Calmann Lévy (p. 90-97).
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XXI


C’était, et cela devait rester jusqu’à la dernière heure, la même fantaisie indomptable, les mêmes audaces de pensée et de langage, la même souplesse d’esprit, la même horreur de la sensiblerie creuse, le même mélange charmant de tendresse profonde et de raillerie cruelle qui l’ont fait proclamer immoral, d’abord par ses compatriotes, et ensuite par tous ceux qui, par éducation comme par caractère, ne peuvent comprendre les fougues et les contradictions d’un tempérament d’artiste. Celui-ci est peut-être le plus complet qui soit sorti de la main mystérieuse et éternelle qui emploie la même argile pour ébaucher des magots et pour créer des poètes. Chez Henri Heine, l’homme est tout entier dans ses œuvres ; on le reconnaît constamment à travers ces poèmes, ces nouvelles, ces fragments pittoresques dans lesquels il nous conte involontairement sa propre histoire, l’histoire d’un esprit prématurément froissé par le contact de l’humanité vulgaire.

À l’exemple des grands peintres, il se prend volontiers pour sujet d’étude ; il a tracé de nombreuses esquisses où il emprunte un costume de fantaisie, celui qui répond le mieux à l’état présent de son esprit, à la nuance plus ou moins excentrique de son humeur. Malheureusement, il ne procède que par fragments, il brouille les divers âges, on n’entrevoit l’enfant qu’à travers l’homme fait, et comme dans un dédale de visions flottantes, parmi des demi-ténèbres. Rêves bizarres où l’ironie recouvre déjà l’attendrissement ; nuage rosé où de blondes têtes d’anges apparaissent entre des visages malicieux de démons ; brouillards diaphanes dorés par un soleil imaginaire ; paysages mouvants et pleins de contrastes : tantôt un jardin de cloître, et, tout à côté, les ondes bleues d’un fleuve grec ; tantôt des débris gothiques, et, près de là, le cactus indien, étalant ses pourpres sanglantes. Au milieu de toutes ces féeries, un écolier pensif ou distrait, un étudiant mystique ou cynique, dont vous retrouverez l’original dans le livre du Tambour Legrand ou dans les mémoires de Schnabelewopski, à travers les pages des Nuits florentines et dans quelques-uns des chapitres les plus émouvants des Reisebilder. Le futur Heine perce déjà dans l’expression de cette physionomie mobile et dans le trop plein de cette imagination désordonnée et puissante, maladive et fougueuse. L’ironie plisse déjà la lèvre, le front a des sillons précoces, l’âme a des curiosités étranges, tantôt superbes, tantôt bizarres, tantôt funèbres. Ce que volontiers il représente, ce sont des formes splendides, accouplées en groupes monstrueux ; ici, un enfant collé au sein d’une déesse ; là, un adolescent pâmé et sanglant qui étreint un sphinx ; là-bas, un homme pressant entre ses bras un cadavre. Belles ou sinistres, ces figures saisissent et retiennent le regard ; derrière elles, on aperçoit une figure plus étrange encore, celle du poète : un visage pâle, à l’œil ardent, au sourire froid, une tête ravagée par le travail des curiosités et des anxiétés intérieures, affinée par les tendances d’une pensée qui ne reconnaît aucun frein. L’esprit qui l’habite est aussi naturellement révolté qu’original : dès le début, il a dédaigné l’opinion commune, il a secoué le joug de la loi. Mais il est de trop haute race pour tomber dans les sophismes philosophiques qui, au temps de Schiller, transformaient un fils de famille aigri en chef de brigands, ou, pour accepter les sophismes positivistes qui, de notre temps, transforment un jeune homme mécontent en un ambitieux malhonnête ou en un faiseur indélicat. En revanche, il vous surprendra par les hauteurs précoces de son amertume et de son dédain, par l’énormité de ses convoitises idéales, par sa répugnance pour toute image saine, par sa recherche instinctive des sensations excessives et délirantes. En artiste, en raffiné, il saura tout à la fois garder son sang-froid et vous donner le frisson. « Madame, dit-il, en rappelant l’un de ses plus poignants souvenirs d’enfance, vous n’imaginez point comme Véronique paraissait jolie dans son petit cercueil. Les cierges allumés qui étaient dressés autour d’elle jetaient leurs clartés sur son petit visage pâle et souriant, sur les rosettes de soie rouge et sur les feuilles de clinquant dont sa petite tête et sa petite chemise mortuaire étaient ornées. La nourrice, la pieuse Ursule, m’avait conduit le soir dans cette chambre tranquille, et, en voyant ce petit cercueil, les fleurs et les cierges déposés sur la table, je crus d’abord voir une belle image en cire ; mais bientôt je reconnus cette figure chérie, et demandai en riant pourquoi la petite Véronique était si tranquille. Et Ursule me répondit : « C’est la mort qui a fait cela. »

Chose bizarre ! la nature vivante et florissante lui répugne comme un spectacle usé, et, par là même, désagréable. « Sa figure, dit-il d’une personne jeune, avait cette fraîcheur physique, cette fleur de carnation, cette couleur rose qui me fait une impression pénible, à moi, qui préfère la couleur de mort ou du marbre. » Ce qu’il aime, ce qui le fascine dans ses chères figures de mourantes et de mortes, c’est la froideur immobile de l’être enlevé au temps et à la vie réelle. Telle est Johanna, l’ardente adoratrice de la Madone, celle à qui Loreley, la belle fée du Rhin, apparaît le soir ; telle encore est Sophie, la pâle fille qui aime tant Novalis, et meurt de trop le lire. Telle est l’énigmatique héroïne des Nuits florentines, cette Maria la morte dont le fantôme offensé reparaît à travers la plupart de ses ouvrages et ne cesse de le poursuivre. Les femmes qui reviennent dans ses visions sont d’une nature trop fine et trop haute pour avoir longtemps subi la vie ; elles ne sont point femmes, le sang véritable, grossier, n’a point coulé dans leurs veines. Il me disait lui-même un jour : « Je n’ai jamais vraiment aimé que des statues ou des mortes. »

Ici comme ailleurs, il ne s’est courbé que devant ses songes, devant l’indéfinissable majesté de la mort ou devant la pâle sublimité du marbre, devant les lointaines et tragiques apparitions de la fantaisie ou de l’histoire, devant le spectre royal de l’impérieuse juive Hérodiade, devant ces créatures magiques, pétries de boue et d’or, qu’il appelle tantôt Laurence et tantôt Verry, et qui tiennent à la fois de la fée et du vampire, de la goule et de l’ange.