Calmann Lévy (p. 87-89).
◄  XIX
XXI  ►


XX


Le poète pressentait-il l’approche de cette fin ? devinait-il, en prenant congé de son frère et de sa sœur, que ces adieux seraient définitifs ? Quoi qu’il en fût, cette visite le laissa nerveux, agité, inquiet, comme préoccupé d’un surcroît de soucis nouveaux. Malgré ces soucis, malgré des préoccupations d’autant plus poignantes qu’elles pesaient sur la tête d’un mourant, il savait rester aimable. Je ne parle point ici de cette verve, de cette vivacité d’esprit, de cette admirable vitalité intellectuelle qui, chez lui, demeuraient intactes au milieu des souffrances les plus intolérables, mais simplement du besoin de s’oublier lui-même pour faire plaisir aux autres. Les jours de fête, de renouvellement d’année, toutes ces dates si fastidieuses pour un malade, n’éveillaient en lui que des pensées bienveillantes et des prétextes d’offrandes. Voilà plus de vingt-six ans qu’il n’est plus, et néanmoins mes regards se portent toujours avec le même attendrissement sur la boîte rose en soie qu’il m’envoya pleine de bonbons, six semaines avant sa mort, le 1er janvier de l’année 1856, ce même 1er janvier dont il date l’une de ses plus jolies lettres : « Chère enfant, m’écrivait-il, je t’envoie mes souhaits de bonne année, et, en même temps, une boîte de chocolat, celui-là, du moins, de bon goût. Je sais que ce n’est point te faire grand plaisir que de me voir m’acquitter envers toi d’un devoir de convenance ; mais c’est surtout en vue de notre entourage, et pour ne point laisser supposer un manque d’estime mutuelle qu’il faut se garder de négliger de petites attentions passées à l’état de coutume. Moi, pour ma part, je t’aime tant, que je n’aurais pas du tout besoin de t’estimer. Tu es ma chère Mouche, et mes souffrances me semblent moins pénibles quand je me représente ta gentillesse et l’agrément de ton esprit. T’envoyer de telles paroles, « de l’air monnayé », voilà malheureusement tout ce que je puis pour toi. Mes meilleurs souhaits de bonne année ! — je m’abstiens de les exprimer : — des mots, des mots !

» Je serai peut-être en état de voir ma Mouche demain. De toute façon, elle viendra après-demain jeudi rendre visite à

Son Nabuchodonosor II,

naguère athée de Sa Majesté Prussienne, présentement adorateur de fleurs de lotus. »