ci devait les progrès remarquables qu’elle avait faits dans son éducation à la circonstance qu’elle passait presque tout son temps seule avec sa mère, plutôt qu’aux leçons qu’elle en recevait, l’influence de l’exemple, pendant bien des années, ayant produit son effet ordinaire.
Personne à Wychecombe ne connaissait positivement l’histoire de la dégradation de Dutton de son rang. Il n’était jamais parvenu à un grade plus élevé que celui de lieutenant, et il en avait été privé par la sentence d’un conseil de guerre. On croyait que son rétablissement dans les cadres de la marine dans le grade plus humble, et presque sans espoir d’avancement, de master, avait été dû l’influence de mistress Dutton sur le lord Wilmeter actuel, qui était le frère des anciennes compagnes de sa jeunesse. Que le mari eût dissipé la fortune de sa femme, cela paraissait aussi certain qu’il était sûr qu’il avait contracté de mauvaises habitudes, du moins sous le rapport de l’intempérance, et que sa femme, si elle n’avait pas le cœur brisé, était malheureuse, et méritait la pitié aussi bien que l’admiration. Sir Wycherly n’était pas accoutumé à rien analyser, mais il ne put s’empêcher de reconnaître la supériorité de la mère et de la fille sur le père ; et nous devons au jeune lieutenant la justice d’ajouter que les sentiments qu’il avait évidemment pour Mildred lui avaient été inspirés par son esprit, sa conduite, son caractère et ses goûts, autant que par les charmes de son extérieur.
Cette courte digression excusera peut-être aux yeux du lecteur l’intérêt que le contre-amiral prit à cette jeune fille. Avec le ton d’indulgence qui convenait à son âge et à son rang, il réussit à la faire parler sans alarmer sa timidité, et ce fut avec surprise qu’il découvrit la délicatesse de ses sentiments et l’exactitude de ses connaissances. Il avait trop d’habitude de la société et trop de jugement pour faire parade de ses opinions ; mais avec l’aisance d’un homme qui connaissait le monde et qui aimait la vérité, il parvint à la faire répondre à ses remarques, et il vit que les idées de Mildred sympathisaient avec les siennes, car elle souriait quand elle le voyait sourire, et ses traits prenaient un air de désapprobation quand elle l’entendait exprimer la sienne. Le lieutenant Wychecombe était le témoin ravi de cette petite scène, et il prenait même quelquefois part à leur conversation, car il était évident que le contre-amiral ne cherchait pas à accaparer sa belle voisine. Peut-être la position du jeune homme en face d’elle portait-elle Mildred à s’entretenir sans contrainte avec le vieil officier ; car toutes les fois que ses yeux se portaient de l’autre côté de la table, elle ne manquait jamais de rencontrer ceux de Wychecombe, et d’y trouver un regard d’encouragement.
Il est certain que si elle ne fit pas, pendant le repas, la conquête de l’amiral Bluewater, dans le sens ordinaire de cette expression, elle s’en fit du moins un ami. Sir Gervais lui-même fut frappé de la manière singulière et exclusive dont son ancien compagnon donnait toute son attention à la jeune fille qui était à son côté, et il se demanda une ou deux fois s’il était possible qu’un homme aussi sensé et aussi habitué à la société des beautés de la cour que l’était Bluewater, se fût laissé surprendre, à l’âge de plus de cinquante ans, par une beauté campagnarde. Rejetant cette idée comme absurde, il chercha à écouter son hôte, qui faisait une dissertation sur les lapins de garenne. Ainsi se passa le dîner.
Mistress Dutton demanda au baronnet la permission de quitter la table avec sa fille, dès qu’elle put le faire sans manquer aux convenances. En sortant de la salle à manger, elle jeta un regard inquiet sur son mari, dont les joues portaient déjà l’empreinte de trop fréquentes libations de porto, et, en dépit des efforts qu’elle fit pour prendre un air enjoué, des larmes coulaient le long de ses joues quand elle entra dans le salon. Sa fille n’eut besoin d’aucune explication ; elle se jeta dans les bras de sa mère, et pendant quelques minutes elles pleurèrent en silence. Jamais mistress Dutton ne parlait du défaut principal et dégradant de son mari, pas même à sa fille, mais il lui était impossible de le cacher au monde, et surtout à Mildred. Comme de raison, celle-ci n’en parlait pas davantage ; mais elles s’entendaient en silence, et trouvaient de la douceur à pleurer ensemble, ce qui leur arrivait souvent, surtout depuis un an.
— Réellement, Mildred, dit enfin la mère, après avoir réussi à calmer son émotion, souriant à son aimable fille tout en s’essuyant les yeux, cet amiral Bluewater à pour vous des attentions si particulières que je ne sais qu’en dire.
— Oh ! ma mère, c’est un vieillard charmant et il a tant de douceur, tant de franchise, qu’il gagne votre confiance avant que vous puissiez vous en apercevoir. Je voudrais savoir s’il parlait sérieusement en disant que celui qui ose noblement mérite d’être noblement aidé.
— Ce ne peut être qu’une plaisanterie, ma fille ; le ministère ne confierait pas le commandement d’une escadre à un autre qu’à un whig prononcé. J’ai vu plusieurs personnes de sa famille avant mon mariage, et j’en ai toujours entendu parler avec estime et respect. Lord Bluewater, cousin du contre-amiral, était ami intime du lord Wilmeter actuel, et on le voyait souvent au château de son père. Je me souviens d’avoir entendu dire que l’amiral Bluewater avait éprouvé dans sa jeunesse un désappointement en amour, et que c’est pour cette raison qu’il est resté garçon. Prenez donc garde à votre cœur, ma chère.
— Cet avertissement était inutile, ma mère, répondit Mildred en riant ; je puis aimer l’amiral comme un père, mais vous m’excuserez si je ne le trouve pas tout à fait assez jeune pour désirer d’être unie à lui par des liens plus étroits.
— Il exerce pourtant la profession que vous admirez tant, Mildred, répliqua sa mère avec un sourire malin. — Combien de fois vous ai-je entendue parler de votre passion pour la mer !
— C’était autrefois, ma mère. Je parlais alors en fille de marin, et sans beaucoup de réflexion, comme c’est la coutume des jeunes filles. Je ne crois pas voir à présent la profession de marin d’un œil plus favorable que toute autre ; car je crois que les femmes des militaires et des marins sont souvent exposées à bien des malheurs.
Un tremblement nerveux agita les lèvres de mistress Dutton mais, entendant quelqu’un s’approcher de la porte du salon, elle fit un effort pour se calmer, et l’amiral Bluewater entra.
— J’ai fui la bouteille pour vous rejoindre, vous et votre aimable fille, mistress Dutton, comme je chercherais à éviter un ennemi d’une force double de la mienne, dit-il en offrant une main à chacune d’elles d’une manière assez cordiale pour rendre cette politesse encore plus gracieuse. Oakes est à border le petit foc[1], comme nous disons, nous autres marins, avec le baronnet, et moi je suis sorti de la ligne sans en attendre le J’espère que sir Gervais Oakes ne juge pas nécessaire de boire plus de vin qu’il n’est convenable pour le corps et pour l’esprit, dit mistress Dutton à la hâte ; ce qu’elle regretta l’instant d’après.
— Non sans doute. Oakes est aussi sobre qu’un anachorète en tout ce qui concerne la table. Et cependant il a le talent d’avoir l’air de boire, ce qui le met en état de tenir tête à un homme qui vide ses quatre bouteilles. Comment diable peut-il faire cela, c’est ce que je ne saurais dire ; mais il y réussit si bien, qu’il jette ses amis sous la table après un bon dîner, aussi facilement qu’il coule à fond un bâtiment ennemi sur l’Océan. Sir Wycherly a commencé ses libations en honneur de la maison de Hanovre, et il est probable que la séance sera longue.
Mistress Dutton soupira, et s’approcha d’une fenêtre pour cacher la pâleur de ses joues. L’amiral, qui, comme la plupart des hommes de ce siècle, pensait que caresser trop vivement la bouteille après le dîner n’était qu’un péché véniel, quoiqu’il fût personnellement très sobre, s’assit tranquillement à côté de Mildred, et se mit à causer avec elle.
— J’espère, jeune dame, lui dit-il, que comme fille de marin, vous avez une indulgence héréditaire pour le bavardage d’un vétéran de la marine. Nous, qui sommes presque toujours renfermés dans nos vaisseaux, nous avons une pauvreté d’idées sur beaucoup de sujets de conversation ; et toujours parler des vents et des vagues, il y aurait de quoi fatiguer même un poëte.
— Comme fille d’un marin, Monsieur, j’honore la profession de mon père ; et comme Anglaise, je respecte les braves défenseurs de notre île. Je n’ai jamais remarqué que les marins aient moins de choses à dire que les hommes d’autres professions.
— Je suis charmé de vous entendre faire cet aveu ; car… serai-je franc avec vous ? prendrai-je une liberté qui conviendrait mieux à un ami de douze ans qu’à une connaissance d’un jour ?… je ne sais pourtant comment cela se fait, ma chère enfant, mais le fait est que j’ai les mêmes sentiments pour vous que si je vous avais connue bien des années, quoiqu’il soit certain que je ne vous ai jamais vue.
— C’est peut-être un signe que nous devons nous connaître longtemps dans l’avenir, dit Mildred avec la confiance attrayante de la jeunesse, dont l’innocence ne connaît pas le soupçon. — J’espère que vous n’userez pas de réserve avec moi.
— Eh bien ! au risque de faire une lourde bévue, je vous dirai que — mon neveu Tom — ne me paraît avoir rien de ce qui prévient en faveur d’un jeune homme, et que j’espère que tous les yeux de cette maison le voient tel qu’il paraît à ceux d’un marin de cinquante-cinq ans.
— Je ne puis répondre que de ceux d’une fille de dix-neuf, amiral Bluewater, répondit Mildred en riant ; mais, quant à elle, je crois pouvoir dire qu’elle ne le regarde ni comme un Adonis, ni comme un Crichton.
— Sur mon âme ! je suis charmé de vous entendre parler ainsi, car le drôle tient du hasard des avantages suffisants pour le rendre formidable. Il est héritier du baronnet, je pense et il aura un jour son titre et son domaine.
— Je le présume. Sir Wycherly n’a pas d’autre neveu, c’est-à-dire, celui-ci est l’aîné de ses deux frères. Et comme le baronnet n’a pas d’enfants, ce que vous dites doit arriver. Mon père m’a dit que sir Wycherly parle toujours de M. Thomas Wychecombe comme devant être son héritier.
— Votre père, oh ! oui. Les pères, en pareil cas, ne voient pas les choses avec les mêmes yeux que les filles.
— Il y a dans ces marins, dit Mildred en souriant, une chose qui rend leur connaissance exempte de tout danger ; je veux dire leur franchise.
— C’est mon défaut, comme je l’ai entendu dire. Mais vous excuserez une indiscrétion qui prend sa source dans l’intérêt que vous m’avez inspiré. Tom, dites-vous, est l’aîné des trois frères. Le lieutenant est-il un des cadets ?
— Je crois qu’il n’est pas de la même famille, répondit Mildred, rougissant un peu, en dépit de la ferme résolution qu’elle avait prise de ne montrer aucune émotion. J’ai entendu dire que le lieutenant Wycherly Wychecombe n’est point parent du baronnet, quoiqu’il porte les deux mêmes noms. Il est né en Virginie, une de nos colonies d’Amérique.
— C’est un noble jeune homme, et il a l’air noble. Si j’étais le baronnet, j’enverrais la substitution à tous les diables plutôt que de souffrir que ce neveu à figure sinistre héritât de mes acres de terre, et je les laisserais à mon homonyme né en Virginie, et pas même parent éloigné.
— C’est ce que dit M. Thomas Wychecombe, et le baronnet le confirme. Quant au lieutenant, je ne l’ai jamais entendu parler sur ce sujet.
— C’est la faiblesse de la nature humaine. Ce jeune homme trouve ici une famille riche, ancienne et honorable, et le hasard voulant qu’il porte le même nom, il n’a pas le courage de déclarer qu’il n’en fait point partie.
Mildred hésita à répondre, mais sa générosité triompha d’une méfiance timide d’elle-même. — Je n’ai jamais rien vu dans la conduite du lieutenant Wychecombe, dit-elle, qui puisse me faire croire qu’il soit capable d’une telle faiblesse. Bien loin de rougir d’être un colon, il paraît en être fier ; et vous savez qu’en Angleterre nous regardons à peine les colons comme nos égaux.
— Et vous-même, miss Dutton, avez-vous quelque chose de ce préjugé en faveur de votre pays natal ?
— Non ; mais je crois que bien des gens le partagent. Le lieutenant admet lui-même que la Virginie est inférieure à l’Angleterre, et néanmoins il semble fier d’y être né.
— Tout sentiment de cette nature prend sa source dans l’égoïsme : nous sentons que le fait est irrémédiable, et nous tâchons d’être fiers de ce que nous ne pouvons empêcher. Le Turc vous dira qu’il a l’honneur d’être né à Stamboul ; le Parisien tirera vanité de son faubourg Saint-Germain, et le cockney[2] fera valoir Wapping. L’amour-propre est au fond de tout cela, car nous nous imaginons que l’endroit où nous sommes nés ne peut en être un dont on doive rougir.
— Je ne crois pourtant pas que le lieutenant Wychecombe soit remarquable par son amour-propre, car il est toujours simple et sans prétention.
Mildred prononça ces mots du ton le plus calme, mais avec un accent de conviction et de sincérité qui porta l’amiral à fixer sur elle ses yeux pénétrants. Elle prit l’alarme pour la première fois, et sentit qu’elle en avait peut-être trop dit, Mais en ce moment les deux jeunes gens entrèrent dans le salon et un domestique vint prier l’amiral Bluewater, de la part de sir Gervais Oakes, d’aller le trouver dans son cabinet de toilette.
Tom Wychecombe dit alors que la situation des choses dans la salle à manger était telle, qu’il était temps que ceux qui ne pouvaient soutenir trois à quatre bouteilles quittassent la table : on portait à chaque instant de nouveaux toasts hanovriens, et tout annonçait que ceux qui étaient encore à table y passeraient la nuit. C’était une triste nouvelle pour mistress Dutton, qui s’était approchée avec empressement pour écouter ce qu’il avait à dire, et elle se rapprocha de la fenêtre, ne sachant trop ce qu’elle devait faire. Les deux jeunes gens restant près de Mildred pour causer avec elle, elle eut tout le temps de prendre une détermination sans être interrompue.