Les Derniers Bretons/Tome 2/2/1

Texte établi par Charpentier, libraire-éditeur,  (Tome IIp. 89-151).

CHAPITRE PREMIER.

poésies populaires
de
La Bretagne.

Poésies populaires de la Bretagne..


§ I.

Langue bretonne. — Son identité avec le celtique ou gaulois.

Avant d’entrer dans l’examen des poésies populaires de la Bretagne, nous sentons le besoin de parler de la langue elle-même dans laquelle ces poésies sont écrites, de faire son histoire, de dire comment, aux hymnes des bardes gaulois, aux lais des trouvères armoricains, succédèrent ces chants élégiaques que nous allons faire connaître. On nous pardonnera si dans cette digression l’aridité scientifique décolore notre expression, et si les vives peintures font place aux citations et aux syllogismes. Nous avons ici un grand procès à soutenir ; c’est une question d’État que nous plaidons pour un peuple et pour sa langue ; on comprendra que nous devons présenter les pièces à l’appui, et commenter les titres avec toute la gravité et toute la sécheresse logique d’un avocat parlant en cour de cassation.

D’abord, qu’est-ce que la langue bretonne ? Cette question, que se sont adressée depuis long-temps les philologues et les antiquaires, les a conduits à des recherches multipliées dont les résultats ont été fort divers. Les uns n’ont vu, dans cette langue antique conservée comme la trace d’une race effacée au milieu de nos sociétés modernes, qu’un patois sans importance, du même genre que les mille dialectes qui se parlent en Europe. Malheureusement, cette opinion, qui avait l’avantage de lever toutes les difficultés en annulant le problème, contredite par les faits et par l’histoire, n’a pu soutenir le plus léger examen. D’autres, moins ennemis des antiquités, ont vu, dans le bas-breton, un dialecte punique, et ont regardé la population armoricaine comme une colonie des Carthaginois. Une douzaine de phrases, que l’on croit appartenir à la langue de ces derniers, et que Plaute met dans la bouche d’un esclave dans sa comédie intitulée Pœnulus, ont été, tant bien que mal, rapportées au bas-breton et expliquées par son moyen ; mais ce sont là des tours de force qui révèlent plutôt un esprit ingénieux et une imagination paradoxale, qu’une érudition judicieuse et sincère. Les études historiques réduisent d’ailleurs à néant cette prétendue identité du celtique et du carthaginois ; car Polybe nous apprend (liv. iii, chap. 9) que : « Margile, petit roi celte, éiant venu trouver Annibal, ce général fit interpréter aux Gaulois les résolutions que les Carthaginois avaient prises. » Le même Polybe cite, comme un cas rare et exceptionnel, que le Gaulois Autaritus apprit le punique et put se faire entendre des Carthaginois. Comment supposer, d’après cela, que le carthaginois et le celtique étaient une même langue ?

L’opinion à laquelle on s’est généralement arrêté, et qui désormais nous semble inattaquable, c’est que le bas-breton n’est autre chose que l’ancien celtique. Cette opinion est loin d’être nouvelle : les plus anciens historiens de la Bretagne et de l’Angleterre l’ont soutenue et développée à plusieurs reprises ; mais, dans ces derniers temps, les travaux de MM. Miorcec de Kerdannet, de Fremenville, Richer, Athenas, Mahé, etc., l’ont mise tout-à-fait hors de doute. Pour la communiquer à ceux de nos lecteurs qui n’ont point fait une étude spéciale de ces questions, nous rapporterons ici les principales preuves historiques qui attestent cette identité.

Josèphe l’historien dit que Gomer fut le père de ces nations que l’on appelle Galates ou Gaulois. Ils se répandirent dans toute l’Europe et la peuplèrent sous différens noms. Primitivement ils avaient sans doute la même langue ; mais celle-ci dut s’altérer, se modifier à la longue, et se partager enfin en idiomes divers. Ceci fait comprendre la ressemblance de radicaux que l’on a pu trouver entre plusieurs langues d’Asie et le bas-breton ou le gallois. Une source commune avait fourni aux descendans de Gomer ces élémens de langage que le temps et les circonstances modifièrent.

Cependant, une partie de cette race s’établit au nord-ouest de l’Europe, et, conservant son nom primitif, elle donna au pays qu’elle avait adopté le nom de Gaule.

Ces Gaulois, qui bientôt furent les seuls connus sous cette dénomination, se partagèrent en une multitude de petits peuples unis par la même religion, les mêmes intérêts politiques et la même langue, comme nous le verrons bientôt. Plus tard, on commença à les appeler indifféremment Gaulois ou Celtes, parce que ce dernier nom était celui d’un des peuples les plus illustres qui s’étaient formés parmi eux. Strabon le dit positivement : Nomen Celtarum universis Gallis inditum, ob gentis claritatem (lib. iv). Aussi verrons-nous les auteurs anciens parler indifféremment des Celtes et des Gaulois, de la langue celtique et de la langue gauloise, comme d’une seule et même chose.

Lorsque César fit la conquête de la Gaule, elle était divisée en trois grands peuples, qui étaient eux-mêmes subdivisés en une infinité d’autres. Ces trois grands peuples étaient les Aquitains, les Belges et les Celtes. Mais il est clair que ces trois nations, qui avaient une même origine, les mêmes institutions politiques, la même religion, parlaient, à peu de chose près, la même langue ; et quand César dit : Hi omnes linguâ, institutis, legibus, inter se differunt, il faut traduire ici le mot linguâ par dialecte ; sans cela, ce que dit le même César serait incompréhensible, lorsqu’il assure, sans distinguer entre les Belges, les Celtes et les Aquitains, qu’Arioviste, roi des Germains, avait appris la langue gauloise par un long commerce avec ce peuple. Que signifierait la langue gauloise, s’il ne s’agissait d’une langue parlée dans toutes les Gaules ? serait-ce la langue des Belges, celle des Aquitains ou celle des Celtes ? On conçoit que, pour un Romain comme César, les variations du langage, chez les différens peuples des Gaules, aient paru assez importantes pour qu’il dît : Linguâ inter se differunt. Ces variations devaient, en effet, suffire pour l’embarrasser ; et le changement de dialecte dut paraître, à un étranger qui ne comprenait que quelques mots celtiques, un véritable changement de langue. Un Anglais qui parcourrait nos provinces avec quelques connaissances superficielles du français, ne comprendrait certes pas nos paysans, dont l’accent et l’idiome se modifient presque à chaque département. Il pourrait aussi en conclure, si la France était moins bien connue, que les populations qui l’habitent diffèrent de langage ; et cependant on aurait tort, d’après une pareille indication, de prétendre que la langue française n’est pas généralement parlée dans toute la France. Or, ce qui arriverait pour cet Anglais a dû arriver pour César. Des renseignemens donnés par d’autres auteurs lèvent d’ailleurs tous les doutes à cet égard. Ulpien dit que les fidéi-commis peuvent être faits en grec, en latin, en gaulois, ou dans la langue de toute autre nation (Leg. ii, ff. de Legat. et fidei-com. ; lib. iii). Le gaulois était donc la langue d’une nation ; c’était la langue commune à tous les peuples des Gaules, sauf les différens dialectes. Strabon dit positivement que la langue parlée par les Celtes et les Belges était la même, à quelques variations près : Eadem non usque quâque linguâ utantur omnes, sed paululum variatâ (Strab., lib. iv). Or, la langue des Celtes était aussi parlée et comprise chez les Aquitains ; car, fort long-temps après, au commencement du ve siècle, Sulpice Sévère nous apprend qu’un orateur parlait en celtique aux Aquitains, Les Aquitains entendaient donc le celtique ou gaulois, quoiqu’à cette époque ils commençassent à l’abandonner. Il est donc évident que le celtique et le gaulois ne formaient qu’une seule langue, qui était parlée, avec de légères variations, chez les trois peuples des Gaules, les Aquitains, les Belges et les Celtes.

Du reste, si nous voulions prolonger cette discussion, nous pourrions prouver par trois ou quatre cents citations que tous les habitans des Gaules, à quelque peuple qu’ils appartinssent, étaient désignés sous le nom générique de Gaulois et parlaient la langue gauloise. Et comment concevoir sans cela que les druides rendissent la justice chaque année dans le pays Chartrain aux particuliers qui venaient de toutes les parties de la Gaule porter leurs affaires à ce tribunal ? Huc omnes undiquequi controversias habent conveniunt, eorumque druydum judiciis parent (César, liv. vi, ch. 13). Il fallait bien qu’il y eût entre les juges et les plaideurs un moyen de s’entendre, une langue commune ; sans cela toute la Gaule n’eût pu être soumise à une seule juridiction. Regebantur Galliæ omnes unicá juridictione ( Amm. Marcel., liv. xv, chap. 11). D’autant plus que l’on nous apprend dans une comédie que devant le tribunal des druides les paysans haranguaient !… Dans quelle langue auraient-ils pu haranguer, sinon dans une langue commune et usuelle ?

Mais à tout ce que nous venons de dire on peut encore répondre :

Que même, en admettant l’habitude de la langue celtique chez tous les peuples de la Gaule, la question de l’identité du celtique et du bas-breton serait loin d’être décidée. En effet, les Armoricains actuels ne sont point les descendans directs des Celtes de la Gaule. La Petite-Bretagne fut conquise par les Bretons insulaires, conduits par Conan et Maxime, et ceux-ci durent nécessairement imposer leur langue aux vaincus. Le bas-breton actuel n’est donc pas un reste de gaulois, mais de langue britannique. Pour arriver à prouver l’identité du gaulois ou celtique et du bas-breton, il faudrait prouver d’abord celle de la langue gauloise et de la langue que l’on parlait dans la Grande-Bretagne ; en d’autres termes, il faudrait prouver que les habitans d’Albion étaient Celtes et parlaient le celtique.

C’est ce que nous allons démontrer jusqu’à l’évidence.

D’abord, le bon sens indique que la Grande-Bretagne dut être peuplée primitivement par des colonies venant de la terre ferme. Il est dans l’ordre logique et naturel que les continens peuplent les iles, et soutenir le contraire ce serait tomber volontairement dans l’absurde. Reste donc à savoir quelles nations du continent fournirent sa population à la Grande-Bretagne.

César dit que ce furent les Belges qui peuplèrent cette île ; or, les Belges étaient Gaulois et parlaient le celtique, comme nous l’avons démontré plus haut. L’opinion de César déciderait donc la question en notre faveur.

Pelloutier pense, lui, que ce fut l’Armorique qui peupla la Grande-Bretagne. Dans ce cas encore, la communauté de langage est évidente.

Tacite, du reste, affirme positivement cette communauté. Britannorum Gallorum que sermonem haud multo esse diversam, dit-il dans la vie d’Agricola. La langue bretonne était donc un dialecte gaulois.

On trouve dans l’histoire d’Angleterre de Bède : « Les Bretons, qui ont donné le nom à cette île, en ont été les seuls habitans. Ils vinrent d’Armorique en Albion, et s’emparèrent des parties méridionales de cette île. C’est la tradition du pays. »

Dans un passage de Malmesberg, on voit que : « Constantin, au commencement du quatrième siècle, allant de l’île de Bretagne à Rome, débarqua dans l’Armorique près Saint-Pol-de-Léon, et que sa suite et lui virent avec étonnement qu’on y parlait la même langue que dans l’île. »

W. Temple dit expressément dans son introduction à l’histoire d’Angleterre : « que la langue, les coutumes et la religion des Bretons de l’île, étaient généralement les mêmes que celles des Gaulois avant la conquête de leur pays par les Romains. »

César dit que les druides de la Gaule allaient dans la Grande-Bretagne s’initier aux mystères de leur religion. Or, comme les instructions druidiques étaient toutes verbales, il fallait bien que la langue gauloise fût la même que la langue britannique pour que les élèves et les maîtres pussent s’entendre.

Nous pourrions multiplier ces preuves si l’espace ne nous manquait ; mais ce que nous avons dit nous semble suffisant pour démontrer que la Grande-Bretagne avait été peuplée par des Celtes, et que la langue celtique y était parlée.

Ainsi quand Conan et Maxime passèrent dans l’Armorique, et la conquirent avec une armée d’insulaires, ils n’y apportèrent pas une nouvelle langue ; seulement, ils purent modifier le dialecte qui y était en usage, et qui n’était peut-être pas le leur. La conquête de l’Armorique par les Bretons de l’île ne change donc rien à la question. Nos Bas-Bretons actuels sont, ainsi que les Gallois, des restes des Celtes de la Grande-Bretagne, et la langue antique qu’ils ont continué à parler est bien, par conséquent, le vieux celtique.

La seule objection de quelque valeur qui ait été faite contre l’identité de la langue britannique et de la langue gauloise est tirée de deux légendaires, Geoffroi de Montmouth, et l’auteur de la Vie de saint Gueznou. Ces deux auteurs prétendent, et Le Baud d’après eux, que lorsque Conan Meriadec débarqua en Armorique avec les Bretons insulaires, il tua tous les habitans du pays et ne conserva que les femmes, qu’il maria à ses soldats, après leur avoir fait préalablement arracher la langue, afin qu’elles n’apprissent pas leur langage aux enfans qui naîtraient d’elles. Ce fait, s’il était vrai, prouverait effectivement que le celtique parlé en Armorique était, à cette époque, différent de celui parlé dans la Grande-Bretagne. Mais l’absurdité même du récit le réfute suffisamment. Qui peut, en effet, prendre au sérieux cette destruction de tous les hommes de l’Armorique, et cette mutilation atroce exercée sur toutes les femmes ! C’est là un conte à ranger à côté du massacre de sainte Ursule et de ses onze mille vierges, rapporté par les mêmes légendaires. L’abbé Deric dit : « que c’est la conformité même qui existait entre la langue de l’Armorique et celle des Bretons insulaires, qui donna lieu à cette fable. Un étranger se serait effectivement persuadé, en entendant parler les Bretons et les Armoricains, qu’ils avaient toujours formé le même peuple, ou du moins que les vaincus avaient disparu de leurs demeures, et que les femmes avaient perdu leur langue en conversant avec leurs nouveaux hôtes. » Au reste, il est bon de remarquer que ce massacre de tous les Armoricains et cet élanguement de leurs femmes n’est point une histoire nouvelle. Hérodote, au livre ii de son ouvrage, rapporte un fait semblable. Or personne n’ignore que les chroniqueurs du moyen âge compilaient les faits les plus remarquables de l’Écriture-Sainte ou des histoires profanes pour les mêler à leurs récits. C’est ainsi que ceux qui ont écrit la vie de Duguesclin ont mis sur le compte de ce héros ce que Plutarque rapporte de plus mémorable des grands hommes de l’antiquité. Il n’est donc pas étonnant, comme le dit M. Richer, que le roman du Brut, qui a transformé le Gog et le Magog de l’Écriture en un géant appelé Goémagot, ait emprunté à Hérodote la fable dont il est question. D’ailleurs, nous le répétons, le fait rapporté par les deux légendaires dont il s’agit est moralement et physiquement impossible. Tuer tous les hommes d’une contrée, égorger les enfans et les vieillards, arracher la langue à plus de cent mille femmes, et tout cela uniquement pour que l’idiome du pays natal passe plus pur à ses descendans ! ce sont de ces férocités tellement ineptes, tellement incroyables, que l’on ne peut en accuser aucun siècle sans en avoir de preuves plus certaines que l’affirmation de deux romanciers qui rapportent continuellement mille faits incroyables d’enchantement, de miracles et de féeries.

Disons donc, pour nous résumer, que :

1o  La langue celtique ou gauloise était parlée dans toutes les Gaules, avec de légères variations de dialecte.

2o  La Grande-Bretagne, qui avait été peuplée par des Gaulois, parlait le celtique.

3o  Les Bretons qui sortirent d’Albion et se répandirent dans l’Armorique, y trouvèrent la langue qu’ils parlaient eux-mêmes.

4o  Ils n’eurent pas besoin par conséquent de changer la langue qui existait dans la Petite-Bretagne, et cette langue, qui s’est conservée jusqu’à nos jours, est le bas breton.

5o  Donc, le bas-breton est du celtique plus ou moins altéré.



§ II.

Littérature bretonne des premiers siècles. — Les bardes armoricains, premiers auteurs des romans chevaleresques.

Il nous reste à parler de la généralité de la langue celtique dans notre Bretagne pendant les siècles qui suivirent la conquête ; à démontrer son importance littéraire et l’influence qu’elle exerça. Les preuves ne nous manqueront pas. M. Delarue, dans son Mémoire sur les Bardes bretons, les a toutes réunies avec une rare érudition, et nous ne ferons guère ici que suivre et analyser son curieux travail.

Les bardes gaulois étaient célèbres ; mais leurs chants, qui n’étaient point écrits, durent s’altérer et se perdre facilement après la conquête étrangère. Ce ne fut qu’en Bretagne, où cette conquête fut passagère, que la poésie nationale continua à fleurir. Là, les bardes celtes eurent des successeurs ; et Fortunat nous apprend que dans le vie siècle ceux-ci étaient célèbres par leurs poésies.

Romanusque lyra ; plaudat tibi, barbarus harpa
Gracus achillica, chrota Britanna canat.

Il est certain que Fortunat désigne ici, par le deuxième et quatrième instrument, la Bretagne armoricaine et sa poésie, car Marie de France, dans sa Traduction des lais bretons, dit qu’on les chantait sur la harpe et sur la rote. Robert Wace les appelle des lais de harpe et des lais de rote.

Mais des auteurs de beaucoup postérieurs nous parlent encore plus explicitement des poésies armoricaines.

Dans le xiie siècle, les témoignages sont aussi nombreux qu’honorables en faveur des bardes bretons. Geoffroi de Monmouth traduisit, vers l’an 1138, du bas-breton en latin, le Brut d’Angleterre ; et Guillaume de Newburg, son ennemi, déclare, tout en l’accusant d’imposture, que son ouvrage est en effet composé avec les anciennes fables des Bretons. Chrétien de Troyes, dans le début de son roman du Chevalier au Lyon, dit :


Si m’accort de tant as Breton
Quar toz jors durera li renons
Et par els sont amateu
Li boen chevalier es leu
Qui a enor se travaillerent.


Or, ce chevalier au Lyon célébré par les Bretons était messire Ivains, compagnon d’Arthur, et un des héros de la Table-Ronde. Il avait aussi été célébré par les Gallois, comme l’assurent Lewis et Carte dans leurs histoires de la Grande-Bretagne. On a même publié au pays de Galles les poésies composées en son honneur par Taliesin et Elywarch Hen. Ce qui prouve que les Bretons et les Gallois honoraient les mêmes héros.

Dans le roman d’Erec et d’Enide, et dans celui de Lancelot du Lac, par Chrétien de Troyes, tous les héros sont Bretons. Il est certain que les deux poèmes durent être écrits d’après des lais bretons antérieurs. Fouque de Marseille parle aussi des lais bretons. Ainsi, la littérature des Armoricains était connue des troubadours.

Dans le même siècle, le célèbre roman de Tristan le Léonais fut traduit en prose française par Luc Dugast, puis mis en vers par la Chèvre de Reims, et ensuite par Thomas Erceldon, trouvère anglo-normand. Il est reconnu aujourd’hui que ces traductions furent toutes faites d’après des lais armoricains. Un autre trouvère, qui mit en vers le roman du roi Horn, s’étend beaucoup sur les lais armoricains ; et quand il veut dire qu’un lai est bien fait, il assure qu’on a imité les Bretons.

Si cum funt cil Bretuns dit el fait custumiers.

L’enchanteur Merlin, déguisé en jongleur, chante aussi des lais bretons à la cour du roi Arthur. Robert Wace, dans son Brut d’Angleterre, en fait chanter aux paladins qui assistent aux fêtes de la Table-Ronde.

Dans le treizième siècle, Marie de France traduisit en vers français un grand nombre de lais armoricains ; et, en tête de ses poésies, elle avertit de leur origine. Elle ajoute qu’elle les avait lues et entendues, et qu’avant elle d’autres traducteurs les avaient mis en langue romane.

Ces lais bretons, traduits par Marie, eurent un immense succès, et les auteurs contemporains en parlent fréquemment et toujours comme de lais empruntés à la littérature armoricaine. Pierre de Saint-Cloud, trouvère français du même âge, faisant paraître dans son roman du Renard cet animal déguisé en jongleur anglais, le fait se vanter de savoir surtout : Moult bons lais bretons.

Un autre trouvère français, nommé Regnaud, traduisit à la même époque le lai d’Ignaurès ; et il affirme qu’il a fait cette traduction d’après l’original breton. Un autre trouvère, auteur du roman du chevalier au Bel-Escu, et de celui de Fergus, mit en vers le lai de l’Épine ; et il indiqua dans le préambule de sa traduction les sources galloises et bretonnes où il avait puisé. Ainsi, les Gallois et les Bretons avaient la même langue, la même littérature. Enfin, un dernier trouvère traduisit le lai de Graalent Mor, que, selon lui, on chantait dans toute la Bretagne[1].

Dans le quatorzième siècle, les poésies celtiques étaient encore connues et jouissaient d’une grande réputation. Chancer, dans ses contes de Cantorbéry, dit : « Ils furent gentils, ces vieux Bretons qui composèrent dans leur langue antique des lais sur plusieurs évènemens mémorables, et qui les chantèrent en s’accompagnant avec leurs instrumens, » Et, pour preuve, il insère dans son ouvrage plusieurs de ces lais qu’il appelle Bretons ou Armoricains. D’autres poètes anglais, Ritson Ellis, Tyrwhitt, mirent en vers, à la même époque, un grand nombre de pièces du même genre. Dans le même siècle, l’auteur du Songe du dieu d’Amour, dit en parlant du pont qui conduit au temple de ce dieu :


De ro truenques etait fait lo li pons
Totes les planches de dits et chansons
De sons de harpes les estaces del fons,
Et les salices des doux lais des Bretons.


Il faut cependant remarquer que, dès le quatorzième siècle, on ne parle plus des poésies bretonnes que comme d’antiques lais. Il semble que les bardes avaient perdu leur supériorité, et que la littérature armoricaine était alors à l’état de décadence. Nous devons aussi faire observer que ce sont presque toujours les trouvères anglo-normands qui citent ou traduisent les lais bretons : il ne faut point s’en étonner.

Les Normands ayant possédé la Bretagne en arrière-fief, par le traité fait avec Charles-le-Simple, eurent avec les Bretons des rapports fréquens ; ils furent forcés d’apprendre leur langue, et par conséquent se trouvèrent à portée d’étudier leur littérature. Ajoutez que Guillaume récompensa Alain, duc de Bretagne, des services qu’il lui avait rendus pour conquérir l’Angleterre, en lui donnant quatre cent quarante-deux terres seigneuriales dans cette île. Alain et les ducs de Bretagne, ses successeurs, inféodèrent à des chevaliers armoricains une grande partie de ces terres ; d’autres seigneurs de la Petite-Bretagne, qui s’étaient signalés à la bataille d’Hasting, reçurent également des domaines. Il en résulta des relations multipliées entre les Anglo-Normands et les Bretons ; de sorte que toutes les fables et poésies armoricaines passèrent en Angleterre.

Cependant, à mesure que les rapports entre l’Angleterre et la Bretagne devinrent moins fréquens, la langue armoricaine fut moins comprise dans l’île, et, dès le xive siècle, elle n’était plus guère connue que par les poètes qui voulaient exploiter la littérature bretonne, comme une mine curieuse et féconde. Quant aux autres peuples, ils avaient depuis long-temps abandonné l’étude du langage armoricain, comme trop barbare. Dès le ixe siècle, les oreilles françaises en étaient choquées. Un religieux de l’abbaye de Fleury, qui traduisit à cette époque la vie de saint Pol-de-Léon, dit :

« Hujus sancti viri gesta scripta quidem reperi, sed britannicà garulitate ita confusâ, ut legentibus fierint onerosa… in auditum locutionis genus quosque studiosos à lectione summovebat… Nec turbetur lectoris animus absonis britannis nominibus quæ interposuimus, quia hæc vitare ex toto non potuimus, vitavimus quidem plura, etc. »

« J’ai trouvé la vie de ce saint en langue bretonne, et cette langue inusitée rebute les gens studieux. Mais que mes lecteurs se rassurent ; si j’ai conservé des noms bretons dans ma traduction, c’est que je n’ai pu faire autrement, et je réponds que j’en ai élagué un grand nombre. »

Il résulte de tout ce que nous venons de dire que les bardes gaulois eurent en Bretagne, jusque vers le xiie siècle, des successeurs qui jouirent d’une grande célébrité, et furent les auteurs de la plupart des fables répandues ensuite dans le reste de l’Europe, en subissant plus ou moins d’altérations. Toute cette mythologie de dragons, de fées, d’enchanteurs et de géans, que nous présentent les romans de chevalerie, appartient donc primitivement aux poètes bretons. Elle fut le résultat du mélange des croyances celtiques païennes et des croyances chrétiennes. L’idée des fées et des enchanteurs était populaire chez les Celtes. Pomponius Méla nous représente les prêtresses de l’ile de Sein comme neuf femmes douées d’un pouvoir surnaturel ; et nous retrouvons plus tard ces prêtresses, dans la vie de Merlin-le-Calédonien, traduit du bas-breton ou du gallois en latin, par Geoffroy de Monmouth, transformées en neuf fées. La forêt de Broceliande, en Bretagne, séjour merveilleux, plein de prodiges et d’enchantemens, était une forêt anciennement consacrée au culte druidique, comme le prouve sa pierre et sa fontaine sacrée ; plus tard, lorsque la religion gauloise fut détruite, le respect superstitieux attaché aux enceintes révérées survécut aux croyances ; l’imagination populaire inventa des fables sur ces lieux redoutés, et les poètes, en s’en emparant, les systématisèrent et en firent toute une mythologie. Il arriva alors aux bardes ce qui était arrivé aux premiers rapsodes de la Grèce, ils composèrent un Olympe avec les superstitions et les croyances populaires, auxquelles ils ajoutèrent leurs propres inventions ; et comme la Bretagne était restée un centre de croyances druidiques, et que les traditions y avaient survécu plus qu’en aucun autre lieu du monde, ce fut là que se forgea la nouvelle théogonie, et l’Armorique devint la patrie de toutes ces nouvelles divinités, comme la Grèce l’avait été des dieux olympiens. Les romans de l’époque font foi de ce fait. Ainsi, Chrétien de Troyes, dans son roman d’Erec, fils du roi du Lac, fait porter à son héros un manteau brodé par les fées bretonnes. Hugues-de-Méry, dans son poème du Tournoiement de l’Ante-Christ, assure être allé dans la forêt de Broceliande, avoir arrosé le perron avec le bassin d’or, et avoir été aussitôt témoin des merveilles vues par messire Ivains. L’auteur du roman d’Ogier-le-Danois fait enlever son héros dans un char par la fée Morgan, l’aînée des neuf vierges de l’île de Sein.

Il résulte de tout ce que nous venons de dire deux faits incontestables et importans :

1o  Que les bardes armoricains qui furent les continuateurs des bardes gaulois, se rendirent célèbres du ier au xiie siècle par un grand nombre de poèmes nationaux et de fables ingénieuses ;

2o  Que les trouvères ne furent, le plus souvent, que les traducteurs ou les imitateurs des bardes bretons, et qu’ils leur empruntèrent la féerie et le fond des premiers romans chevaleresques.

On a opposé à ces deux opinions une objection que nous croyons plus spécieuse que concluante. On a demandé comment les ouvrages primitifs, écrits en langue bretonne, auraient pu se perdre tous, lorsque leurs imitations nous sont parvenues. Et l’on a conclu de l’impossibilité de cette disparition que ces ouvrages n’avaient jamais existé.

Nous répondrons d’abord que cette disparition n’est point encore certaine, et que des recherches, mieux dirigées et plus suivies, peuvent conduire un jour à la découverte de quelqu’un de ces poèmes perdus[2]. En tous cas, leur destruction nous semblerait d’autant plus facile à comprendre que, de l’aveu de Sylvestre Girald, dès le moyen âge, les langues bretonnes et galloises étaient généralement ignorées par les gens lettrés, et si beaucoup de bardes savaient encore par cœur les anciennes poésies, très peu les avaient par écrit. Nous avons vu que, dès le ixe siècle, le celtique était méprisé en France, et qu’après le xiie siècle on commençait à ne plus l’étudier en Angleterre. Les traductions et les imitations des lais bretons, qui parurent alors en latin et en français, durent d’ailleurs contribuer à jeter dans l’oubli le langage armoricain, devenu pour le plus grand nombre une langue morte. Si quelques lais se conservèrent en Bretagne dans la mémoire des bardes, ils durent nécessairement s’altérer de plus en plus et se perdre enfin, lorsque les bardes eux-mêmes, dont la mémoire était les seules archives auxquelles ces poésies eussent été confiées, disparurent sans retour de l’Armorique. Tout ce que l’on pourrait admettre, c’est que quelques fragmens incomplets de ces poésies eussent été retenus par le peuple, ou enfouis et oubliés dans quelques bibliothèques. Mais, même dans cette supposition, la perte totale de ces fragmens ne dut être retardée que de quelques siècles, et, à moins d’un heureux hasard, on ne conçoit guère la possibilité qu’ils aient été conservés jusqu’à nos jours.

Que l’on considère en outre les révolutions intimes auxquelles la Bretagne fut soumise pendant tout ce temps ! Ce ne fut à la vérité qu’au commencement du xvie siècle qu’elle fut réunie à la France, mais déjà depuis longtemps son individualité avait reçu de fortes atteintes. Les longs démêlés des De Blois et des Montfort, relativement au duché, en appelant dans ce pays les armées de France et d’outre-mer, avaient surtout été funestes à son originalité. La petite noblesse bretonne, sortie de ses manoirs pour se mêler aux Français et aux Anglais, prit bientôt leurs mœurs, leur langage et leurs habitudes. Quant aux contes et aux hauts seigneurs, ils avaient perdu depuis long-temps leur écorce armoricaine à la cour des ducs, où les étrangers étaient aussi nombreux que les Bretons. Par suite, il y eut en Bretagne une véritable transfiguration dans laquelle l’esprit français domina, parce qu’outre les raisons de sympathie et de convenance politique, la France était un trop gros soleil pour ne pas attirer dans son mouvement tout ce qui gravitait près d’elle. Elle entraina ainsi successivement toutes les provinces indépendantes, et bientôt ces astres secondaires, engagés dans l’orbite de la grande planète, ne brillèrent plus que de la lumière qu’ils en empruntèrent.

Dès avant le xvie siècle la vieille Bretagne avait donc fait nouvelle peau. Elle s’était francisée sans s’en apercevoir, et sa nationalité était déjà morte depuis long-temps lorsque Charles VIII écrivit son épitaphe.

Or, pendant cette longue et progressive métamorphose, les vieilles poésies des bardes, déjà abandonnées depuis long-temps, comme nous l’avons dit plus haut, durent s’oublier entièrement. En même temps qu’elles s’effaçaient de la mémoire, le petit nombre de copies qui en pouvait encore exister se perdit sans doute au milieu de ces générations qui commençaient à mépriser la langue des ancêtres, et qui d’ailleurs, uniquement occupées de guerres, se souciaient peu d’arts et de poésie. Les monastères, qui seuls eussent pu recueillir ces précieux débris, se fermèrent devant des ouvrages profanes pour recevoir exclusivement les légendes sacrées et les cartulaires, qui n’échappèrent toutefois au naufrage et ne traversèrent les trois siècles suivans que pour fournir du papier à cartouche à Villaret de Joyeuse dans son fameux combat de prairial.

Tout se réunit donc pour anéantir les ouvrages des premiers bardes. Un seul échappa à cette destruction générale, ce fut Guinclan, qui, dans le ve siècle, chantait aux Bretons les destinées futures de leur patrie, et dont les poèmes, consacrés par la gloire, comme ceux d’Homère, étaient connus sous le nom de Prophéties de Guinclan. Un manuscrit de ces prophéties existait encore en 1701 à Landevennec, mais il fut perdu à la révolution avec tous les papiers précieux que contenait cette abbaye. Vainement le barde s’était promis l’immortalité, et s’était écrié dans une de ses prédictions :

« L’avenir entendra parler de Guinclan ! Un jour les descendans de Brutus[3] élèveront leurs voix sur Menez-Bré, et ils s’écrieront en regardant cette montagne : Ici habita Guinclan ! Et ils admireront les générations qui ne sont plus, et les temps dont je sus sonder la profondeur ! »

De tous les chants du poète, ces vers seuls ont échappé au temps, qui semble les avoir conservés comme une amère ironie lancée par lui au génie.

On peut donc dire que, long-temps avant le xvie siècle, la Bretagne avait renoncé à son héritage poétique, et que le dernier souvenir de ses lais dut alors s’éteindre dans le grand mouvement politique qui francisa la noblesse bretonne. C’est aussi de la même époque qu’il faut faire dater la littérature religieuse et élégiaque dont nous allons nous occuper.



§ III.

Origine de l’école poétique actuellement existante en Bretagne.
– Division des poésies bretonnes.

Nous l’avons déjà dit précédemment, la Bretagne, lors de sa réunion à la France, avait presque entièrement perdu sa physionomie particulière. Cependant sa nationalité n’était pas effacée au point qu’il ne lui en fût rien resté. La vieille Bretagne se mourait ; mais, comme il arrive dans la plupart des agonies, la tête avait été frappée la première, et le principe de la vie s’était réfugié vers le cœur. Le peuple était encore breton ; il avait conservé sa foi, ses mœurs et son langage. Aussi le xvie siècle présenta-t-il dans notre province un spectacle étrange et digne d’être étudié. En même temps que les hautes classes se faisaient françaises, par une réaction singulière, les masses tendaient à se nationaliser plus que jamais. On eût dit qu’au moment où les gens à cuirasse renonçaient à leur drapeau séparé, les hommes de travail et d’industrie voulaient en élever un nouveau qui différenciât le pays de tout autre. Ainsi, tandis que l’individualité politique et guerrière de la Bretagne se perdait, le peuple travaillait à lui redonner une individualité artistique et littéraire. Le mouvement qui s’effectua alors fut immense. La Bretagne entière se souleva, travaillée par un volcan ; ce volcan, c’était la pensée populaire qui cherchait ses cratères. Et comme la foi religieuse dominait surtout cette masse en fermentation, la lave qui s’en échappa parut tout empreinte de ses brûlantes croyances. Il sembla un instant que le peuple entier s’était mis à genoux, et que toutes ses actions s’étaient transformées en prières. C’est à cette époque qu’il faut faire remonter ces innombrables calvaires, ces chapelles, ces églises et ces oratoires qui hérissent encore notre province. Tout ce que l’intelligence humaine put inventer de ressources, tout ce que l’adresse manuelle put fournir de secours, fut tour à tour mis en œuvre pour ces merveilleuses constructions. Les ouvriers les plus habiles faisaient vœu de ne travailler qu’aux églises, et ils parcouraient la Bretagne, offrant aux prêtres des moindres villages leur temps et leurs marteaux. Il en était même qui se vouaient uniquement à la construction des chapelles dédiées à la Vierge Marie, et qui refusaient tout autre travail. Quelques uns, adonnés à la sculpture du Kersanton, s’imposaient comme une obligation religieuse la confection, par jour, d’un certain nombre de feuilles de chêne, de trèfle ou d’arabesques ; ils appelaient cette pratique pieuse le chapelet du picoteur[4].

La poésie ne put rester étrangère à cet élan. Mise à la porte des châteaux comme une vieille connaissance dont on rougissait et que l’on ne voulait plus voir, elle vint frapper aux chaumières, où elle fut reçue avec joie. Mais au milieu de sa nouvelle cour, il lui fallut changer quelque chose à ses habitudes. Elle n’avait plus à parler à des chevaliers des prouesses de leurs ancêtres, à de grandes dames des tendres faiblesses de leurs aïeules ; il fallait parler au peuple un langage qu’il comprît. La poésie laissa donc là ses habits du beau monde ; elle destitua l’esprit au profit de l’imagination, et elle se fit peuple, c’est-à-dire tout cœur et toute foi, toute ignorance et toute passion. Alors parurent ces poèmes si profondément frappés au coin de la nature, ces guerz, ces drames, ces sônes, ces cantiques, dont tant d’admirables débris sont arrivés jusqu’à nous.

Il faut donc bien se le rappeler, les compositions bretonnes que nous allons nous efforcer de faire connaître sont l’ouvrage des trois siècles qui se sont écoulés depuis 1600 jusqu’à nos jours. Elles appartiennent toutes à la renaissance que nous avons signalée dans notre province. Toutes sont de cette école populaire qui succéda à l’école plus polie et plus habile des bardes. Deux ou trois fois peut-être nous retrouverons dans ces poésies des traces des vieux lais, réminiscences incomplètes fournies par la tradition orale et introduites dans les poèmes modernes ; mais, généralement, les chants que nous citerons porteront le cachet de leur siècle et de leur origine, tous seront l’expression de l’élan religieux et patriotique que nous avons signalé dans les populations bretonnes au xvie siècle.

Dans l’examen auquel nous allons nous livrer, nous ferons abstraction des ouvrages. en prose, parce qu’ils sont peu nombreux, peu remarquables, et d’ailleurs traduits du français. Tous sont des livres de dévotion, des commentaires de l’Évangile qui n’appartiennent point à l’école bretonne. La prose est une forme trop logique pour les littératures populaires, qui ne sont qu’impression et mouvement. Le jour où il y a eu sur la terre un homme qui a courbé la tête pour prier ou pour pleurer, il y a eu un poète ; mais les grands prosateurs ne sont venus que plus tard, avec les sciences et la philosophie. Homère avait mendié dans les villes de la Grèce cinq siècles avant que Platon n’élevât la voix.

Les poésies populaires de la Bretagne peuvent se partager en trois grandes classes :

1o  Les poésies chantées ;

2o  Les poèmes ;

3o  Les drames.


  1. Le manuscrit du poème breton sur Gradlon-Mor existe encore probablement à la Bibliothèque nationale de Paris. Dom Bernard Monfaucon assure l’y avoir vu au siècle dernier, et n’avoir pu le comprendre, parce qu’il ne savait pas le breton ; il donne le numéro de ce manuscrit. M. de Fréminville dit l’avoir cherché, aidé des employés de la Bibliothèque, et n’avoir pu le retrouver ; probablement, égaré dans quelque coin, un heureux hasard pourra seul le faire rencontrer ; mais à son défaut, nous avons la traduction d’un autre poème composé sur le même sujet et que nos paysans bretons chantaient encore au xiiie siècle ; cette traduction a été faite en français du temps de saint Louis. M. de Fréminville en publie, dans son second volume des Antiquités du Finistère, une analyse que nous donnons ici.
    ( EXTRAIT. )

    Gradlon, quoique n’étant pas issu des rois de l’Armorique, appartenait du moins à une famille illustre des guerriers de ce pays, et il réunissait à une grande beauté une bravoure qui le mettait au-dessus des plus vaillans parmi sa tribu, si féconde en hommes intrépides.

    Le désir de se signaler et de se faire remarquer par des actions éclatantes, le fit entrer au service de Witol (*), roi de Léon, qui faisait alors une guerre très active contre Kunar, roi de Cornouailles. Ce prince lui confia le commandement d’une partie de ses troupes, et Gradlon s’en servit avec tant d’habileté, fit preuve de tant de courage, que partout où il porta ses armes il assura la victoire au roi qu’il servait, et mérita son estime et son amitié particulières.

    (*) Witol, Guitol, ou Guitor, est probablement le même qui est désigné sous le nom de Guithure, en qualité de comte souverain du Léonais, par le P. Albert le Grand. (Voyez la Vie de saint Pol de Léon.)

    qui faisait alors une guerre très active contre Kunar, roi de Cornouailles. Ce prince lui confia le commandement d’une partie de ses troupes, et Gradlon s’en servit avec tant d’habileté, fit preuve de tant de courage, que partout où il porta ses armes il assura la victoire au roi qu’il servait, et mérita son estime et son amitié particulières.

    Sa renommée, le bruit de ses exploits, les éloges que toutes les bouches faisaient de ses qualités personnelles, retentirent à la cour et parvinrent jusqu’aux oreilles de la reine ; ils lui inspirèrent le désir de connaître le héros dont on disait tant de choses merveilleuses.

    Un jour elle tira à part son chambellan : « Parle-moi vrai, lui dit-elle ; qu’est-ce que ce Gradlon dont j’entends tout le monde faire l’éloge ? le connais-tu ? — Madame, répondit le serviteur, je sais qu’il est beau, brave et courtois, aussi n’est-il personne qui ne l’aime. — Mon cœur depuis long-temps me parle en sa faveur, reprit la reine ; fais-le venir, je veux l’avoir pour ami et lui abandonner mon amour. »

    Le chambellan, ne doutant pas de la joie qu’il allait donner à Gradlon en lui portant une nouvelle si flatteuse, s’empressa de voler vers lui, et lui annonça que la reine, fortement prévenue en sa faveur, désirait qu’il se rendit au château sur-le-champ.

    Gradlon obéit ; il suivit le chambellan, qui l’introduisit dans l’appartement de la princesse : elle y était seule. Dès que le guerrier parut, elle alla au-devant de lui, et le serra dans ses bras en lui donnant un baiser (*), puis elle le fit asseoir à ses côtés sur un tapis, et commença à l’entretenir avec des paroles et des regards si tendres, qu’il lui fut impossible de n’en pas deviner le motif.

    (*) Ce début si démonstratif dans une intrigue amoureuse, n’est pas dans les mœurs des anciens Celto-Bretons, mais pour cela n’en est peut-être pas moins vrai. En effet, la reine dont il s’agit n’était point d’origine celtique, mais romaine, et, s’il faut en croire les historiens, elle était fille du patrice Flavius. On reconnaît le sang d’une Italienne à la manière dont elle exprime sa passion, et ensuite, comme on va voir, à son implacable jalousie.

    Mais, à toutes ses avances, Gradlon, pénétré de ce qu’il devait au roi son seigneur, à un prince qui l’avait comblé de bontés, ne répondit que par des expressions respectueuses, et feignit de ne s’apercevoir aucunement des sentimens qui enflammaient le cœur de la princesse.

    Celle-ci s’impatienta d’abord ; elle se dépita de ce que le guerrier ne voulait pas la deviner ; se déclarer la première lui paraissait trop humiliant, et Gradlon demeurait froid et glacé auprès d’elle. Pour le porter, de gré ou de force, à lui faire un aveu, elle lui demanda s’il avait une amie, et s’il en était bien aimé, car il méritait, lui dit-elle, de l’être beaucoup. Gradlon lui déclara qu’il n’avait pas encore connu l’amour.

    La reine, enchantée de cette assurance, qui, en apparence, flattait sa passion, n’hésita plus à s’y abandonner ; elle s’ouvrit sans réserve au guerrier, et lui avoua que, n’ayant éprouvé jusqu’à ce jour qu’un attachement faible pour le roi son époux, et sentant le besoin d’aimer, elle avait cherché le héros le plus accompli, et qu’elle croyait enfin l’avoir trouvé dans la personne du vaillant Gradlon.

    Celui-ci, confus, mais nullement épris, témoigna sa reconnaissance pour de si éclatantes bontés ; mais dit, qu’étant à la solde du prince et lui ayant promis sa foi, il lui devait trop pour se rendre coupable envers lui de la plus noire ingratitude en partageant un adultère. À ces mots, il se retira, et laissa la reine accablée de douleur et de honte.

    Cependant, dominée par un violent amour, et ne pouvant se résoudre à perdre tout espoir, elle se flatta de toucher le cœur de Gradlon à force de prévenances et d’attention. Dans ce dessein, elle lui envoya de magnifiques présens, le fit solliciter plusieurs fois, lui écrivit même plusieurs lettres de sa propre main : tout fut inutile, rien ne put ébranler l’austère vertu du guerrier celto-breton.

    Quand l’épouse de Witol vit ses vœux rejetés, ses avances repoussées et toutes ses espérances trahies, la haine vint dans son cœur prendre la place de l’amour. Elle calomnia Gradlon, et employa tous les moyens possibles pour le perdre dans l’esprit du roi. Elle n’y réussit que trop facilement. Gradlon fut disgracié et dépouillé de ses charges, de ses dignités. Il s’éloigna de la cour, se retira dans les domaines de son modeste patrimoine, où, pour charmer sa mélancolie et faire quelque diversion à la tristesse dont l’accablait une si injuste disgrâce, il se livra entièrement aux exercices de la chasse, parcourant nuit et jour les vastes forêts qui, à cette époque, ombrageaient la Bretagne, et qui étaient remplies de bêtes fauves (*).

    (*) Jusqu’ici ce poème est basé sur un fond de vérité historique ; mais d’après le merveilleux qui caractérise ce qui suit, on voit que tout le reste n’est qu’une création d’un barde breton du sixième siècle.

    Un jour qu’il cheminait la tête baissée, s’abandonnant à ses rêveries, une biche plus blanche que la neige se leva tout-à-coup à ses pieds, et parut fuir devant lui avec effroi, mais avec peine cependant et comme blessée. Gradlon, dans l’espérance de l’atteindre facilement, se mit aussitôt à sa poursuite. Elle ne le devançait qu’autant qu’il était nécessaire pour l’animer à la suivre, mais elle ne se laissait jamais joindre. Enfin, après de longs circuits dans les sentiers de la forêt, elle le fit arriver à une prairie charmante, au bord d’un ruisseau dans lequel se baignait une jeune dame si belle, que, selon les expressions de l’auteur de ce poème, il est impossible de la dépeindre : sa robe d’or était près de là, suspendue à un arbre, avec d’autres ajustemens très riches, et, sur le bord de la rivière, deux jeunes nymphes assises attendaient ses ordres, prêtes à la servir. À la vue du chasseur, les nymphes s’enfuirent épouvantées. Pour lui, frappé uniquement des charmes de la dame qui se baignait, il oublia, à leur ravissant aspect, et ses chagrins et la biche qu’il suivait : il sauta à bas de son cheval, et alla d’abord s’emparer des vêtemens, dans l’intention d’obliger la belle baigneuse à sortir de l’eau pour venir les lui demander. Cependant quand elle lui eut représenté combien peu ce procédé était digne d’un homme délicat, et qu’elle l’eut prié de les lui rendre, il alla les porter au rivage, et se retira même pour lui laisser la liberté de se r’habiller. Il revint la prendre ensuite, et la conduisit dans la forêt, où, seul avec elle, il voulut profiter de son bonheur et la pria d’amour. Sa demande fut rejetée, comme elle devait l’être. Alors Gradlon, oubliant les préceptes de cette vertu sévère qui lui avait fait repousser les avances de la reine de Léon, osa ravir de force les saveurs que lui refusait la belle inconnue. Cependant, à peine se fut-il rendu coupable, que, demandant pardon de l’indigne moyen auquel sa passion l’avait fait recourir, il assura la dame qu’elle avait les prémices de son cœur, et lui jura pour toujours un attachement et une fidélité sans bornes. La faute était faite et il fallut bien la pardonner ; d’ailleurs le coupable était jeune, beau, et paraissait aimable ; un tendre baiser scella la réconciliation, et la dame, qui était une puissante fée, alla même jusqu’à avouer à Gradlon que ce n’était que pour amener ce dénouement qu’elle avait fait naître l’aventure de la biche, ainsi que celle du ruisseau.

    Après de nouvelles caresses et de nouveaux sermens, l’aimable fée quitta Gradlon, en lui disant que chaque fois qu’il désirerait sa présence, à l’avenir, elle paraîtrait devant lui, à condition qu’il garderait le secret le plus inviolable sur toute cette aventure ; et elle lui déclara que s’il lui échappait la plus légère indiscrétion, il ne la reverrait plus et la perdrait pour toujours.

    Gradlon, enchanté de son bonheur, revint chez lui en y rêvant ; il vit à la porte de son château un superbe cheval, richement harnaché, et conduit par un écuyer venant de la part de la fée, lui offrir ce noble coursier, qui se nommait Gadifer. Ce présent fut accompagné de celui de belles armes, de riches habits et d’un coffre rempli d’or. Gradlon était au comble du bonheur ; tout lui riait, et longtemps il sut être heureux. Chaque soir il n’avait qu’à en former le souhait, et sa belle amie venait s’offrir à ses vœux. Une année s’écoula de la sorte sans qu’il eût rien à désirer ; mais l’excès même de sa félicité fut précisément ce qui le perdit.

    Le roi Witol, dans une occasion solennelle, voulut tenir une cour plénière dans son château de Pencoat ; il y convia tous les seigneurs du Léonais et de la Cornouaille. Gradlon s’y rendit avec eux. Witol, dans ses jours d’appareil, avait une fantaisie fort singulière : fier de posséder, dans la reine son épouse, la plus belle femme de son royaume, sur la fin du repas du soir, quand le vin commençait à échauffer les esprits, il la faisait entrer dans la salle, et la plaçait sur une estrade élevée, d’où il la faisait contempler à toute cette foule d’illustres convives, en leur demandant si dans leurs courses guerrières ils avaient jamais rencontré une dame qu’on pût comparer à leur reine. Le dernier jour de la fête, elle parut comme à l’ordinaire ; la salle retentit aussitôt d’une acclamation générale, et l’assemblée, transportée d’admiration, s’écria que jamais sur la terre n’avait paru une femme aussi belle.

    Gradlon seul se tut ; il baissa la tête et se mit à sourire, parce qu’il pensait à sa charmante fée. Le roi et les seigneurs ne remarquèrent point ce silence, mais il n’échappa point à l’œil jaloux de la reine. « Voyez, dit-elle à son époux, tout le monde rend hommage à ma beauté ; un homme seul l’insulte, et cet homme est celui que vous avez aimé, ce Gradlon que vous aviez comblé de vos bienfaits ; était-ce donc à tort que depuis long-temps je m’étais plainte à vous de sa perfidie et de son ingratitude ? »

    Le monarque, irrité, appela Gradlon aussitôt, et le somma, par la foi qu’il lui devait, de lui apprendre la raison de ce silence et de ce sourire injurieux. Le guerrier répond avec respect que depuis long-temps ses yeux l’ont instruit, tout comme les autres, de la beauté de la reine, mais qu’il croit cependant que sous les cieux il peut exister une femme plus accomplie. On lui demande s’il la connaît ; pressé par ces questions, le malheureux oublie son serment de discrétion envers la fée, et répond qu’il connaît en effet une beauté trente fois supérieure à celle de la princesse. Celle-ci, transportée de fureur, exige qu’il la présente, afin qu’on les compare toutes deux, et que si la dame de Gradlon ne l’emporte pas sur elle, il soit puni avec la dernière rigueur.

    Le roi ordonna donc à l’indiscret d’aller chercher cette beauté si vantée, et de l’amener sur-le-champ à la cour. Mais hélas ! où l’aller trouver ? Gradlon se rend vainement au bord de la fontaine, parcourt tous les détours de la forêt, invoquant la fée et la suppliant de paraître ; elle est sourde à sa voix et ne se montre plus ; en vain il lui demande pardon, lui peint le danger auquel l’expose son abandon : elle demeure inflexible.

    Le temps fixé pour la conduire en présence du roi étant écoulé sans que Gradlon eût pu remplir son engagement de l’y faire comparaître, Witol le fait arrêter : il est condamné au dernier supplice ; mais au moment où le bourreau allait lui trancher la tête, la fée paraît, l’arrache de ses mains, et l’emmène avec elle dans un char traîné par deux dragons. Après l’avoir ainsi dérobé au trépas, elle le dépose dans la forêt, mais lui déclare que si elle a bien voulu lui sauver la vie, elle n’a pas pour cela pardonné sa légèreté, et ne lui rend pas sa tendresse. Elle disparaît à ses regards dans l’épaisseur du bois. Gradlon, désespéré, monte sur son bon cheval Gadifer etse met à sa poursuite, mais il ne peut réussir à l’atteindre. Arrivée au bord du ruisseau où il l’a vue pour la première fois, elle s’y plonge et disparaît tout-à-coup à ses yeux. Gradlon s’y précipite après elle, résolu de mourir puisqu’il lui faut perdre un objet si cher ; la fée le retire de l’eau, le remet sur le bord, en lui disant qu’il doit renoncer pour jamais à la voir. Il veut de nouveau se jeter dans l’onde, lorsqu’arrivent les deux nymphes, qui, touchées de tant de repentir et d’un amour si sincère, demandent sa grâce avec instances, et finissent par l’obtenir. La fée, attendrie, tend la main à son amant, le presse sur son cœur, et l’emmène dans ses domaines.

  2. Il est possible, par exemple, que l’on retrouve à la Bibliothèque nationale, le poème de Gradlon-Mor, dont nous avons parlé précédemment, et qui y a été vu par Montfaucon.
  3. Les légendaires regardaient les Bretons comme des descendans de Brutus.
  4. Tailleur de pierre.