Les Derniers Bretons/Tome 2/2/2

Texte établi par Charpentier, libraire-éditeur,  (Tome IIp. 153-329).

CHAPITRE DEUXIÈME.

poésies chantées

Poésies chantées.


§ I.

Poésies chantées. — Leur influence en Bretagne. — La folle d’Auray. – Différentes espèces de poésies chantées.

Tous les poèmes chantés des Bretons sont écrits en strophes et en vers de douze, de dix, de huit ou de six pieds. Ces vers sont rimés, mais sans que les auteurs se piquent d’un grand rigorisme à cet égard. Les licences qu’ils prennent pour les rimes et même pour la mesure, sont d’autant plus facilement pardonnées, qu’ils s’adressent à un public peu lettré. Eux-mêmes sont d’ailleurs des hommes simples et ignorans, qui chantent comme les fauvettes, sans règle, sans travail, sans méthode. Ce sont, ou de jeunes cloarecs[1] tristes d’amour, ou des maîtres d’école de village, ou des clercs de campagne, ou même de pauvres manœuvriers vivant de leurs bras et suant leur pain de chaque jour. Souvent ils donnent dans la dernière strophe de leur poème leur nom, leur profession, et des détails sur leur famille. Cette dernière strophe est pour le poète breton ce qu’est pour nous la préface : une carte de visite déposée à la porte de la renommée.

Tous les poèmes à strophes, écrits en langue celtique, s’approprient à un air national et se chantent, quelle que soit leur étendue. Je me souviens qu’un jour, en arrivant au pardon de Saint-Jean-du-Doigt, près Morlaix, j’entendis un aveugle qui chantait des vers bretons sur la naissance de Jésus-Christ : en repassant, le soir, je le trouvai à la même place, continuant son sujet qu’il n’avait point achevé. Je m’approchai, et il m’apprit qu’il lui fallait habituellement tout un jour pour chanter le poème en entier ; encore ne le savait-il pas complètement, comme je pus m’en assurer en lui faisant réciter quelques strophes dont les interpositions, les lacunes et les non-sens perpétuels, prouvaient que l’ouvrage primitif avait été défiguré. Du reste, il en est ainsi de presque toutes les poésies que chantent nos Bretons. Ils n’en savent le plus souvent que des fragmens altérés, qu’ils psalmodient, comme les gondoliers des Lagunes le font des strophes du Tasse, en substituant fréquemment leurs propres inspirations à celles de l’auteur.

Quant au nombre des poèmes populaires de la Bretagne, nul ne saurait le dire. On resterait au-dessous de la réalité en le portant à huit ou dix mille. J’ai parcouru le Finistère en tous sens, j’ai écouté ses pâtres, ses mendians, ses fileuses, et, presque chaque fois, c’était un nouveau chant que j’entendais. Aussi nulle parole ne peut dire quelle enivrante sensation éprouve celui qui comprend notre vieux langage, lorsque, par un beau soir d’été, il traverse les montagnes de la Cornouaille en prêtant l’oreille aux chansons des pasteurs. À chaque pas, la voix d’un enfant ou d’une vieille femme lui jette de loin un lambeau de ces antiques ballades, chantées sur des airs tels qu’on n’en fait plus, et qui racontent un miracle d’autrefois, un crime commis dans la vallée, un amour qui a fait mourir. Les couplets se répondent de roche en roche ; les vers voltigent dans l’air comme les insectes du soir ; le vent vous les fouette au visage, par bouffées, avec les parfums du blé noir et du serpolet. Et, tout plongé dans cette atmosphère poétique, rêveur et enchanté, vous vous avancez au milieu d’une campagne agreste ; vous voyez de grandes pierres druidiques habillées de mousses qui se penchent au bord des bois ; des ruines féodales, accroupies dans les bruyères, sur le flanc des coteaux ; et, parfois, au haut de la montagne, des figures d’hommes échevelés et étrangement vêtus vous apparaissent et passent comme des ombres entre l’horizon et vous, se dessinant sur le ciel que la lune commence à éclairer ! C’est comme une vision des temps passés, comme un rêve que l’on ferait après avoir lu une page d’Ossian !

La forme donnée à tous leurs poèmes par les Bretons est la suite de leur goût prononcé pour le chant. L’Italien lui-même, quoique plus délicat dans ses créations, et surtout plus habile à les exécuter, n’a pas une oreille plus juste, un sentiment musical plus passionné. Du reste, cette aptitude du paysan armoricain lui est commune avec tous les autres peuples encore près de la nature. Le chant est l’expression énergique de cette partie de l’âme que les langues humaines ne savent pas rendre. Il n’est pas moins naturel que la parole. Plus élevé que celle-ci, il est aussi destiné à traduire les émotions qui dépassent la trivialité usuelle. Il passionne la langue comme l’accent, qui n’est lui-même qu’un chant timide. Les Bretons l’ont ajouté à toutes leurs compositions, et la chanson forme toute leur littérature. Aussi revêt-elle tour à tour les diverses physionomies de l’art d’écrire. Ode, roman, élégie, satire, morale, enseignement scientifique, il n’est rien qu’elle ne renferme. C’est le journalisme sous ses faces variées ; elle résume tout, depuis l’Agronome jusqu’au Charivari ! L’air populaire qui l’encadre et la rend plus facile à retenir, est comme le format du journal. Active, bavarde, coureuse, ainsi que notre presse timbrée, la chanson court, flambe, crie de loin ; elle porte toujours ses bottes de sept lieues, et fait le tour d’un évêché en trois jours. Pour télégraphe elle a ses pâtres, qui la transmettent de rocher en rocher, de colline en colline. On la voit courir et gagner de proche en proche, semblable à ces feux que les clans écossais allumaient sur leurs montagnes, et qui allaient porter à vingt lieues l’appel de la révolte. Lorsque le choléra ravageait la Bretagne, les administrateurs s’évertuèrent à instruire nos paysans des précautions qu’il fallait prendre contre le fléau. Les circulaires se succédèrent ; toutes les portes des cimetières de village furent placardées d’instructions officielles… Vaines tentatives. Le paysan passait tout droit, son grand chapeau sur les yeux, et ne lisait pas. Un poète eut alors la pensée de mettre en vers les moyens à employer pour prévenir la maladie ; et une semaine après, on chantait dans les fermes et les bourgs les plus reculés, sur un air connu :

« Pour éviter le choléra, chrétiens, il faut manger peu de fruits et boire votre eau mêlée de vinaigre. Il ne faut point vous étendre sur l’herbe froide au moment où vous suez.

Songez-y, chrétiens ! car voici l’août avec ses soifs, ses lassitudes et ses sueurs. Ceux qui n’écouteront pas mes conseils seront frappés ; on les clouera entre quatre planches, et leurs enfans resteront sur la terre, pauvres mineurs sans appui[2]. »

On conçoit quelle influence a dû acquérir la chanson ainsi popularisée. Elle est devenue, selon l’expression d’un poète du pays, un couteau à deux lames, que l’on peut enfoncer au besoin dans la gorge d’un ennemi. Cependant il est juste de dire qu’elle a conservé une impartialité rarement démentie, et qu’il serait heureux de trouver dans notre journalisme plus civilisé. La chanson bretonne, quand elle est satirique, exprime réellement l’opinion. Souvent on ne pourrait dire qui l’a faite ; la clameur publique a été le poète.

Ce caractère de rigoureuse équité lui a donné une véritable magistrature populaire. Elle est chargée de réviser les sentences de la justice, comme autrefois le tribunal des francs-juges. À elle appartient la défense de cette moralité de cœur en dehors des lois, et que le cœur seul peut juger. Les arrêts adoptés par l’opinion sont irrévocables ; chacun se fait bourreau pour les exécuter. Nous pouvons citer à ce sujet un fait dont nous affirmons l’exactitude, parce que nous en avons été personnellement témoin, et qui en dira plus que tous les raisonnemens.

Lorsqu’une partie du Morbihan se souleva pendant les cent-jours, on sait qu’un combat s’engagea près d’Auray entre les insurgés et les bleus. Ce ne fut qu’un échantillon de guerre civile, un fac simile de 93. Cependant, l’affaire fut assez meurtrière pour laisser quelques centaines d’hommes cuver leur sang dans les douves des chemins creux. Ce fut là qu’on trouva presque tous les cadavres, et, comme le remarqua avec une farouche naïveté le maire chargé de déblayer le champ de bataille, cela avait l’air des suites d’un pardon, et de braves gens qui s’étaient endormis dans le vin. Malheureusement peu de ces dormeurs se réveillèrent.

Le lendemain du combat, de bon matin, une femme se rendait au champ, sa faucille sur le bras. Tout en marchant le long du chemin qu’elle suivait, elle regardait curieusement de tous côtés. Autour d’elle, les arbres étaient troués de balles, les buissons brisés et la terre piétinée. De loin en loin on voyait la route semée de boutons, de cheveux, de brins de laine tordue arrachés à des épaulettes, de papier à cartouche, de lambeaux de chapeaux bretons percés par le plomb ou la baïonnette, et de flaques de sang à demi figé. Tout indiquait qu’un engagement vif et récent avait eu lieu dans cet endroit. Quant aux cadavres, ils avaient tous disparu. Les paysans étaient venus, pendant la nuit, leur donner la sépulture ; et les femmes avaient parcouru le champ de bataille, le bissac sur l’épaule, dépouillant tour à tour les morts ennemis, et disant une prière pour les leurs. On parlait même de riches butins faits ainsi par quelques unes, et l’on aurait pu croire que la jeune paysanne y songeait, à voir sa préoccupation et l’espèce d’attention avec laquelle son œil scrutait les halliers des deux côtés du chemin.

Elle était enfin arrivée à un endroit plus large ; presque entièrement occupé par un marécage touffu, et elle commençait à presser le pas, comme si elle eût renoncé à toute espérance, lorsqu’elle vit les roseaux du marais s’agiter ; un cliquetis de fer retentit, la pointe d’une baïonnette apparut, puis une figure sanglante se souleva avec effort.

La Bretonne s’arrêta court. Elle ne jeta pas le moindre cri ; mais elle serra plus fortement le manche de sa faucille.

Cependant, des gestes et quelques mots prononcés en breton du pays, l’engagèrent à s’approcher. Elle fit quelques pas dans les herbages.

Le blessé était parvenu à se mettre à genoux, en s’appuyant sur son fusil ; et la paysanne vit à sa veste bleue garnie de boutons pressés que c’était un marin[3].

Elle s’arrêta de nouveau indécise ; mais il lui cria d’approcher, en lui disant qu’il ne voulait point lui faire de mal, qu’il pouvait d’ailleurs à peine remuer, ayant eu la jambe fracassée par une balle.

La paysanne, enhardie, avança de quelques pas.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle brièvement.

— Y a-t-il des bleus ici près ?

— Les bleus sont partis.

— Partis… Et depuis quand ?

— Depuis hier.

— Cela n’est pas possible ! s’écria le marin, est-ce que nous n’avons pas été les plus forts ?

La paysanne ne répondit rien. Elle resta droite et impassible, comme si elle n’avait pas entendu. Elle mentait pourtant, car les bleus étaient à Auray.

Le marin recommença ses questions : elle y répondit de manière à lui faire croire qu’il était abandonné et sans espoir de secours. Blessé la veille, lorsqu’il tiraillait contre les chouans vers la fin du jour, le malheureux avait passé la nuit dans les roseaux du marais sans pouvoir faire un mouvement, et torturé par d’atroces souffrances. Il avait espéré que le jour lui permettrait de faire connaître sa situation à ses compagnons ; mais la nouvelle de leur départ le jeta dans le désespoir. La force lui manquait pour quitter le lieu où il se trouvait ; et, lors même qu’il l’aurait eue, il eût craint, en se montrant, d’être assassiné par le premier paysan qui le rencontrerait.

Dans cette extrémité, il songea qu’il n’avait plus d’espoir que dans la jeune paysanne que le hasard lui avait fait rencontrer. Il était lui-même du pays. Son père et ses frères, pêcheurs à Locmariaquer, pouvaient le sauver en le venant chercher. Il conjura la jeune fille de les aller trouver ; il employa les supplications les plus pressantes, les pleurs, les menaces même ; mais celle-ci resta insensible à tout. Ses regards ardens roulaient autour d’elle, puis se fixaient sur le marin qui était à ses pieds. Elle s’approcha enfin vivement de lui, et d’une voix brève et hardie :

— Si tu veux que j’aille à Locmariaquer, dit-elle, donne-moi ta montre.

Et, en parlant ainsi, elle voulut saisir le cordon qui retenait celle-ci ; mais le blessé se jeta en arrière et fit un effort pour la repousser.

— Après, après, dit-il, quand tu reviendras. Je te donnerai ma montre et de l’argent avec…

— En as-tu, seulement ? demanda la paysanne.

— J’en ai.

— Où est-il ?

— Là.

— Montre-le-moi ?

— Me promets-tu de me sauver après ?

— Oui.

— Eh bien ! tiens, regarde.

Le confiant marin se pencha sur son havresac qu’il avait détaché, et qui était auprès de lui ; ses deux mains commencèrent à en déboucler avec peine les courroies.

— Tiens, bleu, cria la Bretonne.

Et elle lui déchargea sur la tête un coup de faucille qui lui ouvrit le crâne. Il ne poussa pas un soupir ; ses deux bras se roidirent, et il tomba la face sur le havresac.

Alors la jeune fille prit sa montre, son argent, ses vêtemens ; elle lava tranquillement dans la mare ses pieds qui étaient pleins de sang, puis alla au champ couper son faix d’herbe, et revint à la maison. En arrivant elle jeta sur son coffre tout ce qu’elle avait pris au marin, en disant :

— J’ai trouvé le corps d’un bleu, voilà ce qu’il avait.

On s’extasia sur son bonheur, et les choses en restèrent là.

Mais, le soir même, le cadavre trouvé fut reconnu par la famille. Bientôt plusieurs circonstances trahirent la jeune fille, et tout fut découvert. Le marin tué était un de ces jeunes gens que le recrutement habille d’une opinion, en même temps que d’un uniforme, et auxquels on coud réglementairement la cocarde du parti qui gouverne. Enrôlé forcément pour le port de Brest, il en était parti avec ses compagnons, et était venu combattre à Auray, sans qu’il lui eût été possible de faire autrement. Cette position, comprise par le paysan, parce que c’était celle de plusieurs de leurs enfans, fit plaindre la mort du marin, et rendit odieuse celle qui l’avait assassiné. Il y avait, d’ailleurs, dans les circonstances du meurtre une basse scélératesse qui répugnait à tous. On n’avait pas tué cet homme pour le tuer, mais pour le voler, et c’était là ce qui faisait horreur à la foule, toujours si scrupuleuse, comme on sait, à cet égard. Dans de pareils cas, l’argent tache plus les mains que le sang : aussi y eut-il un cri général de colère contre la paysanne. Et, comme il arrive dans toutes ces réactions généreuses, où l’esprit de parti le cède un instant à la voix de l’équité, l’indignation fut excessive et sans frein. À défaut de la justice des tribunaux, la justice populaire se chargea de la punition du crime. La jeune fille fut rejetée de la société des chrétiens, et tout le monde s’écarta d’elle comme si la lèpre l’eût atteinte. Chassée de toutes les métairies, nul paysan ne voulut plus de ses services, nul propriétaire ne voulut lui louer une cabane, et elle n’eut bientôt d’autre abri que le porche de l’église. Partout où elle passait, on voyait chacun se jeter de côté. À la fontaine, lorsqu’elle arrivait, les femmes tiraient leurs cruches en disant :

— Place à la tueuse.

C’était le nom qu’on lui avait donné. Pour mettre le sceau à la réprobation publique, on fit une chanson dans laquelle la mort du jeune marin était racontée avec tous ses affreux détails. Alors, partout où la jeune fille parut, elle entendit répéter le chant vengeur. Son supplice ne fut plus un supplice ordinaire, ayant son terme et son lieu ; il passa dans le domaine public, il entra dans les mœurs. Elle marcha, semblable à Caïn, avec la marque fatale au front, au milieu d’hommes qui, comme autant de piloris vivans, lui chantaient son crime et la maudissaient. En vain voulut-elle fuir sa paroisse ; partout où pouvait arriver une brise, partout où pouvait parvenir la voix du pâtre, le refrain terrible retentissait.

Un jour (c’est elle-même qui l’a raconté) elle rencontra dans un champ, loin d’Auray, un petit garçon de cinq à six ans qui jouait avec des marguerites. Elle s’approcha, et s’assit à ses côtés. Pour elle, malheureuse abandonnée, qui depuis un an n’avait touché la main de personne, c’était une grande joie que de caresser cet enfant. Elle le prit sur ses genoux, et se mit à le cajoler, à la manière des mères, en lui chantant des complaintes. Quand elle eut fini :

— Je sais une plus belle chanson que toi, dit l’enfant ; écoute, c’est mon père qui me l’a apprise.

Et il se mit à chanter :

« Écoutez tous, chrétiens, écoutez tous le crime. Marie Marker a tué un bleu d’un coup de faucille, un bleu qui lui demandait miséricorde dans la langue de sa paroisse, et qui était un pauvre conscrit du pays. »

La malheureuse laissa rouler le petit garçon à terre en jetant un cri, et s’enfuit à toutes jambes.

C’était trop de honte et de douleur pour elle ; la tueuse y succomba et perdit la raison.

Quand je la vis, il y avait déjà plusieurs années qu’elle était folle ; je fus frappé de son aspect. C’était encore une large et forte fille d’environ vingt-quatre ans, carrément taillée à l’ébauchoir. Ses membres, où les muscles et les veines disparaissaient, enfouis dans des chairs tannées, semblaient formés de deux pièces lourdement articulées. Elle rappelait, pour l’ensemble, ces Vierges de pierre que l’on voit debout dans les niches de nos fontaines consacrées : œuvres brutes dans lesquelles l’art n’a fait tomber que la moitié du voile de granit qui cachait la statue, et qui laissent douter s’il y a là-dessous quelqu’un ou si ce n’est qu’une pierre. Cependant, vu de près, le visage de la tueuse avait une expression singulièrement farouche. C’était une face anguleuse, pleine de lignes qui heurtaient l’œil et lui faisaient mal ; tandis qu’au fond de son regard atone flottait je ne sais quelle férocité rusée. Tout en elle portait le cachet de cette race celtique abâtardie, chez laquelle les qualités primitives ont dégénéré en vices correspondans, et qui tient à la fois du Cafre et du Siaoux. Elle répondait rarement aux questions qu’on lui adressait ; mais qu’un seul mot de la chanson terrible arrivât jusqu’à son oreille, et, comme frappé d’une commotion galvanique, ce corps de pierre se levait, cette grossière statue devenait chair et souffrance. Elle jetait des cris, se tordait les bras, tournait sur elle-même ; puis, tout-à-coup, comme prise d’un vertige, elle courait, se maudissant, appelant les enfans, fuyant pour être poursuivie, répétant les couplets accusateurs ; et à mesure que sa voix s’élevait, la chanson semblait la prendre plus fortement en sa possession : on eût dit que le remords s’incarnait en elle ; qu’il se formait dans son être deux êtres, dont l’un avait mission de torturer l’autre, et que sa conscience furieuse donnait la chasse à son âme. Tous ses traits, tous ses gestes, exprimaient ce double rôle de vengeresse et de victime. Elle pleurait et rugissait, demandait grâce, et lançait des malédictions : c’était un spectacle tel qu’on n’en peut voir sans fermer les yeux : la lutte du bourreau et du condamné sur le bord de l’échafaud.



§ II.

Différentes espèces de poésies chantées. — Les cantiques. — L’Enfer. — Le Paradis. — Hommage à Dieu dans la solitude. — Noël.

Les poèmes chantés peuvent se diviser en quatre espèces différentes : les cantiques, les guerz, les chansons, les sônes.

Nous allons examiner séparément chacun de ces genres.

Nous devons pourtant l’avouer, c’est avec une sorte d’embarras que nous commençons cet examen, et nous craignons bien qu’il ne puisse donner une juste idée des chants populaires que nous avons entrepris de faire juger.

Ces poésies nationales, toutes d’attitude et de mouvemens, supportent mal une sèche analyse. Nous aurions encore préféré les faire connaître par notre traduction, quelque défectueuse qu’elle soit. C’eût été, au moins, un portrait peint d’après l’original, et non un signalement de passeport ; mais l’espace nous manque pour suivre une pareille marche. La reproduction des principaux chants populaires de la Bretagne remplirait un volume, et nous pouvons à peine disposer de quelques pages. On nous pardonnera donc de réduire notre tableau aux dimensions du cadre. On tâchera surtout de suppléer par la pensée à ce qui manquera à nos traductions, de deviner les charmes dont nous n’aurons pu conserver qu’une ombre. Les poésies populaires sont encore plus difficiles à traduire que les autres. Elles ressemblent aux fleurs et aux fruits particuliers à chaque contrée ; pour en sentir toute la suavité, il faut les cueillir sous leur ciel. Ces chants que je donne ici, tout pâles du voyage qu’ils ont fait pour passer de leur langue dans la nôtre, sont comme ces oranges que les marins nous apportent des pays lointains, demi flétries, et ayant à peine conservé un reflet de leur couleur dorée, une trace de leur parfum délicieux.

Les cantiques occupent le premier rang parmi les chants de la Bretagne et par leur nombre et par leur popularité. Mais l’on s’en ferait une idée complètement fausse si on les jugeait d’après les misérables rapsodies françaises qui se psalmodient dans nos églises, sur des airs d’opéra. La valeur poétique du cantique breton n’est nullement inférieure à celle des autres chants celtiques. Cette différence est, du reste, facile à concevoir. Dans notre province, la poésie a conservé son premier caractère religieux, Dieu n’y est pas encore tombé dans le domaine du bout-rimé, et les grandes images du ciel et de l’enfer, du jugement et de l’éternité, n’ont point été abandonnées, avec les charades, aux muses de la rue des Lombards. Nos poètes les plus habiles sont des chrétiens fervens qui se font gloire de célébrer leurs croyances. Chaque canton a son David en sabots qui chante et qui prie. Aussi les cantiques bretons sont-ils innombrables. Du reste, revêtant toutes les formes, ce sont, tantôt des psaumes terribles et passionnés, comme ceux d’Isaïe, tantôt de naïves et douces élégies, comme l’Ecclésiaste. Poésie tour à tour gigantesque, sombre, ingénue ; riche comme un soleil couchant, ou nue comme une tombe ; plus haute que le cèdre, ou plus humble que l’hysope ! En voici quelques exemples.

l’enfer.

« L’enfer ! l’enfer ! savez-vous ce que c’est, pécheurs ?

C’est une fournaise où rugit la flamme, une fournaise près de laquelle le feu d’une forge refermée, le feu qui a rougi les dalles d’un four, n’est que fumée !

Là jamais on n’aperçoit de la lumière ! Le feu brûle comme la fièvre, sans qu’on le voie ! Là jamais n’entre l’espérance : la colère de Dieu a scellé la porte !

Du feu sur vos têtes, du feu autour de vous ! — Vous avez faim ? — Mangez du feu ! — Vous avez soif ? — Buvez à cette rivière de soufre et de fer fondu !

Vous pleurerez pendant l’éternité ; vos pleurs feront une mer, et cette mer ne sera pas une goutte d’eau pour l’enfer ! Vos larmes entretiendront les flammes, loin de les éteindre, et vous entendrez la moelle bouillir dans vos os !

Et puis, on coupera vos têtes de dessus vos épaules, et pourtant vous vivrez ! Les démons se les jetteront l’un à l’autre, et pourtant vous vivrez ! ils rôtiront votre chair sur les brasiers ; vous sentirez votre chair devenir en charbon, et pourtant vous vivrez !…

Et là il y aura encore d’autres douleurs ; vous entendrez des reproches, des malédictions et des blasphèmes !

Le père dira à son fils : — Sois maudit, fils de ma chair, car c’est pour toi que j’ai voulu amasser des biens par la rapine !

Et le fils répondra : — Maudit, maudit sois-tu, mon père, car c’est toi qui m’as donné mon orgueil et qui m’as conduit ici !

Et la fille dira à sa mère : — Mille malheurs à vous, ma mère, mille malheurs à vous, caverne d’impuretés, car vous m’avez laissée libre, et j’ai quitté Dieu !

Vous m’avez laissée libre, et au lieu d’aller à la grand’messe, vous m’avez permis de passer le dimanche à dresser mes parures ; malheur à vous !

Et la mère ne reconnaîtra plus ses enfans, et elle répondra : — Malédiction sur mes filles et sur mes fils ; malédiction sur les fils de mes filles et sur les filles de mes fils !

Et ces cris retentiront pendant l’éternité. Et ces souffrances seront toujours. Et ce feu, ce feu… — C’est la colère de Dieu qui l’a allumé ; ce feu… il brûlera toujours, sans languir, sans fumer, sans pénétrer moins profondément vos os !…

L’éternité ! — Malheur ! — Ne jamais cesser de mourir, ne jamais cesser de se noyer dans un océan de souffrances !

Ô jamais ! tu es un mot plus grand que la mer. Ô jamais ! tu es plein de cris, de larmes et de rage. Jamais ! Oh ! tu es rigoureux, oh ! tu fais peur. »


Il nous semble qu’il y a dans ces tristes strophes un vague écho de la voix du Dante, non aussi profondément triste, aussi désespérant pour l’âme, mais plus farouche, plus effrayant peut-être. Sans doute que cet enfer sent trop le païen et le vieux celte ; la torture physique tient trop de place dans cet horrible tableau ; mais tel qu’il est, il fait crisper la chair d’épouvante. C’est la salle basse du Châtelet, mais avec Dieu pour grand-prévôt et l’éternité pour horloge !

Il ne faudrait pas prendre cependant cette matérialité crue et sauvage pour type des chants religieux des poètes bretons. Ils savent aussi plier leur dur langage aux inflexions de la joie. Il existe un autre cantique sur le paradis, aussi suave, aussi limpide, que celui-ci est farouche.

le paradis.

« Jésus ! combien grand sera le bonheur du ciel lorsque nous serons dans la gloire et dans l’amour de Dieu !

Je trouve le temps court, je n’ai plus de souffrances de cœur, en songeant nuit et jour à la gloire du paradis.

Quand je regarde le ciel et les misères de mon pauvre pays, oh ! je voudrais m’envoler comme une tourterelle blanche !

Mais, hélas ! je resterai encore ici jusqu’à l’heure de la mort, prisonnier sous une chair bien lourde à mon âme !

Quand viendra l’heure de la mort, oh ! quelle joie ! Je verrai alors Jésus, mon véritable époux ; je reverrai la part du ciel qu’il nous a gagné par sa mort.

Et aussitôt que mes chaînes seront rompues, je m’élèverai dans les airs comme une hirondelle.

Je traverserai l’espace pour aller reposer dans la gloire du ciel, emporté par le vent et bercé par les éclairs.

Alors je dirai adieu à mes frères, aux enfans de mon pauvre pays, adieu à toutes les souffrances, adieu à tous les péchés.

Adieu à la pauvreté, adieu à l’orgueil, adieu aux passions turbulentes, adieu aux ardentes tentations.

Alors je ne porterai plus en moi le mauvais esprit. Après l’heure de la mort, plus d’erreur !

Et je chanterai avec joie dans ma tombe : — Ma chaîne est rompue, liberté maintenant, liberté pour l’éternité !

La porte du paradis sera ouverte pour m’attendre ; les saints et les saintes seront là prêts à me prendre par la main.

Je serai reçu dans le palais de la Trinité, au milieu des honneurs et des chants délicieux, et Jésus placera sur ma tête une couronne de lumière.

Pour quelques souffrances, pour de courtes inquiétudes, quel prix, mon Dieu, je recevrai !

Je verrai Dieu avec son fils et l’Esprit saint ; je verrai la vierge Marie avec sa couronne de douze étoiles.

Et j’entendrai les anges chanter en chœur leurs sublimes cantiques, et entourant de leurs mélodies célestes le père de la vie.

Oh ! que ma part sera belle ! d’avance j’y songe et je l’aime. Ô mon cœur, cette pensée te console dans toutes tes afflictions ! »


Quelquefois le cantique breton revêt une forme moins mystique, prend une allure plus littéraire, et devient une sorte de méditation religieuse plutôt qu’un chant d’église. La pièce suivante est un exemple de cette élégie pieuse, confondue par nos poètes sous le nom général de cantiques.

hommage à dieu dans la solitude.

« Ô le bel enseignement, ô la belle leçon que me donne la solitude ! De quelle joie je sens mon âme inondée !

Loin, loin, maîtres savans, loin de moi ; tout ce que je vois est plus habile que vous pour m’éclairer et m’instruire.

La terre donne sans interruption ses fruits chaque année. Mais elle ne paie que le travail ; sans le travail elle est stérile.

L’abeille quitte sa ruche quand le coq chante pour ramasser son miel sur les fleurs ; et moi, quand je la vois, je songe qu’il faut que je cherche avec zèle les grâces divines.

Rien ne peut arrêter l’eau du fleuve qui s’écoule ; rien ne doit nous arrêter quand le devoir nous entraîne loin du rivage du plaisir.

Les troupeaux suivent avec confiance leurs pasteurs, et nous, suivons le vrai pasteur, croyons en lui, et ne nous livrons qu’à lui seul.

J’ai vu ce chêne élevé brisé par une tempête : malheur à moi si je suis trop haut dans la vie, car ma vertu sera brisée !

Le lierre s’attache aux murs ; et moi je veux être le lierre de Dieu ; moi je veux m’attacher à sa grâce, car lui seul est fort.

Quand je crie dans les bois, l’écho me répond ; mais moi, quand la voix du Seigneur m’appelle, pourquoi mon cœur n’est-il point son écho ?

Un instant fane l’éclat des fleurs les plus vivaces ; moi aussi, maintenant, je suis plein de vie ; peut-être dans quelques instans dormirai-je sous la terre !

Ô nature ! ô création ! pourquoi suis-je le seul qui ne vous imite pas dans cette grande solitude de la vie ? pourquoi suis-je le seul qui ne chante pas la gloire de Dieu ? »


Mais ce qui rend tous ces chants sacrés remarquables, ce qui les distingue, c’est l’ardente foi qu’ils révèlent, la puissance d’amour dont ils sont empreints. Sans doute, il faut que les croyances existent pour que de pareilles poésies soient composées ; mais on doit concevoir aussi combien ces mêmes croyances s’entretiennent et se passionnent par la popularité de chants semblables. Les enfans naissent, grandissent, au bruit de ces cantiques ; dès qu’ils peuvent parler ils les apprennent, ils s’en pénètrent, ils finissent par les chanter sans s’en apercevoir et sans y songer, comme ils respirent, comme ils marchent, comme ils regardent.

Ce sont surtout les noëls qu’ils répètent ainsi, et, dans leurs bouches, ces chants naïfs prennent un charmé inexprimable. Souvent deux pâtres assis sur deux roches élevées se répondent et se renvoient alternativement les strophes de ces poèmes pieux. Alors la jeune fille qui passe en fredonnant un sône, penche la tête pour les entendre ; les laveuses suspendent les coups de leurs battoirs au bord des doués ombreux, et le paysan qui siffle en conduisant la charrue s’arrête au bout du sillon, et, appuyé sur l’attelage, écoute les deux voix lointaines.

le premier pâtre[4].

« La seconde personne de la Trinité, en voyant nos misères, s’est offerte du fond du cœur à son père pour nous racheter du péché, et il a parlé au Dieu du ciel.

le second pâtre.

« Il a dit : — Mon père, si vous le permettez, je descendrai sur la terre, je revêtirai la nature humaine et je rachèterai les pécheurs !

le premier pâtre.

« Et le père a répondu : — Comment seraient-ils pardonnés ? ils ont brisé le joug de mes commandemens ! Les portes du ciel sont fermées et celles de l’enfer sont béantes !

le second pâtre.

« — Mon père, je sacrifierai pour eux mon corps, mon sang et ma vie ! Songez que la nature humaine est fragile, et que la subtilité du démon est grande !

le premier pâtre.

« Mon fils, j’ai pitié d’eux et je vous aime ! Descendez donc sur la terre pour les arracher à la douleur ; réunissez en vous l’homme et le Dieu pour racheter le monde !

Une vierge de Nazareth, du nom de Marie Joachim, portera neuf mois entre ses deux flancs le fils de Dieu, et le roi des soleils et des étoiles fera son entrée sur la terre dans une étable !

le second pâtre.

« — Père Éternel, quel nom aura votre petit enfant ? quel nom aura le fils de Marie ?

le premier pâtre.

« Son nom est grand ; il s’appellera Jésus ; Jésus veut dire sauveur.

Il naîtra sur une poignée de paille, et celle qui l’aura porté restera vierge, car le fils de Dieu n’aura fait que passer à travers la nature humaine de la femme choisie, comme un rayon du ciel au travers d’un pur cristal !

le second pâtre.

« C’est à Bethléem, dans une crèche, que l’on trouva le petit enfant qui était né. Celui qui porte le monde sur son doigt était là, emmaillotté par une jeune vierge ; une jeune vierge belle comme le jour, disposait du roi des anges !

le premier pâtre.

« Et alors on entendit les anges qui chantaient sur un air nouveau le Gloria in excelsis que l’on chante dans les églises.

Et les rois et les bergers vinrent adorer le fils de Dieu ; les rois offrirent trois présens, l’or, la myrrhe et l’encens.

le second pâtre.

« L’or marquait la pureté, l’encens la divinité ; la myrrhe rappelait l’enveloppe mortelle sous laquelle s’était caché le fils de Dieu.

le premier pâtre.

« Et vous, chrétiens, si vous voulez aussi donner au Messie trois beaux présens, livrez-lui l’or de votre amour, offrez-lui, dans vos cœurs, l’encens de vos oraisons, et que votre pénitence soit comme une myrrhe délicieuse ! »


Que l’on tâche de comprendre l’effet de cette complainte ingénue tombant, vers le soir, dans la campagne, du haut du Menés-Brée !… Bien des fois, lorsque la chaleur ou la rêverie m’avaient attardé au fond de quelque vallée, je me suis arrêté pour l’écouter ; et alors, involontairement, je me demandais tout bas s’il n’y avait pas bien du calme, bien du vrai bonheur dans la vie ignorante et crédule de ces petits paysans ? Alors, je me surprenais tout triste de n’être plus un enfant, non pas celui des villes, étiolé sous les châssis du collége, mais le pâtre grandi en plein air, conduisant ses moutons le long des bruyères roses, faisant le signe de la croix quand la première étoile monte au ciel, et revenant tous les jours vers son pauvre toit de chaume, par le même sentier de noisetiers, en chantant le même cantique !


§ III.

Guerz. – Différentes espèces de guerz. — Le Chant des âmes. — La Tête de mort. — L’Homme qui ne mange pas. — Saint Nicolas. – La Femme du meunier. — Les deux frères. — Marianic. – Les Trégoat. — L’Infanticide. — L’Héritière de Kéroulas. — Le Cloarec de Laoudour.

Si les cantiques sont les poésies les plus populaires de la Bretagne, les guerz en sont incontestablement les plus anciennes. Quelques uns de ces guerz remontent jusqu’au treizième siècle, et même au-delà ; mais c’est le très petit nombre. Presque tous sont postérieurs à 1500 : la plupart ne datent même que de deux siècles.

Le guerz armoricain rappelle beaucoup les ballades des peuples du Nord, mais seulement pour la forme, car on n’y trouve pas l’allure guerrière qui domine dans celles-ci. Le caractère breton est plutôt énergique que militaire. C’est une race vaillante au combat, parce qu’elle a de fortes affections et de fortes haines ; mais l’épée ne lui tient pas aux mains plus long-temps que la passion au cœur. Celle-ci satisfaite ou apaisée, les habitudes champêtres reprennent bien vite le dessus. Aussi n’est-ce point son histoire guerrière que le peuple breton a conservée dans ses ballades, mais bien celle de sa vie intérieure. Il ne pouvait, du reste, en être autrement. Dès le moment où la Bretagne cessa de former un État à part, et où la noblesse arbora le drapeau fleurdelisé à ses créneaux, le vassal, qui n’avait plus à défendre cette vague et instinctive idée de nationalité, dut se désintéresser des affaires publiques. Les luttes politiques continuèrent en vain ; ce n’était plus pour lui que d’abstraites querelles nées de vanités ou d’ambitions individuelles. D’ailleurs tout se faisait sans choc d’armures, sans prouesses, sans éclat, sans rien de ce qui peut réveiller chez les masses le sentiment poétique. Qu’aurait donc eu à chanter le peuple ? Ce mouvement d’intrigues et de discussions politiques n’était plus de sa sphère ; il ne s’y mêlait plus. C’étaient des tempêtes ou des beaux jours que les puissans formaient au-dessus de sa tête, et dont il ne savait rien que lorsque la foudre ou le soleil avaient brillé. Il n’avait plus de patrie. Il se rabattit alors sur la famille ; et de là naquirent les guerz, destinés à célébrer des évènemens particuliers, les amours, les morts, les douleurs, les miracles qui avaient attendri ou épouvanté les cœurs. La Bretagne avait fini son histoire, elle se mit à faire son roman.

Les ballades bretonnes ou guerz sont donc toujours le récit d’évènemens intimes ; ce sont de poétiques papiers de famille, et non des documens politiques. Mais les mœurs et les croyances de l’époque y sont vigoureusement moulées ; et l’on y trouve des détails que l’on chercherait vainement ailleurs.

Le guerz peut se partager en quatre espèces fort distinctes : le guerz sacré, qui est ou la légende d’un saint, ou une chronique pieuse ; le guerz fantastique, qui raconte quelque merveilleuse apparition ou quelque grand miracle ; le guerz plaisant, qui n’est autre chose que le fabliau du moyen âge ; enfin, le guerz historique, qui est le récit d’un évènement sombre et touchant.

Les guerz de Saint-Laurent, de Michel Noblet, du Juif-Errant, de Sainte-Trifine, de Sainte-Aude, sont célèbres parmi les guerz sacrés.

Parmi les guerz fantastiques, on peut citer les Moines de Saint-Nicolas, le Chant des âmes, l’Homme qui ne mange pas, la Tête de Mort.

Le Chant des âmes est un guerz en dialecte de Vannes. Le jour des Morts, quand on a vu les lumières s’éteindre dans les fermes isolées, quand, les familles enfermées dans les lits clos, dorment ou prient pour ceux qui ne sont plus, de tristes chants s’élèvent tout-à-coup, et des voix de femmes, d’enfans, de vieillards, se font entendre dans la nuit, semblables aux plaintes d’âmes en peine : ce sont les mendians qui parcourent les villages en chantant, sur un mode luguhre, l’hymne du purgatoire.

le chant des âmes[5].

« Mes pauvres gens, ne soyez pas surpris si je tombe auprès de votre porte, c’est Jésus qui m’a transporté pour vous réveiller, si vous dormez.

C’est Jésus qui m’a transporté pour vous réveiller de votre premier sommeil ; unissez vos prières aux prières des âmes.

» Vous êtes bien à l’aise dans votre lit, les pauvres âmes sont en souffrance… Vous êtes là mollement couchés, les pauvres âmes sont bien mal.

» Priez, parens ; priez, amis, car les enfans ne le font pas. Chers amis, ah ! priez, car les enfans sont bien ingrats !

» Un drap blanc, cinq planches, un oreiller de paille sous la tête, cinq pieds de terre par-dessus : voilà tous les biens de ce monde !

» Vierge Marie ! quels chants douloureux ! quels chants douloureux Jésus envoie du ciel !

» Peut-être votre père, votre mère ; peut-être votre frère, votre sœur, sont-ils brûlés dans le purgatoire !

» Là, courbés à genoux, flammes en haut, flammes en bas, ils crient vers vous : des prières ! des prières !

» Autrefois, quand j’étais dans le monde, j’avais des parens, des amis ; aujourd’hui mort, parens, amis, je n’ai plus rien.

» Quand vous irez au marché, portez une bonne mesure ; mort, vous trouverez ici la mesure de Dieu.

» Allons, sautez de votre lit ; sautez pieds nus sur la terre, à moins que vous ne soyez malades ou déjà surpris par la mort. »


On comprend ce que doit avoir de saisissant ce guerz lamentable retentissant au loin dans les ténèbres, alors que les vents d’automne bruissent le long des coulées, que la pluie tombe goutte à goutte sur les dalles du seuil, et que le feu de lande grésille sourdement dans le foyer assoupi ! Cependant, on le voit, il n’y a point ici de drame ; tout est dans la forme, dans ce langage direct des âmes criant leurs tortures aux portes des chaumières et demandant une prière aux familles endormies. Le terrible est dans l’impression communiquée par le chant, dans le sentiment de fantastique épouvante qu’il soulève en nos cœurs. Le terrible du guerz de la Tête de Mort, au contraire, est tout entier dans le récit même. L’effroi ne vient pas de nous, il naît directement du drame.

la tête de mort.

« C’était le vingt-huitième jour de février ; le carême allait finir. Trois malheureux jeunes gens étaient assis à table dans une auberge, et ils se faisaient servir des liqueurs les plus délicieuses.

» Quand ils furent pleins d’ivresse, l’idée leur vint de prendre des masques et d’aller courir ainsi dans les carrefours.

» Deux d’entre eux cachèrent leurs vêtemens sous des peaux velues, et de leurs têtes s’élevaient deux cornes de taureau.

» Le troisième (oh ! celui-là fut le plus malheureux !…), le troisième alla au reliquaire : il enfonça sa tête dans le crâne desséché d’un mort ; dans les trous des yeux il plaça deux lumières étincelantes : c’était horreur à voir !

» Alors il se mit à parcourir ainsi les rues de la ville ; les enfans, épouvantés, fuyaient devant lui en jetant de grands cris ; les hommes forts même s’écartaient avec terreur !

» Et dans un carrefour de la cité, tous trois se rencontrèrent ; tous trois encore ivres de ce qu’ils avaient bu ensemble !

» Et dans leur démence, ils appelèrent les saints et les saintes par leur nom, et ils dirent à notre Sauveur béni :

» — Christ, veux-tu que nous fassions la guerre toi et nous ? — Un coup de tonnerre répondit !

» Il était si sourd et si terrible, que la ville entière en trembla, pleine d’épouvante, et les femmes crurent que le monde allait finir !

» Le malheureux revint au reliquaire pour rejeter la tête de mort où il l’avait trouvée. Horrible chose ! Et en la voyant rouler parmi ses sœurs, il lui dit en riant : — Viens souper demain avec moi, je t’attendrai.

» Ensuite il retourna chez lui pour finir la nuit ; il se coucha et voulut dormir, mais en vain.

» Il y avait dans son cœur comme une grande douleur qui l’empêchait de respirer.

» Le jour vint et il alla au champ. Le soleil brillait, les oiseaux chantaient, et pourtant son cœur restait triste et malade !

» Le soir venu, il revint au logis tout pensif, et il s’avança avec son monde vers la table pour souper. Mais voilà qu’on vint frapper à la porte ; on ouvrit : — horreur ! horreur !

» C’était la tête de mort !… la tête de mort portée sur son squelette !… et, à la voir marcher, on eût dit qu’elle vivait !

» L’homme coupable jeta un cri et tomba la face contre terre. La tête de mort se pencha comme pour regarder le corps étendu.

» — Malheur ! cria-t-elle ; au lieu de prier pour moi, tu m’as fait participer à tes folles profanations, et mes tourmens s’en sont accrus, et je brûle dans l’enfer à cause de ton crime !

» Malheur à toi ! — Malheur à ton père et à ta mère, car ils ont nourri un fils infâme !

» Deux jours après ce miracle d’exemple, il y avait dans la maison trois bénitiers devant trois châsses, et le père, la mère et le fils dormaient dans celles-ci ! »


Les guerz de l’Homme qui ne mange pas et de Saint-Nicolas sont plus bretons peut-être, plus neufs dans leur pensée première ; ils semblent appartenir davantage à la vie positive par leurs détails et par leur moralité ; c’est, si nous osons nous exprimer ainsi, du fantastique plus pratique et plus réel ; on va en juger.

l’homme qui ne mange pas[6].

« Esprit saint ! viens enflammer mon âme, je vais chanter un cantique aux Bretons ; je dirai ce qui arriva dans le bas-pays au dernier mois de septembre !

» Mon cœur se brise, mes membres se crispent, mes yeux s’écoulent en larmes, quand je pense combien est triste ce que je vais chanter ! Ô Vierge sainte ! secourez-moi !

» Un jeune homme, hélas ! vit tout son monde mourir de la contagion, et il fut ainsi condamné à toutes sortes de tristesses ! à toutes sortes de tristesses, hélas ! à toutes sortes de misères !

» Comme il était jeune, il n’osait rien demander. De bonnes gens, par charité, lui portaient quelques morceaux ! Comme il était jeune, d’autres vinrent le gronder :

— Lève-toi de là, et va travailler !

» Il souffre mille injures, mais avec patience, car il avait confiance dans la Vierge bénite ; il avait son image et celle de la Passion, et il priait chaque jour devant elles !

» Un riche du pays, un homme du canton, entendit parler de sa misère et vint le voir, et lui dit : — Viens chez moi travailler. Et le pauvre malheureux répondit : — Hélas ! je n’ai point d’habits !

» Oh ! certes, je sais travailler la terre ; mais, hélas ! dit le pauvre, je n’ai ni pelle ni pioche ! Il me faudrait quatre écus pour m’équiper… j’irai sûrement chez vous pour vous les rendre !

» Le riche, sur sa parole, lui compte quatre écus, et lui dit : — Mon ami, ne manque pas à ce que tu as promis, et il lui dit : — Mon ami, viens travailler chez moi quand tu auras pelle et pioche, et que ton corps sera couvert.

» Le pauvre alla chez lui. C’était bien loin ! certes, il aimait à travailler ; mais un jour tout le monde fut bien surpris.

» Tout le monde se demandait : — Où est donc resté le pauvre malheureux ? Ils allèrent voir, et ils le trouvèrent mort dans sa petite chambre, sur une poignée de paille !

» Un drap entourait son corps, comme s’il eût été préparé pour la fosse ! Le bruit de ce qui était arrivé courut bientôt. Le monde vint voir. Le riche vint aussi, car il était du canton, il vint voir… Ô Dieu ! quel étonnement !

» Quand il sortit de la maison, il s’écria devant les gens qui étaient là : — Non ! non ! jamais son âme n’entrera dans le paradis de Dieu avant qu’il ne m’ait rendu ce que je lui ai prêté… quatre écus !

» Ah ! quand il prononça ces terribles paroles, pourquoi la terre ne s’ouvrit-elle pas pour le dévorer, lui qui arrêtait le vol d’une âme, d’une âme qui allait dans la joie, qui allait être reçue par Jésus dans les cieux ?

» La glorieuse Vierge Marie, en souvenir de sa fidélité, donne un délai au trépassé !… Elle permit à son serviteur de revenir un instant sur la terre pour travailler à la maison, afin de payer le barbare !

» Il va donc à la maison du riche, et il est reçu. — De l’ouvrage ! de l’ouvrage ! — On lui en donne, et il travaille aux champs comme trois des plus forts, chose étonnante ! sans boire ni manger !

» Quand l’heure du repas venait, on avait beau le prier d’aller avec les autres, il se retirait de côté, et là, il s’étendait, la bouche collée contre terre, pour souffrir ses tourmens.

» L’usurier vient, et il reste frappé de surprise ! À l’instant il va chez le recteur, et lui dit : — J’ai un ouvrier qui travaille autant que trois, chose étonnante ! sans boire ni manger !

» — Eh bien ! dit le recteur, continuez toujours, tout à l’heure j’irai voir ! Quand le recteur arriva aux champs, par la grâce de Dieu il reconnut de suite que c’était une âme !

» — Je t’adjure, dit-il, de me répondre ; n’y a-t-il pas aujourd’hui huit jours que j’ai posé ton corps dans la terre ? Que veux-tu ? que cherches-tu ici ? que faut-il pour te délivrer ?

» — Je devais quatre écus au maître de cette maison ; j’ai pris le seul moyen que j’avais pour le payer. — Oh ! tu en auras huit au lieu de quatre, pauvre âme ! et tu seras délivrée.

» — Hélas ! je ne puis, de moi-même, entrer dans la joie ; il faut que ce soit mon bon ange qui vienne me l’annoncer. Priez Dieu pour moi ; demain, à la même heure, je vous rendrai vos prières dans le ciel !

» Le recteur vint avec l’argent pour tirer l’affligé de peine et de souffrance. — Moi, dit l’âme, c’est moi qui les ai reçus de lui ; donnez, c’est moi qui les lui rendrai, puis que vous êtes si bon.

» Le riche allonge la main pour recevoir l’argent ; mais, tout-à-coup, il sent la peine, les tourmens, la brûlure du mort ; son bras droit est consumé jusqu’à l’épaule.

» L’argent tombe de sa main à terre. — Adieu, monsieur le recteur, maintenant je vais à la joie, je prierai pour vous Jésus-Christ Notre-Seigneur.

» Quand un homme vous devra, et qu’il quittera la vie, au lieu de le maudire, priez pour lui. Prions toujours et bénissons, et nous irons au repos, et nous irons louer Dieu dans la gloire de son saint paradis. »

saint nicolas.

« C’est monsieur saint Nicolas qui avait trois abbés. Ils voulurent partir un jour pour aller voir ceux qu’ils aimaient, et ils vinrent trouver saint Nicolas, qui leur dit : — Allez, par la grâce de Dieu, et qu’il vous conduise.

» Mais la nuit vint, et les trois abbés trouvèrent que l’air était froid. Ils s’arrêtèrent sur le seuil d’un boucher, et ils lui dirent : La paix soit avec vous ; la poussière couvre nos chaussures, et nos membres sont lassés. Trois bottes de paille pour nous, nous allons voir ceux que nous aimons.

» Et le boucher leur dit : — Entrez. Il y avait du sang sur le seuil ; mais l’un d’eux dit à l’autre : — C’est le sang des agneaux qu’il tue. Le boucher les regardait parce qu’ils avaient une croix d’argent suspendue à leur cou. Il leur dit : — Voilà des lits ; vous dormirez bien, je vous le promets. Les moines dirent : Amen.

» Dès qu’ils furent couchés le plus jeune dit : – Demain je verrai ma mère, et il s’endormit. L’autre dit : — Demain j’embrasserai ma sœur, et il s’endormit. Le plus vieux ne dit rien, mais il pensa à sa nièce, et il s’endormit.

» Mais voilà que dans la nuit le boucher se lève. Il a le couteau qui lui sert à couper la gorge des brebis, et il s’approche du lit. Il commence par le plus vieux, et il lui enfonce dans le cou son fer tranchant. Le vieillard fit un soupir, puis il resta immobile.

» Le boucher alla ensuite au second, au troisième, et l’on entendit encore deux soupirs. Cependant le sang coulait. L’assassin mit près de la couche, pour le recevoir, une baille toute noire de sang caillé.

» Mais voilà que monsieur saint Nicolas, par la grâce de Dieu, vint là, parce qu’il avait été averti, et il dit : — Où sont mes abbés ?

» — Ils sont tous trois partis, dit le boucher.

» — Il faut que je les retrouve.

» Alors trois voix sortirent du lit :

» — Gloria in excelsis ! Nous sommes tous trois ici où il nous a tués ; saisissez le boucher et faites-le pendre[7]. »

Les guerz plaisans sont plus rares que les guerz sacrés ; cependant, on peut citer en ce genre ceux intitulés : le Tailleur dans l’embarras, le Prêtre barbu, le Boulanger et les jeunes Filles, le Mari fouetté par sa femme, le Chien du recteur de Lannilis, enfin, la Femme du meunier. Ce dernier est devenu célèbre en France par les imitations qu’en firent les troubadours, puis la reine de Navarre, puis, enfin, La Fontaine, dans son conte du Quiproquo.

Ces guerz, il faut le dire, sont loin d’égaler les poésies sérieuses. Il y a dans la marche du récit breton quelque chose de lourd et de solennel qui s’accommode mal avec la ballade plaisante. Les vers sont parfois incisifs et bien aiguisés, les idées originales, les mots énergiquement naïfs ; mais l’allure générale manque de légèreté, d’aisance, de prestesse. Il y a toujours dans le poète quelque chose d’un hercule qui joue aux osselets, une sorte de gaucherie qui montre que la muse n’est pas dans sa robe accoutumée, et que son costume joyeux n’est qu’un déguisement. Puis, ce style sans transitions, habituel aux poésies bretonnes, et qui s’allie merveilleusement à des élans de passions, convient mal à un lai plaisant qui ne brille que par les nuances, les rapprochemens ingénieux, l’expression facile, rieuse et bien nourrie. Ces vers hachés et brusques, ces phrases sans charnières, qui ne tiennent à rien, toutes ces sauvageries de style, charmantes ailleurs, sont ici déplacées et fatigantes. Ajoutez à cela que ce qui a fait rire le Breton n’est souvent comique que pour lui seul. Ses mœurs étant spéciales, le ridicule qui résulte toujours d’une attaque faite aux mœurs adoptées est nécessairement aussi une spécialité.

Du reste, voici un guerz plaisant qui donnera idée de tous les autres.

la femme du meunier.

« Il y avait près de Scaër un meunier qui avait une femme jeune et jolie. Cependant, l’ennui lui vint, car il l’avait regardée aussi souvent que la roue de son moulin, et il ne faisait plus de différence entre la roue et la femme.

» Mais, en récompense, il avait chez lui une servante qu’il trouvait bien à son gré. Il la regardait comme les enfans regardent au pardon les gâteaux dont ils n’ont jamais mangé : l’eau lui en venait à la bouche.

» La jeune fille n’y prenait point garde ; elle savait que ce qu’on offre perd de son prix : aussi courait-elle dans le moulin comme un pinson du mois de mai, et elle disait souvent : — Aucun homme n’a froissé la paille de mon lit ni ne la froissera.

» Mais voilà qu’un jour le meunier la trouva hors du moulin, et lui dit : — Maharite, on vend de belles croix au village du Hêtre (Faouët) ; si tu veux, je t’en suspendrai une moi-même sur ton joli sein. — Les croix d’or descendent trop bas, répondit Maharite.

» — Si tu veux, Maharite, je t’achèterai de beaux bas violets à coins jaunes et bleus, et je te les mettrai moi-même sur ta jambe ronde.

— Les bas violets montent trop haut, répondit Maharite.

» — Maharite est une pauvre fille, et moi je suis un riche meunier ; si tu veux, je te ferai gagner cent écus en argent et dix louis en or. Laisse-moi seulement aller causer avec toi ce soir quand tout le monde dormira.

» — Votre femme n’est séparée de moi que par une planche ; elle reconnaîtrait votre manière de causer, dit la jeune fille. — Je ne dirai pas un mot ; je ne ferai aucun bruit, laisse seulement ton lit clos ouvert. — Les lits clos ne ferment pas à clef, répondit Maharite, et elle s’en alla.

» Le meunier, enchanté, attendit le soir avec impatience ; il mit une chemise blanche, et se fit beau comme s’il devait souper en ville. Mais Maharite avait averti la meunière ; et quand il vint, ce fut sa femme qu’il trouva entre les draps de la jeune fille.

» Pendant toute la nuit il y eut grande joie. Lemeunier se disait en lui-même : — Pourquoi ma femme ne vaut-elle pas cette fille-ci ? Mais il y a autant de différence qu’entre une noix et une citrouille ; si j’avais celle-ci pour femme, je ne m’ennuierais jamais.

» Cependant il se leva avant le jour, rassasié de plaisir, et il se mit à penser que cette nuit lui coûtait bien cher. Cent écus en argent et dix louis en or ! Il faudrait plonger l’écuelle dans bien des sacs de blé pour rattraper tant d’argent[8].

» Alors l’idée lui vint de son filleul qui était en service chez lui. C’était un beau garçon qui était assez jeune pour échauffer un lit à deux, et qui n’avait point peur des jeunes filles ; il résolut de le faire passer par-dessus son marché.

» Il va le trouver, et lui dit tout. Le garçon meunier se lève aussitôt, et va au lit de Maharite, où il trouve la meunière. La jeune femme tout étonnée rompt enfin le silence, et lui dit : – Pour le sûr, mon mari, vous serez malade demain.

» Le garçon meunier resta bien sot en reconnaissant la voix de sa maîtresse. — Ce n’est point Maharite ? dit-il. — Non, vraiment, et vous, vous n’êtes point mon mari ? — Je suis Jean, le garçon du moulin, et mon parrain m’a envoyé lui-même ici, en me faisant cadeau du reste de la nuit achetée.

» La meunière se mit à rire. — Tais-toi, Jean, tais-toi, dit-elle ; ce matin je vais à la foire du Bourg-du-Hétre (Faouët) ; je te promets un beau chapeau, car c’est à toi de le porter, et j’achèterai pour mon homme un bonnet jaune comme il le mérite.

» Quant à Maharite, elle aura un habit neuf, des bas violets et une croix d’or. Maharite est la seule sage de nous tous ; et son mari pourra passer dans les taillis sans avoir peur des branches[9].

» Des étrangers logeaient dans la maison ; ils demanderent le lendemain à la meunière pourquoi il y avait eu, dans son moulin, tant de mouvement et de bruit avant le jour.

» — Messieurs, répondit la meunière, c’est mon mari qui réveillait Jean, son bon valet, pour qu’il vînt bluter sa farine. »


Quant aux guerz historiques, le nombre en est infini, et ce sont généralement les plus anciens. Ainsi, outre la vieille ballade des Deux Frères, on peut citer : la Jeune Religieuse, ravissante élégie à la manière de Goëthe ; le Marquis de Guerand, les Trégoat, l’Infanticide, Mariannic, l’Héritière de Kéroulas, le Cloarec de Laoudour, et mille autres dont il serait trop long de traduire même les titres.

Nous l’avons dit, les ballades écossaises ne peuvent donner une idée de notre guerz historique breton. Il y a en effet dans les premiers une tournure dramatique, mouvementée, qui révèle l’imagination d’une race chevaleresque et fiévreuse ; le guerz breton, au contraire, reflète toute la grave tristesse de ce peuple à enveloppe de pierres qui ramasse tout au dedans et ne remue que juste ce qu’il faut pour vivre. Sa poésie est, comme lui, sans tempête, sans nuages apparens, à surface plane et limpide : on la voit claire jusqu’au fond. L’âme y glisse et s’y égare, comme une barque rêveuse, sans secousses de houle ni de rafale. L’aspect en est uniforme, monotone même, mais immense ! Elle reflète je ne sais quelle vague contemplation des grandes harmonies de la nature et de l’âme ; c’est comme l’accord d’une douleur innée avec les longs soupirs de l’Océan sur les tristes landes de nos baies.

Ce caractère de sentimentalité profonde, placide et concentrée, est fortement marqué dans toute la littérature armoricaine ; mais nulle part il ne se révèle avec autant d’ingénuité que dans les chants dont nous nous occupons. Les guerz historiques surtout sont empreints de cette mélancolie sincère et de tempérament. Leur drame est généralement peu de chose ; ce sont des tableaux d’intérieur, où une douleur réelle apparaît, sur le premier plan, au milieu des détails les plus familiers. Il s’y trouve bien parfois un peu de tragédie, mais de tragédie à hauteur d’homme, qui se termine bourgeoisement, sans poignard ni poison, et qui vous touche sans vous bouleverser. C’est spécialement à cette loyale et consciencieuse simplicité qu’il faut attribuer le charme merveilleux que respirent nos ballades populaires.

Le guerz des Deux Frères appartient probablement au temps des croisades. Il se distingue par la grâce ingénue, et par une teinte chevaleresque qu’on ne retrouve dans aucune autre ballade bretonne.

les deux frères.

« Si je vais à la guerre, comme j’en ai la volonté, où mettrai-je ma femme, où laisserai-je ma chère amie ?

» — Envoyez-la dans ma maison, mon frère ! envoyez-la, si vous m’aimez ! et je la mettrai dans une chambre avec mes filles qui sont des filles nobles !

» Il n’était pas encore sorti du château, que tous, grands et petits, commencèrent à dire à la jeune femme :

» — Quittez votre robe rouge et mettez-en une blanche ; mettez une robe de toile blanche pour aller dans les landes garder les moutons.

» Pendant sept ou huit ans la pauvre jeune femme ne fit que pleurer ; mais après la huitième année, elle commença à chanter.

» Et un jeune gentilhomme qui revenait de l’armée, entendit une douce voix qui chantait dans les landes.

» — Tiens, jeune page, tiens la bride de mon coursier, car j’entends une douce voix dans les landes, et c’est la voix de ma chère aimée.

» — Bonjour, jeune bergère ; vous chantez bien joyeusement ? Dites-moi, je vous prie, où je pourrai trouver un lit et de la litière pour mon coursier ?

» — Messire, allez chez mon beau-frère, et vous serez logé ; allez chez mon beau-frère, et vous trouverez de la litière pour votre coursier.

» — Merci, jeune fille ; mais, dites-moi, votre état est-il donc de garder les moutons ainsi ?

» — Mon mari est à l’armée, et c’est pourquoi on m’a forcée de garder les moutons.

» C’était un beau jeune homme, mon mari, et il avait des cheveux blonds, des cheveux blonds comme les vôtres, messire.

» — Regardez-moi bien, jeune femme ; oh ! regardez-moi bien, et prenez garde si vous me connaissez !

» Quand il arriva chez son frère, il dit : — Bonjour et joie dans cette maison : Mon frère, où est ma femme que je vous avais confiée ?

» — Prenez un fauteuil et asseyez-vous, mon frère ; votre femme est sortie, mais bientôt vous la reverrez.

» — Non, dit l’homme de guerre, elle n’est pas sortie ; mais je l’ai trouvée dans les landes qui gardait les moutons.

» Honte à toi, mon frère ! Si je ne respectais la maison de mon père et de ma mère, j’aurais lavé ton injustice dans ton sang. »

mariannic.

« En 1651, il arriva un malheur dans la ville de Lannion ; il arriva un malheur à une jeune fille qui était servante dans une hôtellerie.

» Deux maltôtiers vinrent dans la maison pour souper, jouer aux cartes et se divertir. Quand ils eurent bu et mangé ils demandèrent Mariannic pour les reconduire chez eux.

» Mariannic avait une maîtresse dont le cœur était plein de bienveillance. Elle lui donna une lanterne avec une lumière, et elle lui dit : — Tiens, Mariannic, conduis ces gentilshommes chez eux.

» — Mariannic, dirent les hommes dans le chemin, soufflez cette lanterne, éteignez cette brillante lumière. — Comment voulez-vous, messieurs, que je vous conduise alors au logis ?…

» Mais il sera fait comme vous le désirez, car à cette heure les honnêtes gens sont à dormir.

» — Allons, Mariannic, dirent-ils bientôt, venez avec nous au logis, nous vous mettrons entre trois sortes de vin et vous en boirez. — Merci, messieurs, merci de votre galanterie ; mais ma maîtresse a de quatre sortes de vin, et j’en bois quand il me plaît.

» Et ils allaient toujours !… Mariannic tremblait et cherchait aux fenêtres quelque lumière de malades pour la rassurer. Les hommes causaient bas entre eux : la pauvre fille se mit à pleurer !

» Mais elle avait une maîtresse dont le cœur était plein de bienveillance ; et elle se mit à parcourir les rues, cherchant sa servante, car elle ne revenait pas. — Monsieur le sénéchal, vous dormez bientôt ! Monsieur le sénéchal, ma fille Mariannic ne revient pas !

» Quand ils arrivèrent au pont de Sainte-Anne, ils trouvèrent la jeune fille morte, et la lanterne était près d’elle encore.

» Adieu, Mariannic ; adieu, pauvre enfant ; adieu, la plus belle jeune fille dont le pied ait foulé le pavé de Lannion. »


Dites-moi si vous connaissez quelque chose de plus charmant que ce guerz de Mariannic ? N’est-ce pas une ballade composée pour faire pleurer des enfans et des femmes ? un de ces chants candides qui arrivent à l’âme comme un murmure de la campagne, tout chargés de poésie parfumée et de berceuse tristesse ? Quelle adorable vision que cette Mariannic, naïve sœur des jeunes filles de Goëthe, pauvre enfant qui n’apparaît là que pour mourir ! Et quelle rapidité dans le récit, comme le drame court croissant et terrible ! Les réflexions pieuses elles-mêmes ont disparu, et le narrateur breton oublie un instant qu’il est chrétien pour ne parler que comme un homme. Comparez à ce guerz ceux des Trégoat et de l’Infanticide, si solennels, si sombres, si religieux, si entrecoupés d’élans chrétiens et de sentences morales. Quel frappant contraste !

les trégoat.

« Ce fut auprès de la croix de Kerrousy qu’arriva le malheur (si grand, hélas !) : Jean Guilchen et sa femme y furent tués. Une nièce était avec eux, une nièce âgée de quinze ans.

» Quelqu’un cria, en frappant à la porte, et demanda du feu pour allumer sa pipe ; Jean Guilchen vint ouvrir avec un tison à la main. Hélas ! il ne savait pas, en ouvrant la porte, qu’il ouvrait à la mort !

» C’étaient des hommes qui venaient par vengeance. Au moment où Guilchen parut, ils le frappèrent si malheureusement, qu’il tomba la face sur terre. Il était là, ce pauvre Guilchen, perdu sans retour ; et ils le frappaient encore jusqu’à mourir !

» Sa femme Maharite s’approcha d’eux ; par les plus poignantes prières, elle leur demanda le temps de revenir à Jésus, son Rédempteur, avant de s’en aller de la vie.

» — Oh ! laissez-moi me convertir du plus profond de mon cœur ; laissez-moi me convertir à Jésus, mon conducteur ; à la Vierge Marie, reine des anges ! Que j’entre dans la joie, ô mon Dieu ! avant la fin de ma pauvre existence !

» Un des assassins dit à celui qui frappait : — Ne regarde pas à de pareilles raisons, ou tu manqueras ton coup ; ceux qui passeront nous prendront, et nous aurons la mort.

» Dès que l’assassin entendit ce que lui disait son compagnon, il saisit la femme par les cheveux, souleva sa tête, et la frappa si malheureusement, qu’il la fit cogner à terre, mourante sous ses pieds.

» Il serait dur le cœur, dur le cœur qui ne fondrait pas en larmes à la pensée que la petite fille était là demandant la vie aux meurtriers, au nom de la passion du Christ.

» Elle priait Dieu, et ces misérables lui répondirent : — Nous verrons si tu dois vivre, quand nous aurons fini avec ceux-ci.

» Comprenez, chrétiens, ce crève-cour ! L’enfant, la pauvre enfant attendait mourir, et les deux autres étaient sans vie, les deux autres nageaient sur une terre détrempée de leur sang ; et la rage des assassins était encore affamée !

» Un d’eux lui dit : — As-tu connu celui qui a frappé ? — Je l’ai connu, dit l’enfant ; mais si vous me laissez la vie, jamais je ne le déclarerai.

» Mais dès que le malheureux entendit qu’il était reconnu, il frappa !… Un bras de la pauvre enfant fut brisé.

» Et, sans pitié, comme elle était tombée, il saisit une fourche de fer et il la lui enfonça dans le crâne. — Cela est vrai, car ceux qui entrèrent dans la maison, le lundi matin, après l’assassinat, me l’ont raconté ainsi.

» Mais ce n’était point assez pour eux d’avoir tué, il leur fallait un massacre. Les monstres saisirent des escabeaux, et ils frappèrent sur les cadavres. Les membres furent rompus, les têtes ouvertes !… Ô chrétiens, malheur !

» Glorieuse Vierge Marie, mère de la compassion, reine des anges, donnez-moi le courage de dire au peuple le nom des deux malheureux qui firent le crime. — C’était Jean et Laurent Trégoat.

» Le treizième jour du mois de mars, ils furent pris et conduits en prison, à la manière des criminels ; comme ils y entraient, on leur présenta les armes qui avaient tué trois chrétiens.

» On leur demanda s’ils les connaissaient. — Trois fois on leur fit cette question, et ils ne répondirent rien. On les conduisit à Lannion, et les armes sanglantes après eux. — Le peuple criait vengeance !

» Depuis le treizième jour du mois de la paille blanche (juillet), ils ont été mis à mort. — Glorieuse Vierge, priez votre fils pour ces pauvres pécheurs.

» Quand le dernier fut emmené de la prison pour mourir, son conducteur lui dit : — Si l’on vous rendait la liberté, ne déclareriez vous aucun complice ? — Il n’a fait d’autre réponse que de courber sa tête.

» Et quand il est arrivé sur l’échafaud, il s’est levé de toute sa hauteur ; il a regardé tout le monde avec un air bien capable de faire pleurer, il a joint ses mains, et s’est plié vers le couteau pour rendre son âme à Dieu.

» Hommes, jeunes et vieux, regardez ce malheur, qu’il entre dans vos cours, et disons ensemble pour le repos de leurs âmes un De profundis. »

l’infanticide.

« Esprit saint, donnez-moi la lumière, que je chante un triste récit, un exemple qui est bien déplorable, et un tableau qui fera réfléchir bien des jeunes gens.

» Une jeune fille d’une famille honorable, riche du côté de son père et de celui de sa mère, mit au monde deux enfans, et, au même moment, fut tentée de les étrangler tous deux ; de les étrangler avant qu’ils fussent baptisés !…

» Et elle enterra leurs cadavres ; mais comme elle retournait à la maison pour rapporter la pelle, son père la remarqua, et lui dit : — Ma fille, où êtes-vous allée ? Je vous trouve bien pâle.

» À la couleur de votre visage on vous dirait malade ! — Mais elle répondit à son père avec un air tranquille à faire effroi : — Je servirai d’exemple à bien des jeunes filles !

» Lorsque le père l’entendit parler ainsi, il réfléchit aux paroles de sa fille, et elles lui restèrent lourdes sur le cœur.

» — Serait-il possible, ma fille, que je vous eusse élevée depuis votre enfance pour que vous me fassiez de la douleur ?

» Deux ou trois jours après qu’elle eut fait son crime, son père alla aux champs pour chercher les bestiaux. Et en entrant dans le parc, il vit un pourceau qui tirait deux enfans hors de terre.

» Il vint à la maison fou de colère, il saisit la hache pour tuer sa fille ; mais Dieu et la Vierge brisèrent sa fureur, et sa fille sortit.

» Et elle alla au parc prendre les deux cadavres de ses enfans ; elle les mit dans son tablier, et alla chez le sénéchal pour savoir que faire de son crime.

» Lorsqu’elle entra dans la maison, le sénéchal était à écrire, et quand il vit les enfans qui étaient dans le tablier, il se mit à trembler, et la plume tomba de sa main.

» Et quand il vit les enfans, il se mit à pleurer comme un malheureux. — Avez-vous bien eu le cœur de tuer vos deux pauvres petits ; de les tuer sans pitié ?

» — De cinq enfans que j’ai mis au jour, il n’en est qu’un de vivant, j’en ai tué quatre ! Le premier est né près de Vitré, et je l’ai jeté dans la rivière dès qu’il commença à crier !

» Le second est né près de chez mon voisin, et, dès qu’il fut tué, je le mis dans le fumier ! Le troisième est né dans le cimetière, sur une tombe ; celui-là est vivant, car deux vieilles gens l’ont trouvé en passant !

» Ces deux-ci ont été trouvés par mon père, et je vous les ai apportés, sénéchal ! Pendez leur mère aux fourches de justice, et les jeunes filles qui passeront auront un exemple !

» À l’âge de douze ans, j’étais reçue chez le recteur de ma paroisse avec honneur et respect ; j’allais faire ma première communion parmi les enfans. Cinq ans après, j’étais encore vivant dans la crainte de Dieu.

» Mais, à l’âge de dix-sept ans, j’ai été séduite par deux filles dépravées ! J’ai couru avec elles les bals et les pardons ! — Maudites soient celles qui les suivent !

» Pères et mères, maîtres et maîtresses, que ce soit un exemple ! Corrigez vos enfans, et instruisez-les dans la vertu ! Ne les laissez aller aux fêtes et aux danses qu’en tenant le bras de gens honnêtes. »


Mais les guerz que nous venons de citer ne racontent que des évènemens lugubres ou sanglans. Il en est aussi de consacrés à de mélancoliques aventures d’amour. Le plus célèbre et le plus ancien dans ce genre est celui de l’Héritière de Kéroulas.

l’héritière de kéroulas.

« Que l’héritière de Kéroulas est heureuse d’avoir une robe de satin bleu pour danser avec les gentilshommes !

» Ainsi disait-on dans la salle quand l’héritière y entra pour danser, car le marquis de Mesle y était avec sa mère et une suite nombreuse.

» Et l’héritière de Kéroulas disait : — Oh ! que ne suis-je petit pigeon bleu, comme ceux qui se perchent sur le toit de Kéroulas, pour entendre ce qui se trame entre sa mère et la mienne !

» Ce que je vois me fait trembler ! Ce n’est pas sans projet qu’ils sont venus de Cornouaille, quand il y a dans la maison une héritière à marier !

» Avec sa fortune et son nom, ce marquis-là ne me plaît pas ; mais j’aime Kerthomas depuis long-temps, je l’aime et l’aimerai jusqu’à mourir !

» Et Kerthomas aussi était inquiet, en voyant ceux qui étaient arrivés à Kéroulas ; car il aimait l’héritière, et on l’entendait souvent dire :

» — Je voudrais être petite sarcelle, nageant sur l’étang où on lave ses vêtemens : oh ! avec quel bonheur je baignerais mes yeux dans ses eaux !

» Car la petite bécassine qui fait sa nichée sous la glace du marais a moins de fraîcheur autour d’elle que je n’ai d’amour au fond de mon cœur !

» L’héritière dit à sa mère : — Ma mère ! madame, je vous en supplie, ne me donnez pas au marquis de Mesle ; donnez-moi plutôt à Pennaurün, ou bien au seigneur Salaün !

» Mais donnez-moi plutôt à Kerthomas ; c’est lui qui est le plus aimable ! Il vient souvent dans cette maison, et vous lui permettiez de me faire la cour !

» Je suis allée à Châteaugal[10], et tout y était triste et abandonné. Il n’y avait là qu’une grande salle enfumée, et les fenêtres étaient à moitié brisées.

» Mais je suis allée à Kerthomas, et j’y ai vu assez de biens pour moi. Les portes y brillaient comme l’argent, et les fenêtres y jetaient l’éclat d’or !

» — Ma fille, oubliez ces pensées ; je ne mets d’importance qu’à ce qui vous est un avantage ; les paroles sont données : vous serez la femme du marquis de Mesle !

» — Kerthomas m’avait donné un anneau et un signet d’or ; je les avais acceptés avec des sourires de joie, hélas ! je vais les lui rendre en pleurant !

» Reprenez votre anneau, Kerthomas ! reprenez votre signet avec sa chaîne d’or ; puisqu’il ne m’est plus permis de vous donner ma main comme à un époux, je ne puis garder vos dons…

» Bien dur eût été le cœur qui n’eût pas pleuré parmi tous ceux qui étaient à Kéroulas, en voyant la pauvre héritière baiser les portes quand elle sortit !

» — Adieu, grande maison de Kéroulas, tu ne me reverras jamais ! Adieu, vous tous qui demeurez ici près, adieu maintenant et pour toujours !

» Et les pauvres de la paroisse pleuraient ; mais l’héritière les consolait : — Taisez-vous, pauvres, ne pleurez pas ; venez me voir à Châteaugal.

» Je donnerai l’aumône tous les jours, et, trois fois la semaine, je ferai une charité de dix-huit quartiers de froment ; je donnerai aussi de l’orge et de l’avoine.

» Le marquis de Mesle dit à sa jeune femme, quand il l’entendit : — Vous ne ferez pas l’aumône tous les jours, car mes biens n’y suffiraient pas !

» — Marquis de Mesle ! sans prendre dans ce qui vous appartient, je ferai l’aumône tous les jours, car l’heure est venue d’amasser des prières pour mon âme !

» Dès son arrivée à Châteaugal, l’héritière demanda si l’on ne trouverait pas un messager pour porter une lettre à sa mère.

» Un jeune page répondit à l’héritière, quand il l’entendit : — Écrivez, si vous le voulez, il se trouvera des messagers.

» Alors elle écrivit une lettre et la remit au page, le priant de la porter sans s’arrêter à sa mère de Kéroulas.

» Lorsque la lettre arriva, la mère s’écria : – Faites seller mon cheval à l’instant, car je pars aujourd’hui pour Châteaugal.

» La dame de Kéroulas dit en arrivant à Châteaugal : — Qu’y a-t-il donc dans cette maison, que les portes sont tendues si tristement ?

» — L’héritière, qui était venue ici, cette nuit est décédée.

» — Si l’héritière est morte, malheur ! car moi je suis sa mère, et j’en suis cause.

» Elle m’avait dit souvent : — Ne me donnez pas au marquis de Mesle, donnez-moi plutôt à Kerthomas, qui est plus doux à mes yeux.

» Kerthomas et la pauvre mère, accablés par ce malheur, se sont tous deux rendus dans un cloître, et ils ont consacré à Dieu le reste de leurs jours. »


Le Cloarec de Laoudour est un chant plus moderne que l’Héritière de Kéroulas. Il en diffère essentiellement quant à l’esprit et quant à la tournure. Ce guerz appartient évidemment à l’époque des premières velléités libérales, alors que le paysan commença à mesurer audacieusement la taille des nobles, et se trouva plus grand de toute la tête. Rien ne manque à la ballade pour exprimer cette première hardiesse du vassal qui perd le respect, ni la dédaigneuse et fière nonchalance, ni l’aigre sarcasme, ni le défi bref et péremptoire. Ce n’est rien moins qu’un prologue de Marseillaise fait quelque cinquante ans à l’avance. Il y a bien encore pourtant dans tout cela je ne sais quelle soumission équivoque à de vieilles habitudes, une sorte de religion royaliste qui grimace ; l’insurrection reste entre chair et peau, et n’a point pleine conscience d’elle-même ; mais elle se modèle sous l’obéissance apparente, elle la perce à jour. Le paysan veut bien encore tirer son chapeau devant le roi et lui demander grâce d’avoir tué des hommes nobles ; mais il obtient bien vite cette grâce, et on lui permet de porter son pen-bas, comme le gentilhomme son épée. C’est l’élévation du manant en attendant l’abaissement du seigneur. Du reste, il ne faut pas perdre de vue que cette espèce d’affranchissement se révèle fort prématurément en Bretagne, et qu’à partir de l’époque où la noblesse abdiqua sa nationalité pour se faire française, les populations armoricaines commencèrent à secouer avec impatience le harnais féodal. La ligue fut dans notre province une expression claire et vigoureuse de ces dispositions. Ce fut une vraie croisade de pastoureaux. Il y eut émeute des hommes à fourches contre les hommes à corset d’acier, et l’aristocratie ne put maintenir son pouvoir qu’en passant au galop sur le ventre des paroisses révoltées. Si jusqu’à nos jours les gentilshommes ont conservé quelque action sur nos paysans, il faut l’attribuer à l’influence de la richesse ou du bienfait, nullement au respect pour la naissance. L’aristocratie du sang est presque aussi profondément dédaignée au fond de nos villages que dans les villes les plus constitutionnelles. Des deux royautés qui dominaient le grand édifice de la féodalité, la seigneurie et l’église, la dernière seule a résisté, en Bretagne, à l’expérience des générations.

Le guerz de Cloarec de Laoudour, outre qu’il constate un fait privé, a donc une véritable valeur politique ; c’est plus qu’une ballade, c’est un document pour l’histoire.

le cloarec de laoudour.

« Ma chère petite mère, faites-moi mon lit à l’aise, car mon pauvre cour est difficile ;

» Car mon pauvre cœur est difficile !… — J’ai envie d’aller à l’aire neuve.

» — Ô mon fils adoré ! si vous aimez votre mère, vous n’irez pas à l’aire neuve ;

» Car il y a là des gentilshommes de Lamballe, et ils ont résolu de vous tuer.

» — Qu’on le trouve bon ou mauvais, ma mère, j’irai à l’aire neuve.

» Et s’il y a des sonneurs[11], je danserai, et s’il n’y en a pas, je chanterai.

» Le cloarec de Laoudour disait en arrivant à Keryaudet :

» — Bonjour et joie dans cette maison ; où est la penneres ?

» — Elle est là-haut, dans la chambre blanche ; elle est à peigner ses cheveux blonds.

» — Penneres, mettez vite votre bel habit violet pour aller à la fête avec le cloarec.

» Le cloarec joyeux disait en arrivant à l’aire neuve :

» — Jouez, sonneurs, jouez le bal, que ma douce et moi nous dansions !

» Jouez haut, sonneurs, jouez vite, que ma douce et moi nous entrions en joie.

» Je vous donnerai à chacun un louis d’or, si vous réjouissez deux pauvres cœurs malades.

» Les gentilshommes de Lamballe disaient : — Le cloarec est arrivé à l’aire neuve.

» Le cloarec est arrivé à l’aire neuve, et sa douce jolie à ses côtés.

» Les gentilshommes de Lamballe disaient, ce jour-là, au cloarec de Laoudour :

» — Tu as de bien beaux rubans à tes habits ; apparemment que tu veux paraître notre égal ?

» — Messieurs et barons, excusez-moi, votre bourse était fermée quand ces rubans furent payés.

» Je ne me battrai pas avec vous comme un mendiant, messieurs ; mais, pour jouer du sabre, tant qu’il vous plaira.

» Avec chacun d’eux était un sabre nu ; mais dans la main du cloarec il y avait un pen-bas !

» Oh ! dur eût été le cœur qui n’eût pas pleuré en voyant l’aire neuve !

» En voyant dans l’aire neuve l’herbe rougie et le sang des gentilshommes qui ruisselait.

» Mais la penneres de Keryaudet pleurait, et ne trouvait personne pour la consoler.

» Elle ne trouvait personne pour la consoler, excepté le cloarec ; mais celui-là la consolait.

» Celui-là lui disait sans cesse : — Taisez vous, jeune fille, ne pleurez pas.

» Taisez-vous, jeune fille, ne pleurez pas, d’ici que vous ne voyiez mon sang courir à terre.

» Eh ! quand vous verrez tomber la dernière goutte, alors seulement songez à mourir.

» Le cloarec de Laoudour disait en arrivant à Keryaudet :

» — Vieux Derrien, voici votre fille ; si elle est revenue à la maison, c’est moi qui en suis cause.

» La voilà saine et pure, telle qu’elle m’a été remise par sa mère.

» Mais, maintenant, je vais à Paris, car j’ai envie de trouver le roi.

» Quand il arriva à Paris, il demanda le palais du roi.

» — Bonjour et joie à cette ville où est le palais du roi !

» — Bonjour, roi et reine ! moi, jeune et bon Breton, je suis venu dans votre palais.

» — Cloarec de Laoudour, dites-moi, avez-vous commis quelque tort ?

» — J’ai commis un grand tort, car j’ai tué des gentilshommes de Lamballe.

» J’ai tué dix-huit gentilshommes de Lamballe, et certes je mérite d’être pendu.

» Chacun d’eux avait un sabre nu ; dans ma main il n’y avait qu’un pen-bas.

» Mais la reine ne voulait pas que le cloarec fût puni.

» — Mon petit page, cours à ma chambre et apporte-moi vite mon écritoire.

» Que j’écrive en rouge et en bleu, qu’il marche librement dans toute la France avec son pen-bas à la main.

» Et il sera respecté partout comme le défenseur des jeunes filles.

» Et quand il sera rendu dans son pays, de la penneres il fera une dame ! »



§ IV.

Chansons bretonnes. — La Meunière. — Le Franc Buveur. — Les Parvenus. — Le Petit Pauvre. — La Danse. — Les Nourrices. — Sones.

Le peuple breton est grave ; les étrangers peuvent le croire triste, mais il n’en est rien. Sa gaieté, pour être peu expansive, n’en est pas moins réelle ; seulement elle a quelque chose de pensif dans ses plus vifs élans ; jamais elle ne prend cette expression folle, dévergondée, nerveuse, que les populations méridionales donnent à leur joie. C’est une gaieté à fond, une gaieté de pensées plutôt que de mots, et qui naît de la chose, jamais de la forme. Aussi, les chansons ont-elles une physionomie qui leur est propre ; on n’y trouve ni le coup de fouet final, ni les pointes aiguisées sur une double antithèse, ni les jeux de mots qui constituent le vaudeville français. Le genre bête-spirituel est aussi inconnu des Bretons. Leur gaieté est sérieuse ; il faut qu’ils sachent bien au juste pourquoi ils rient. Ils ne sont pas gais comme l’ouvrier parisien, par tempérament, par habitude, sans y songer ; ils sont gais logiquement, et parce qu’on a remué chez eux quelque idée plaisante. Ce ne sont pas des hommes à se payer d’un rapport de son et à s’amuser d’un jeu de mots. Rire est à leurs yeux une action, et il faut un motif raisonnable pour les y porter. Aussi, font-ils des chansons depuis trois siècles sans avoir encore trouvé un calembourg. En revanche, ils ont imprimé à ce genre de poésie un cachet d’originalité vraiment nationale. Gracieuses naïvetés, philosophiques hardiesses, mordantes railleries, joyeusetés grivoises ; rien ne manque à la chanson bretonne. Parfois même la rudesse armoricaine perce à travers la strophe rieuse ; le pen-bas se substitue à la marotte, et assomme au lieu de fouetter. Vous pouvez en avoir un exemple dans les Parvenus. Le nombre des chansons bretonnes est immense. Voici les titres de quelques unes : la Chasse aux Perdrix, le Café, la Pipe, le Maréchal, les Parvenus, la Meunière, la Danse et le Curé, le Franc Buveur, les Nourrices.

La Meunière est une petite ode qu’Anacréon eût écrite en bas-breton s’il était né à Saint-Pol ou à Tréguier.

la meunière.

« Adieu donc, Mariannic ; adieu, ma mignonne, puisque tu deviens meunière. Maintenant, quand tu te promèneras sur les coteaux, les eaux de l’étang te réfléchiront l’image de ton moulin.

» Quand tu seras sur la chaussée, regardant l’onde paisible, tu chanteras à cœur joie, et, l’âme pleine de bonheur, tu oublieras que tu es au monde, — au monde où les peines sont bien amères !

» Regarde l’eau qui coule et fuit dans les canaux ! ainsi disparaîtront les paroles que tu prononces maintenant ; mais ne ressemble pas à l’eau légère qui passe ; ô meunière ! tiens toujours, et reste attachée au cœur de ton meunier ! »


La chanson du Franc Buveur fut sans doute écrite par un tabellion de campagne, entre des bouteilles vides et des verres pleins, dans quelque taverne de village, alors qu’une joyeuse ivresse commençait à échauffer sa gravité bretonne et à débrider son imagination. On y sent un élan bachique, une audace irréligieuse, qui avertissent assez qu’au moment où ces vers furent composés, leur auteur avait la vue trop troublée pour voir le clocher de sa paroisse. Peut-être même empêchèrent-ils un bon chrétien de faire ses pâques, car le poète dut confesser une pareille chanson comme un péché. Quoi qu’il en soit, des mémoires fidèles l’ont conservée, et nous sommes heureux de pouvoir la donner ici.

le franc buveur.

« Le prêtre avec sa théologie, le médecin avec son ordonnance, veulent me persuader que le vin me fait tort ! Je les laisse dire, et je vais toujours mon train. Au diable le docteur !… je vivrai jusqu’à ma mort !

» Vous autres imbéciles, quand vous êtes au lit et que vous souffrez, allez porter votre argent au médecin pour qu’il vous fasse crever de ses tisanes ! Moi, au plus fort de la maladie, Bacchus est mon médecin ; j’ai l’habitude du remède, et le vin est tout pour moi !

» Si je dois mourir (mais je tâcherai que cela n’arrive pas !), Bacchus, mon patron bien-aimé ! faites que je sois enterré sous la tête d’une barrique, la bouche demi-ouverte, de sorte que, lorsqu’on ouvrira la clef, je puisse profiter des gouttes qui tomberont !

» Si je pouvais être toujours ivre, je ne me croirais jamais malade ! Souvent je suis resté pour mort, dans un fossé, faisant ma cuvée ; alors j’étais joyeux, et je n’avais ni peine ni souci ! J’aurais voulu fourrer ma tête dans une barrique pleine, pour y nicher mon âme comme dans un paradis !

» Quand je mourrai, n’appelez point de prêtre pour m’aider ni m’assister. Mes frères les ivrognes chanteront le Libera ! Que le trintrin des verres se fasse entendre jusqu’à Bordeaux, et que là on chante le service pour le repos de mon âme chez les aubergistes du pays ! »


Je ne sais si mon avis sera partagé, mais je préfère ce chant bachique à celui tant cité de Maitre Adam. Cela me semble plus original, plus vrai, plus loyalement ivrogne. — J’aurais voulu fourrer ma tête dans une barrique pleine, pour y nicher mon âme comme dans un paradis ! C’est de la forte et sincère poésie ! Quelle image pour un Breton que son âme nageant pour l’éternité dans des flots de vin de Bordeaux !

La chanson suivante fut composée par un prêtre de Saint-Pol-de-Léon en 1780. — Les Parvenus y répondirent par 93.

les parvenus.

« Chantons quelques couplets ; je les destine à la noblesse ; cette chanson est aussi neuve que ceux qui me l’inspirent ; vipères qui renoncent à leur ancienne robe et qui se parent, sorties des lieux les plus abjects.

» Demoiselles, filles de la bassesse, qui verra sur vos fronts flotter ces bonnets de dentelle, doit vous cracher au visage. Laissez cette parure à la noblesse, faite pour la porter, et conservez le berlinge de vos parens.

» Filles de la canaille, vomies sur la terre par le démon, malgré votre déguisement, est-il quelqu’un qui daigne vous apercevoir, au milieu des tueurs de cochons, des tisserands et des marchands qui forment votre illustre famille ?

» Il n’est plus de vendeuse de balais, de fille de valet d’écurie, de marchande de gruau, qui ne porte la soie et les crépons ! Poursuivez par vos rires et vos huées cette burlesque comédie. »

le petit pauvre.

« Je suis un pauvre petit qui a été mis au monde dans la misère ; je n’ai ni or ni argent, et la pauvreté m’a rendu chétif, la pauvreté m’a rendu mal habillé, faute d’argent pour acheter.

» Pour acheter des rubans et garnir ma jaquette, des rubans pour mes petits souliers et pour rendre beau mon petit chapeau ; pour rendre beau mon petit chapeau qui a déjà quatre trous.

» Le voilà, mon petit chapeau, prenez-le, mes maîtres, je vous le donne pour un neuf, si vous avez la bonté de me fournir de quoi l’acheter.

» Mon père mangea sa fortune, de peur qu’on ne la lui volât ; ma mère but le reste, de peur de le perdre ; et à moi, pauvre petit ! il m’est resté un peu moins que rien.

» Maintenant, merci de vos bontés, j’épargnerai ce que vous m’avez donné, et j’aurai de beaux rubans ; et le reste, je le boirai à votre santé pour ne rien perdre. »

le mari et la femme.
le mari.

« As-tu vu ce matin la femme du château, comme elle était belle, à la messe ? Elle portait un bonnet élevé, d’où pendait, jusqu’aux pieds, une gaze d’or et d’argent.

la femme.

» Mon mari, ils riaient, et ne priaient pas le bon Dieu.

le mari.

» Et le dîner qu’ils ont fait sous l’ombrage ! Quel repas, quels mets, quels vins dans ces flacons ! Qu’ils sont heureux !

la femme.

» Mon mari, ils ne mangeaient point.

le mari.

» Et ce bal où tu les as vus avec tant de bougies et des diamans, et ces peintures !

la femme.

» Mon ami, ils ne dansaient point.

le mari.

» Et ce lit de damas, à grands ramages, ces draps de soie, ces balustrades, ces glands d’or !

la femme.

» Mon ami, ils ne… ils ne sont pas heureux autant que nous. »

la danse.

« La danse ! oh ! je crois que nos enfans naissent avec son amour, ou du moins c’est une passion qui leur vient à quatre ans. Dès qu’une bambine peut traîner son cotillon, dès qu’un bambin peut boutonner seul ses bragw-bras, ne songez plus à les retenir, ils ont jeunesse en tête.

» Prêtre, vous êtes un peu tard à courir au catéchisme. Quand vous pourriez retenir à l’église leurs corps, leurs âmes seraient à la danse ; ils ne songent qu’à elle. Si vous leur demandez : Êtes-vous chrétiens ? ils vous répondront par une ritournelle.

» Il n’est plus de petite fille de cinq ans qui ne puisse vous faire un cours de toilette. Elles sont pomponnées comme des demoiselles. Hier, elles étaient en jaquettes, et ne savaient pas leur pater ; aujourd’hui, elles ont coiffes à dentelle, tabliers brodés, collerettes plissées, et souliers à rubans.

» Je crois que j’entends le sonneur debout sur sa barrique. Les jeunes filles dressent l’oreille, lèvent la tête ; les voilà qui courent à travers les blés et les chemins, comme si le démon ou l’encou[12] les poursuivaient. Faudrait-il traverser l’enfer, elles iraient danser !

» Elles sont arrivées : maintenant il faut trouver un lieu élevé d’où l’on puisse être vu des jeunes gens. Déplissez les tabliers, rajustez les toilettes, voilà les garçons qui passent ; à celui-ci un doux regard, à celui là un doux sourire.

» Un jeune homme !… oh ! elles sentent son parfum de loin, et leur cœur bout, leurs yeux flamboient ; elles se tournent, se détournent, pour qu’on les voie. Elles ont tant d’envie d’être priées ! Si la coutume ne le défendait, vous les entendriez crier : Allons vite, jeunes gens.

» Et ces jeunes gens, ils sont là aussi, marmots qui ne peuvent retenir leurs culottes. Ils ont encore sur leurs lèvres le lait qu’ils ont tété à leurs mères. Il n’y en a pas trois d’entre eux qui soient capables de conduire les vaches au parc : voilà les farauds qui dansent nuit et jour.

» Ô mon Dieu ! quelle patience pourrait résister à un pareil spectacle ! Il n’y a plus de débiteur ruiné qui n’ait une montre dans sa poche, plus de gardeur de pourceaux, d’écorcheur de vaches et de chevaux qui n’ait un pantalon à petit pont, un gilet à fleurs, le chapeau sur l’oreille, et la pipe entre les dents.

» Quatre par quatre, ils viennent saluer leurs maîtresses, le chapeau à la main. — Auriez-vous la bonté… ! Sans en entendre davantage, elles répondent : — Oui. Elles sont si pressées, elles nagent si pleinement dans leur joie !… Si elles osaient, elles inviteraient elles-mêmes les garçons.

» Alors ils se mettent en rond, et la danse commence. La danse ! école du péché !… La danse !… Oh ! loin d’ici, loin, gestes voluptueux, impudicités ! loin, loin de moi, danse, voix de l’enfer ! invention du mauvais esprit ! fournisseuse des flammes éternelles…

» Et celles qui n’ont point été invitées se consolent en critiquant. — Voyez, voyez, disent-elles, cette laide qui ne sait ni courir, ni sauter ! Quels habits ! je suis sûre qu’elle n’a pas trois chemises. Son père demande l’aumône. Et celle-ci, elle a plus de quarante ans ; ses cheveux gris passent sous ses dentelles !

» Cependant, il est aussi des jeunes filles qui ne trouvent aucun garçon. Alors, oh ! quel changement on voit s’opérer chez la pauvre abandonnée ! Elle rabat sa coiffe sur son nez, et dit adieu au monde. Chapelet à la main, elle consume sa vie en prières. Lorsqu’elle songe au temps passé, elle pousse de longs soupirs ; elle a envie de se faire religieuse… et encore plus de se marier. »


Nous voilà arrivés aux poésies populaires les plus intéressantes et les plus remarquables. Les sônes sont des élégies chantées, composées presque toujours par des cloarecs, et qui reflètent leur vie tout entière. Ce sont les confessions de leurs faiblesses humaines, de leurs chagrins de cœur, des oublis de femmes qui les ont torturés. Les sônes léonards et trégorrois forment comme d’éternels mémoires auxquels chaque abbé ajoute sa page avant de rompre avec le monde. L’expression de ces douleurs intimes conserve le plus souvent une simplicité charmante et presque enfantine : écoutez plutôt ce sône de Cornouailles.

sône.

« Les petits oiseaux qui sont dans les bois sont joyeux pour leur âge !

» Quand je les entends chanter, j’ai regret du temps que je passe à pleurer.

» Pourquoi pleurer le temps passé ? Hélas ! il ne revient point ! les petits oiseaux ne pleurent pas.

» Mais la roche laisse couler son eau goutte à goutte, ainsi il faut que le cœur de l’homme laisse couler sa source de larmes.

» Comme une plume sur l’eau, l’amour des jeunes filles est léger.

» Comme une pomme mûre sur une branche, l’amour des jeunes filles est solide.

» Et comme une pomme piquée des vers, l’amour des jeunes filles est loyal.

» J’ai cent écus en argent blanc, et autant en or qui brille ; pourtant je ne suis pas heureux ;

» Car j’ai appris qu’il fallait conduire ses affections comme un cheval ombrageux.

» J’ai appris qu’il ne fallait pas se confier au vent du moulin, ni aux paroles des jeunes filles.

» Le vent du moulin change souvent, mais le cœur des jeunes filles change toujours.

» Jeunes gens, prenez pour exemple ma pauvre âme ; ma pauvre âme est bien malade, ma pauvre âme est bien éplorée.

» Quand vient le mauvais jour, plus on a aimé, plus on est séparé.

» Hélas ! je suis maintenant une jeune bécasse qui a l’aile blessée. Je ne puis plus voler pour aller à Kerbranel.

» Mon dessein était trop grand et mon pouvoir trop petit. J’ai voulu regarder le soleil, et mes yeux ont été brûlés.

» Petits oiseaux, allez chanter à Kerbranel, car pour ici je n’ai plus besoin de votre voix.

» Là ils sont heureux, et ils ne pensent pas que mes pleurs troublent le ruisseau qui fait tourner mon moulin.

» Cette chanson a été composée près de Châteaulin par un jeune meunier, en piquant sa meule.

» Priez Dieu pour lui, et demandez à la Vierge sainte que sa douleur n’ait qu’un temps. »


Mais quelquefois le sône revêt tout l’éclat d’une poésie figurée. L’école trégorroise surtout, plus savante dans ses formes, plus châtiée et plus adroite dans son expression, en donne un grand nombre d’exemples.

sône.

« Comme j’étais dans mon jardin, le cœur nageant dans la joie, je remarquai une fleur qui était élevée et brillante ; ses feuilles étincelaient comme le soleil lorsqu’il pose son pied au bord de l’horizon.

» Et cette fleur-là était une fleur de mélancolie ; elle entra dans mon cœur, et, depuis, il est malade, et, depuis, il est malaisé de l’en arracher. Sa vue seule m’a rendu languissant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Je suis un jeune cloarec qui n’a pas encore l’âge d’un homme et qui poursuit ses études. — Et j’aurai cette année bien de la mélancolie, et j’aurai cette année un cœur brisé dans ma poitrine, car celle que j’aimais ne m’aimait pas.

» Quand viendra la nouvelle saison, on verra fleurir les baies d’épines blanches, et les cœurs des jeunes gens fleuriront aussi. Les belles fleurs se réjouiront dans les jardins, et les cœurs des jeunes gens se réjouiront également dans le monde.

» Mais moi j’irai bâtir une tourelle sur le haut d’un rocher, vis-à-vis la demeure de ma plus aimée, et là je pleurerai le temps passé ; je songerai à mon étoile fatale.

» J’étais venu chanter un peu sous sa fenêtre, et j’entendis les oiseaux qui chantaient aussi au haut des arbres, et leurs chants semblaient me dire : — À quoi te sert, cloarec, de te mettre tristesse au cœur ?

» Pourquoi te tourmenter de ton sort ? n’as-tu pas tout en abondance ? tu vis dans la maison où tu es né, tu as près de toi ton père et ta mère ; Dieu t’a donné la nourriture et le vêtement.

» Tandis que nous qui chantons de tout notre cœur, nous n’avons rien dans ce monde. Cesse donc, jeune cloarec, et laisse à la joie le cœur d’un jeune homme. »


Certes, c’est là de la poésie et de la plus belle, de la plus pure, de la plus littéraire. Mais les inspirations élégiaques des poètes trégorrois n’ont pas toujours cette simplicité ravissante. Quelquefois, au milieu des expressions d’une douleur sincère, reparaît l’écolier tout frotté d’antiquité, tout cuirassé de théogonie païenne. Alors, c’est chose curieuse que de voir la vérité du sentiment se débattre sous le fatras classique, l’élan du cœur percer à jour la mythologie et la muse, rapiécée de lambeaux de pourpre latine par-dessus ses habits de paysanne, entremêler, comme une pauvre affolée, les prières à la Vierge et les invocations à Cupidon. Le fameux sône du Clerc de Pempol est un type tout-à-fait remarquable de ce mélange bizarre.

le clerc de pempol.

« Entre la petite ville de Pempol et l’étang de l’Abbé il y a un jeune clerc qui poursuit ses études ; un jeune clerc qui a composé un sône pour sa maîtresse charmante, pour son passe-temps et l’instruction des jeunes gens.

» Quand je me repose sur la montagne de Crec’h’Noa, je puis, sans détourner la tête, contempler huit paroisses : Kerilly, Yvian, Perros et Lauviniec, Plounez, Plourivo, Plourez et Plorennec.

» Et de plus je contemple les quatre élémens : du côté du Levant, la mer avec ses navires ; vers le point où se couche le soleil, la terre, fertilisée par la sueur des hommes ; et, au-dessus de ma tête, le ciel plus brillant que le feu.

» Je vois aussi les limites de trois diocèses : Saint-Brieuc, Tréguier et Dol ; les côtes de la terre des Anglais et le royaume de France ! — La France ! école du courage et temple de la science.

» Des seigneuries de plaisance ornées de forêts, des castels, des corps-de-garde remplis d’armes, des îles fertiles entourées par Neptune, mille baies, où viennent aborder les vaisseaux.

» Arrière, beautés de Crec’h’Noa ! vous n’avez plus le pouvoir de rendre mon cœur joyeux. C’est dans la petite ville de Pempol qu’est ma joie ; c’est à Pempol qu’est ma maîtresse, chef-d’œuvre au-dessus de la nature.

» Jamais l’Asie, avec toutes ses pompes, n’a vu de merveille aussi belle, aussi éblouissante. Jamais l’Amérique, avec toute sa fertilité, n’a produit une rareté pareille.

» Secondez-moi, Cupidon ! pour vaincre cette rebelle ; faites-la m’aimer comme je l’aime ; plongez dans son cœur la lame aiguë qui a blessé le mien.

» Poursuis-la partout ; dis-lui, immortel, qu’elle a, à Kerity, un serviteur fidèle ; dis-lui que je vais mourir si elle est toujours aussi cruelle pour moi.

» Aborde-la de ma part, fais-lui mes complimens, persuade-la par des paroles charmantes, et obtiens d’elle une promesse écrite de sa main.

» Mais si elle conserve toujours les mêmes sentimens pour moi, envoie-moi la mort armée de tous ses pouvoirs ; la mort qui met fin à toutes les peines.

» Et qu’elle, du moins, elle m’accorde un linceul cousu de sa main, une châsse et une fosse. Si elle n’a point aimé ma vie, peut-être trouvera-t-elle quelque plaisir à donner une sépulture à mon cadavre.

» Mais dis-lui bien aussi qu’elle a, si elle le veut, le pouvoir de commander à la mort. Qu’elle m’appelle, et je me lèverai de mon tombeau, à sa voix ; je me lèverai de mon tombeau pour l’admirer, ressuscité glorieusement, comme un second Lazare.

» Va, Amour, descends dans la ville de Pempol ; cours dans la rue de l’Église, tâche de toucher l’objet qui me rend languissant, et ne néglige rien pour gagner son esprit et donner de la joie à mon cœur.

» Et pour dernier souhait, avant de descendre de la montagne, je demande, ô reine des Muses ! de chanter encore quelques vers à ma maîtresse avant que mes yeux ne soient fermés sous le suaire. »


N’est-ce point là une page de Desportes ou de Ronsard, sauf l’harmonie des vers ? Ne semble-t-il pas lire une élégie de la renaissance, avec sa douceur caressante et son pédantisme naïf ? Ne sentez-vous point là dedans l’amoureux qui a fait sa rhétorique, et qui est resté poète en dépit de l’Art poétique de Boileau et des Odes de J.-B. Rousseau ? Cela est beau autant par ses défauts que par ses qualités ; beau parce que c’est vrai, parce que cela raconte bien une âme de vingt ans, dans toute la sincérité de sa poésie et de ses ridicules.


sône.

« Comme un champ de fleurs que les herbes amères ont recouvert, mon cœur est enveloppé sous les soucis. Ma peine est continuelle ; je bois ma douleur dans l’air, et je suis comme la tourterelle quand elle a perdu la partie d’elle-même.

» Mon cœur aimant s’est brisé en deux moitiés quand j’ai appris cette nouvelle : quelques uns de mes amis m’ont dit que les médisans étaient occupés à faire un bouquet pour moi et ma bien-aimée.

» Un bouquet pour nous séparer, ma maîtresse jolie et moi ; un bouquet composé de quatre fleurs : chagrin, mélancolie, peine d’esprit et soucis.

» Ô misérables calomniateurs ! partout où vous allez, la souffrance vous suit. La peste est douce près de vous. Vos paroles excitantes seraient capables de mettre les pierres à se manger entre elles.

» Mais vous que j’aime, oh ! soyez fidèle, et je le serai ; soyez fidèle, et les langues méchantes ne pourront rien pour nous séparer, nos cœurs seront comme un roc dans la pleine mer au moment de la tourmente.

» La pierre fondamentale de l’amour a été posée entre nous, grâce à Dieu ! Vous êtes sage, ma maîtresse, et, vous le savez, pour vaincre il faut savoir combattre. »


sône.

« L’un d’eux était un jeune garçon et l’autre une jeune fille, et ils vinrent tous deux à se parler et à se dire ce qu’ils avaient dans le cœur.

» Comme ils étaient tous deux du même pays, ils avaient appris à se connaître ; ils s’étaient vus quand ils étaient petits, et leur amour avait fait sa croissance avec eux.

» Mais quand on s’aperçut de cela, on les sépara. Le jeune homme fut envoyé pour suivre ses études. Les voilà séparés, hélas ! — Deux ans après ses études étaient finies.

» Mais il était d’âge, il lui fallut aller au séminaire, on en fera un prêtre ; et voilà la jeune fille abandonnée ! maintenant son cœur est déchiré. Elle en avait sujet, pauvre enfant !

» Chaque matin, quand elle se lève, chaque soir, quand elle se couche, elle pense à son doux cloarec, à son doux cloarec qui fait ses études pour être prêtre ; mais il ne le sera jamais.

» Le jeune homme vint tout languissant trouver l’enfant ; il vint trouver sa maîtresse jolie, pâle et blessé au cœur, pour lui demander si elle avait changé de pensée et oublié ses promesses.

» — Ma plus aimée, mon père et ma mère m’ont accordé ce que je leur demandais ; si vous le voulez nous serons unis ; donnez un terme, et qu’il ne soit pas trop éloigné, ô ma maîtresse, un terme selon votre cœur et votre désir.

» — Le terme que je mets, ô mon doux ami, est la moitié d’une semaine, préparez vos papiers, et votre bonheur sera banni dimanche.

» Voilà ces deux jeunes gens mariés ; ils sont unis pour user de la vie selon leurs promesses. Paix et bonheur à eux, tant qu’ils marcheront sur cette terre, et quand ils seront morts, qu’ils aillent dans la joie. »


sône.


« Comme j’allais le long des bois, j’ai rencontré une jeune fille qui passait avec un air doux et joyeux, la jeune fille qui fait mon tourment.

» Et quand je l’ai vue approcher, je me suis senti saisi ; mon sang bouillait de joie et de peur ; j’étais si troublé d’esprit que je ne pouvais parler, et cependant je lui ai dit :

» — Bonjour à vous, femme charmante, et digne qu’on l’aime. Oh ! si vous saviez quel sentiment j’ai pour vous ! Si vous saviez les tourmens que vous avez mis dans mon cœur, vous vous empresseriez de me soulager.

» — Jeune homme, j’ai entendu dire que vous aviez une âme variable et que vous avez brisé beaucoup d’attachemens commencés ; jamais, jeune homme, je ne recevrai un cœur, si ce n’est pour la première fois qu’on en fait don.

» — Quand Dieu crée une femme, il crée en même temps l’homme qui lui est destiné ; mais, quelquefois, ils sont long-temps marchant dans la vie avant de se rencontrer. Les engagemens, les promesses faites par chacun d’eux à d’autres sont vaines lorsqu’ils se sont enfin trouvés.

» — Maintenant, je le vois clairement, mon doux ami, vous voulez vous jouer de moi. Adieu donc, et retournez vers celle à qui vous avez promis votre premier amour.

» Ô quelle tristesse ! ô quelle douleur dure pour mon cœur ! je ne suis point aimé de ma maîtresse. Oh ! il vaudrait mieux pour moi être mort ; la terre n’est plus verte, le soleil n’a plus de lumière pour mes yeux.

» — Assez, assez, mon serviteur, je vous ai trop tourmenté ; je vois que vous me chérissez ; si je vous ai fait souffrir, c’était pour vous éprouver et connaître votre amour.

» Séchez vos yeux, aimons-nous, ô mon doux ami, aimons-nous d’amour parfait. Vous venez d’éprouver la dernière tristesse qui vous viendra de moi, mon doux ami. Je vous demande pardon.

» — Oh ! vos paroles tombent sur mon âme comme la rosée sur l’herbe desséchée. Après ces douces assurances j’espère vivre, non pas heureux, mais plus fortuné que les anges.

» Ta main, douce enfant, et jurons devant Dieu d’être toute la vie fidèles l’un à l’autre. Plus de souvenirs de tristesse ! aimons-nous, aimons-nous, et le paradis descendra sur la terre.

» L’espérance est le plus doux bien de la vie ; souvent elle fait plus de plaisir que le bonheur lui-même ; vous tromperait-elle ? qu’importe ; elle vous aura rendu heureux.

» Roi du ciel et de la terre, merci de vos bienfaits ; à vous mon premier amour et après vous (vous le permettrez, mon Dieu !), tout mon cœur à cette douce enfant. »

sône.

« J’avais choisi une jeune fille, une jeune fille que j’aime toujours ; mais, hélas ! mon pauvre cœur, la jeune fille t’a délaissé.

» Quand je croyais être aimé, mon cœur était bien joyeux ; maintenant que je suis détrompé, mon cœur est bien affligé.

» Douce enfant, si tu me rencontres ne me regarde pas, car je ne pourrai soutenir le regard d’un amour trompeur.

» Douce enfant, quand je serai seul, si tu me vois ne me parle pas, car tes paroles feraient trop de peine à mon cœur.

» Quand j’entends une tourterelle chanter sur la branche, je dis : — La tourterelle est joyeuse, sa compagne n’est pas loin.

» Douce enfant, quand je serai mort, tu viendras sur ma pierre, et tu diras : — C’est la pierre d’un jeune homme mort d’amour. »


Du reste, nous l’avons dit plus haut, nul autre genre ne convient autant que le sône au génie des Bretons, et il n’en est aucun dans lequel leurs poètes aient mieux réussi. Aussi, serait-il impossible de dire combien de ces chants mériteraient la traduction. Il n’est point de paroisse, point de village, point de ferme, où l’on ne répète quelque délicieuse élégie, œuvre d’un ami ou d’un parent, et que la tradition transmet de génération en génération. Le sône est le roman de la Bretagne. C’est l’inspiration jeune et amoureuse, c’est la littérature des femmes et des adolescens. Toutes ces pièces sont sans titres et n’en peuvent recevoir. Ce sont d’intimes songeries, de douces plaintes, roulant toujours à peu près sur le même sujet, des légèretés de jeunes filles, des refus de parens, des désespoirs de cloarec ; quelquefois, de courtes ivresses d’amour, quelques longs et suaves adieux murmurés au clair de lune, comme ceux de Juliette et de Roméo ; le sône ne sort point de là.

Mais dans ces cadres peu variés, il enserre toute une phase de l’existence du Breton ; il résume toutes ses aspirations juvéniles, toutes les chimères sentimentales de son premier âge. C’est un monde entier, un monde invisible pour la foule, et qui se révèle au jeune homme dans ses premiers rêves ; univers enchanté, où les oiseaux, les fleurs, les étoiles, ont un langage intelligible et harmonieux ; où tout prend une poétique attitude, où l’on effeuille son cœur au vent comme une fleur épanouie ; où les sacrifices rendent joyeux ; où les larmes sont un trésor dont on jouit en secret ; où tout enfin est délicieux et céleste, même la douleur ! — Le sône, c’est tout cet univers décrit dans une langue paysanne, sous des formes inattendues à force de simplicité, et avec cette ravissante gaucherie, plus charmante que la grâce elle-même ! Mais traduire un sône !… Autant vaudrait vouloir dire avec des mots l’accent d’une voix, l’expression d’un regard ! À ceux qui ne peuvent les lire dans la langue même, nous dirons de parcourir les plus belles pages de la Marie de Brizeux ; ce ne sera pas le sône encore, mais c’en sera un suave reflet ; ils n’auront pas entendu la voix, mais ils auront pu la deviner en entendant son plus doux écho.


    nicolas.

    Apportez ici ces cadavres, et priez avec une âme repentante, ces malheureux seront rendus à la vie par la bonté divine, et vous obtiendrez votre pardon.

    (On tire du coffre le bassin où sont les trois corps ; et le saint, s’agenouillant, dit :)

    Ô mon Dieu ! dont la main a créé toutes choses, le ciel, la terre, l’air et l’eau, permets que ces enfans revivent, et tu les entendras chanter tes louanges…

    (Les trois enfans ressuscitent, et tous les acteurs entonnent en chœur : Te Deum laudamus.)

  1. C’est le nom que l’on donne aux jeunes gens qui se destinent à la prêtrise.
  2. Nous devons dire, pour être complet, que le préfet du département ne voulut pas faire répandre, par le moyen des maires, la chanson sur le choléra, vu qu’elle n’était pas signée par un médecin. L’hygiène publique fut confiée aux mendians, qui colportèrent la complainte de village en village, et le préfet continua à écrire des circulaires.
  3. Plusieurs compagnies de marins se trouvèrent à la journée d’Auray, et combattirent, près des fédérés, avec le plus grand courage.
  4. Voyez Nouelio neve ha cantico en ty Prud’homme, Saint-Brieuc, 1 vol. in-12.
  5. La traduction que nous donnons de ce chant est de M. Louis Dufilhol, et nous l’avons empruntée à l’un des beaux articles publiés par lui dans la Revue de Bretagne.
  6. Ce guerz a été imprimé par M. Lédan, imprimeur-libraire. à Morlaix.
  7. Il est curieux de rapprocher cette légende bretonne du mystère du xiiie siècle sur le même sujet. Le mystère a quelque chose de plus réel, de plus historique ; mais le guerz breton est plus poétique, plus riche de détails touchans, plus gracieux dans son allure. Nous ne pouvons dire à laquelle de ces versions on doit donner la priorité ; seulement il est bien évident que toutes deux ont une origine commune, Dans les images des anciens livres de dévotion, et dans les gravures coloriées qui se vendent au milieu de nos pardons, on représente toujours saint Nicolas ayant auprès de lui trois jeunes enfans dans un baquet. Cet accessoire fait sans doute allusion à l’aventure célébrée dans le mystère français et dans la ballade bretonne. Cependant, le mystère se rapprochant davantage de la peinture, il est probable qu’il se rapproche aussi davantage de la légende primitive.
    personnages :
    Saint Nicolas, trois écoliers ou clercs, un vieillard, aubergiste, sa femme.
    (On entend les lamentations de trois écoliers qui frappent à la porte du vieillard.)
    le premier écolier.

    Le désir de nous instruire dans les sciences nous a conduits dans des pays étrangers, et à cette heure que les rayons du soleil s’éteignent, nous cherchons un asile.

    le second écolier.

    Déjà le soleil est prêt à plonger dans la mer avec ses coursiers rapides ; cette contrée nous est inconnue, demandons au plus tôt l’hospitalité.

    le troisième écolier.

    Voici une femme âgée qui se présente à nous ; touché de nos prières, le maître de cette maison se montrera sans doute bienveillant.

    tous les trois, en chœur.

    Cher hôte, par amour pour l’étude nous avons quitté notre patrie ; donnez-nous l’hospitalité pour cette nuit seulement.

    le vieillard.

    Que Dieu, créateur de toutes choses, vous héberge, car certes ce ne sera pas moi ; à cela je ne vois ni profit ni agrément.

    les écoliers, à la femme du vieillard.

    Que ce soit donc vous, chère dame, qui nous obteniez ce que nous demandons, et pour récompenser ce bon office, Dieu peut-être vous rendra mère d’un fils.

    la femme, au vieillard.

    Par charité, au moins, nous ne pouvons leur refuser l’hospitalité ; quel mal y a-t-il à cela ?

    le vieillard, à sa femme.

    Ton conseil est bon, et je vais les introduire. (Aux écoliers.) Entrez, entrez, messieurs les écoliers, ce que vous souhaitez vous est accordé.

    (Ici les écoliers se couchent et s’endorment.)
    le vieillard, à sa femme.

    Tiens, regarde donc leurs escarcelles ; que d’argent ! Il ne tient qu’à nous d’avoir en nos mains ce trésor.

    la femme.

    Depuis notre naissance nous portons le fardeau de la misère, mon ami, mais leur mort peut nous en affranchir. Arme-toi donc de ton épée, leur mort va nous enrichir pour le reste de nos jours, et personne ne connaitra jamais cette action.

    (L’hôte égorge les écoliers, et les cache dans un coffre de bois, comme de la chair á saler.)
    nicolas, chantant à la porte de la maison.

    Pauvre voyageur accablé de fatigue, mes pieds se refusent à marcher ; pour cette nuit, je vous prie en grâces, donnez-moi l’hospitalité.

    le vieillard, à sa femme.

    Celui-ci mérite-t-il d’être accueilli, chère épouse, qu’en penses-tu ?

    la femme.

    Son extérieur est respectable, il faut le recevoir.

    le vieillard ouvrant la porte.

    Étrangers, vous nous semblez un homme recommandable, entrez ici, et si vous souhaitez souper, vous n’avez qu’à commander.

    nicolas assis à table et considérant les mets.

    Je ne veux rien de tout cela ; ce que je veux, c’est de la chair fraiche.

    le vieillard.

    Je vous donnerai la viande que je possède, mais non pas de la chair fraiche, car je n’en ai point.

    nicolas.

    Tu mens, vieillard, tu mens, il y a ici de la chair fraiche, et cela par suite du crime horrible que t’a fait commettre la soif de l’or.

    le vieillard et sa femme ensemble tombant aux genoux du saint.

    Ayez pitié de nous ! nous reconnaissons en vous un saint du Seigneur ; notre crime est abominable, mais n’en saurions-nous être absous ?

  8. C’est avec une écuelle que les meuniers prennent dans les sacs de blé qu’on leur apporte à moudre ce qu’ils doivent prélever pour le prix de la mouture.
  9. Ceci est une allusion grossière. Dans nos campagnes on a continué de dire, en parlant d’un dogan : il faut qu’il évite les taillis s’il ne veut pas s’accrocher aux branches (par les cornes).
  10. Terre du marquis de Mesle.
  11. Des musiciens.
  12. L’encou, le spectre de la mort.