Les Dernières Colonnes de l’Église/J. K. Huysmans

Mercure de France (p. 61-128).


IV

J. K. HUYSMANS

de l’Académie Goncourt.


I


Les âmes qui marchent dans la lumière chantent des cantiques de lumière ; celles qui marchent dans les ténèbres chantent le cantique des ténèbres.

P. de Caussade, L’Abandon à la Providence divine.


Je ne répéterai pas le mot terrible de Barbey d’Aurevilly à qui je l’avais présenté et qui ne put jamais vaincre son antipathie. Il y a de cela seize ou dix-huit ans. Huysmans venait de publier À Rebours et j’étais seul encore à pressentir la courbe infiniment elliptique par laquelle ce disciple de Médan devait arriver un jour au catholicisme de bibelot.

Que dirait aujourd’hui le vieux maître, le pauvre vieux maître plein d’enfantillages et de splendeurs, mais si noble, si profondément généreux et dont le tact était infaillible en matière de catholicisme ? Que dirait-il en voyant ce saint Paul du chemin de velours dont la conversion étonne les architectes et décourage les marchands de curiosités ?

Un jour que saint François d’Assise était en prières, une voix sortit du crucifix devant lequel il était prosterné et il lui fut dit par trois fois : « Va, François, et répare ma maison que tu vois tomber en ruines. » Huysmans a peut-être entendu quelque chose de semblable et, tout de suite, il s’est mis bravement à étayer la vieille Église avec des dictionnaires et des documents archéologiques.

Le malheur — ou le bonheur — c’est l’inouï, surnaturel et irrévélable ennui de cette manigance, ennui sans pardon qu’aggrave sans mesure une langue dénuée de probité, la plus fabriquée des langues littéraires, la plus plaquée, frelatée, sophistiquée, biseautée et maquillée qu’on ait jamais vue.

Le prurit du « mot rare », de « l’épithète rare » dont l’auteur d’À Rebours était déjà dévoré et qui le faisait se gratter partout, s’est exaspéré incroyablement. Le catholicisme semble avoir mis en lui des démangeaisons inconnues, des démangeaisons impersonnelles. Il en arrive à gratter les autres.

Il ignore que ce qu’il nomme le mot rare, c’est-à-dire l’invention dans le style et ce merveilleux remuement de l’âme par l’arrangement des vocables même les plus simples, surtout les plus simples ; il ignore, le malheureux ! — et pour toujours, je le crains bien — que c’est un instrument dont il faut savoir jouer, comme le violon ou la clarinette.

Un homme qui écrit « mésavenir » pour forniquer ou « d’obscurs évêques, d’illucides saints » pour des statues d’évêques et de saints placées à contre-jour et, par conséquent, mal éclairées[1] ; ou « nescience » pour ignorance, ou « achristes » pour non chrétiens et « stigmatifères » pour stigmatisées ; ou « diagnostiquer » pour préfigurer, prophétiser[2] ; ou mieux encore — ô Patriarches et Prophètes, ô Samaritaine sur mesure et toi, ô Belle Jardinière éternellement assise au coin du quai ! — le « Testament neuf » pour le Nouveau Testament[3], ainsi désigné comme un pantalon, etc., etc., etc. ; cet homme, dis-je, est un littérateur infortuné, captif d’un maître implacable.

Alors, je le répète, quel ennui sans nom ! Il faut croire que le monde catholique avait soif de s’embêter d’une façon extraordinaire. Il a donc fait un succès à cette fontaine. Dieu sait pourtant s’il est rosse, le monde catholique, et s’il traite chiennement les gens de talent ! Rappelez-vous Verlaine et le lamentable Hello. Mais dans le cas de Huysmans, il avait, avec l’infaillible flair des médiocres, subodoré le faux écrivain, de même que, dans le cas de Coppée, il ne cesse de renifler voluptueusement le faux élégiaque, tout le long des murs. Être assommé par ces convertis, ne serait-ce pas aussi le secret d’avoir part au torrent des faveurs divines qui les inondent ?

« Je m’ennuie à crever, dit l’auteur de La Cathédrale[4]… J’ai l’ennui de moi-même, indépendant de toute localité, de tout intérieur, de toute lecture… De moi-même, ah ! oui, par exemple ! Ce que je suis las de me surveiller, de tâcher de surprendre le secret de mes mécomptes et de mes noises ! Mon existence, quand j’y songe, je la jaugerais volontiers de la sorte : le passé me semble horrible, le présent m’apparaît faible et désolé et, quant à l’avenir, c’est l’épouvante. »

On conçoit que de telles déclarations fassent venir du monde ! L’ennui de Huysmans tout seul, sans aucune roublarde concomitance de François Coppée ou de toute autre Colonne, a fait des conquêtes. Je l’ai rencontré, cet ennui de givre, non loin du cercle polaire, dans des pays cuistres et congelés où la compilation acharnée, la documentation furieuse et le bâillement des portes de l’enfer sont regardés comme des signes de grandeur. Je serais peu étonné d’apprendre que des Norvégiens ou des Islandais, asservis par La Cathédrale et Sainte Lydwine, sont devenus catholiques en se décrochant la mâchoire, — des catholiques Scandinaves, bien entendu, c’est-à-dire d’excellents pupitres pour les antiennes des démons de la Médiocrité.

Et même, sans aller si loin, j’imagine que plusieurs grenouillères de la Hollande ont dû coasser d’aise à l’apparition de ce catholicisme glacial engendré d’un de ses enfants, car Joris-Karl est infiniment Hollandais, malgré les registres et les cartons de l’état civil.

Comment la patrie des immenses pions bataves résisterait-elle au professorat cumulatif du symbolisme des cloches, des vitraux, des pierres, des bêtes, des couleurs, des odeurs, des fleurs, des légumes — oui, des légumes ? Quelle défense contre l’écrasante énumération des auteurs qui ont écrit sur ces matières ? Où trouver le moyen de rechigner, par exemple, à l’interminable dissertation sur « les principes d’un rituel coloré » ? — dissertation approuvée, cela va sans dire, par l’abbé Plomb, qui, d’ailleurs, approuve tout et paraît avoir un fier estomac.

Il y a, dans La Cathédrale, de la page 288 à la page 300, le plan d’une basilique en fleurs par le moyen de l’horticulture symbolique, plan qui est bien certainement le tour de force le plus compliqué d’un lyrisme bondieusard à tout casser, à tout démolir. La rue Saint-Sulpice est par terre, d’une extrémité à l’autre. En cet endroit se lit une phrase étrangement perverse où Huysmans tâche de jeter un peu d’infamie sur la Rose et même sur le Lys[5]. Il m’a rappelé l’affreux paysan de Zola, lançant à pleines mains ses excréments à travers une noce. Il déteste ces fleurs de Marie comme il déteste le Soleil, le Midi, le Bleu du ciel. Ah ! c’est un vrai Hollandais, c’est-à-dire un mufle derrière une digue, avec des élans de garçon coiffeur très-avisé.

On se demande où peut bien être la place de la pensée dans des livres dont l’unique objet paraît être de nous tenir au courant des lectures de leur auteur. L’inintelligence des choses dont il parle à coups de citations serait incroyable si on ne se souvenait pas que Huysmans a débuté dans la maison et sous l’aile du Crétin des Pyrénées.

En veut-on quelques exemples ? Après une explosion d’étonnement sur l’accomplissement des Prophéties, il finit par cette ânerie colossale qui démontre qu’il n’a jamais eu même un commencement de compréhension des Saints Livres :

« En supposant, par impossible, que les Évangiles disparaissent, l’on pourrait les reconstituer, narrer en abrégé l’existence (sic) du Sauveur qu’ils racontent, rien qu’en consultant les révélations messianiques des Prophéties[6]. »

Le pauvre homme, catholique d’hier et par conséquent très-altier, qui n’avait jamais ouvert une Bible avant sa conversion, n’en revient pas de découvrir les Prophètes et divulgue avec une audace de Prométhée des secrets connus de tout le monde depuis deux mille ans. Qu’un peu d’exégèse rudimentaire lui soit conférée, aussitôt il ressemble à une haletante vierge de banlieue qui aurait mis la main sur un album de photographies captivantes

Autre exemple : « Pour bien comprendre David, dit l’abbé Plomb, il faut ne pas le séparer de son milieu[7]. » L’abbé Plomb n’arrive pas à prendre son parti de la sainteté du Roi prophète. Il ne l’injurie plus, comme dans En route, — le vide-lecture qui précéda immédiatement La Cathédrale — mais c’est tout juste. Pour ce qui est de l’auréole, il veut qu’on sache qu’il la lui refuse absolument.

Troisième exemple : Quand Jude Thaddée l’interroge pendant la Cène, « Jésus répond à côté, ou, pour mieux dire, ne répond pas[8] » !!!

Quatrième exemple : Huysmans ne conçoit pas qu’un moine écrivain soit dispensé de « se retremper dans la prose d’Hugo, de Baudelaire, de Flaubert[9] ».

Cinquième exemple et dernier, pour finir, la matière étant, d’ailleurs, inépuisable. Lire les pages 84,85 et 86 sur « l’âme des cathédrales », où il est expliqué que celles de Paris, d’Amiens, de Laon n’ont pas d’âme, tandis que celles de Rheims, de Rouen, de Dijon, de Tours, du Mans, de Bourges et de Beauvais en ont une, si on veut, mais plus ou moins agonisante et qu’il n’y a, en somme, que la cathédrale de Chartres, Notre-Dame-des-Victoires à Paris et Notre-Dame de Fourvières à Lyon, qui aient ce qui peut s’appeler des âmes. C’est un peu décourageant, on l’avouera, de se dire que la présence du Saint Sacrement ne suffit pas pour constituer une âme à toutes ces pauvres diablesses de basiliques.

Mais ne viens-je pas d’écrire la locution adverbiale en somme dont l’emploi, incroyablement fréquent et pouvant être comparé à un tic, singularise avec tant d’ironie l’écrivain le plus incapable de résumer et de conclure ?

Dans un article intitulé L’Incarnation de l’Adverbe, publié il y a douze ans, au lendemain de l’apparition de Là-Bas, j’écrivais ceci :

« Arrivons maintenant à l’Adverbe. Le goût passionné de Huysmans pour cette partie du discours est étrangement et profondément caractéristique.

« Pour qui cherche, dans les œuvres des écrivains, autre chose qu’un délassement ou une trépidation nerveuse, le titre d’un livre a l’importance d’un ostensoir de grandeur ou de vanité.

« Qu’il le veuille ou non, l’auteur est forcé d’étaler là son espèce que ne consacre pas toujours le ravissement du lecteur.

« À ce point de vue, les titres de Huysmans sont peut-être les plus étonnants qui soient : En Ménage, À Rebours, En Rade, À Vau-l’eau, Là-Bas. Remarquez que ce n’est pas même l’adverbe, c’est la locution adverbiale.

« Le dynamomètre de son esprit, c’est la locution adverbiale. Le simple adverbe serait encore trop précis, trop mâle, trop dogmatique et trop tranchant pour un appareil cérébral incapable de fonctionner autrement que dans un mode subjonctif et satellitaire. La pensée de cet homme a l’évolution triste et lointaine de la planète des calamités.

« L’adverbe, selon la grammaire, est un mot invariable qui modifie le verbe, l’adjectif ou un autre adverbe par une idée de lieu, de temps, de circonstance, etc. Ce dangereux subalterne est le chien du troupeau des phrases. Quand il commande, c’est pour dévorer.

« Le même adverbe, selon la littérature saturnienne, est un vocable de crépuscule qui se charge d’inféconder l’Affirmation, d’estomper à la plombagine les contours de la Parole et de favoriser d’un brouillard les monstrueux accouplements de l’Antinomie. C’est le bienfaiteur du Néant.

« C’est pourquoi Huysmans idolâtre si jalousement jusqu’au simulacre de l’Adverbe qu’il lui a bâti des chapelles où ne peuvent entrer qu’en tremblant les génitives Prépositions ou les Conjonctions obscènes, mais d’où sont bannies avec rigueur les patibulaires Interjections. »

Rien à changer aujourd’hui à ces vieilles lignes, sinon la dernière, qu’il faudrait remplacer par je ne sais quoi. En se convertissant au catholicisme, Huysmans s’est converti surtout à l’Interjection. Comment ce découvreur pantelant et toujours stupéfait du plain-chant, de l’architecture, de la mystique, du symbolisme, de la liturgie et de tant d’autres arcanes aurait-il pu s’en passer ? Que sera-ce le jour où il découvrira enfin le catéchisme ? L’interjection ne sera plus assez, il lui faudra la Prosopopée.

Tout de même, 488 pages, rien que pour La Cathédrale, sans rencontrer une idée, c’est atterrant ! Rien, sinon la lecture même du paquet, ne pourrait montrer l’incomparable sottise des conversations entre Durtal et ses deux abbés dont l’abbé Plomb, l’ineffable abbé Plomb, entretiens d’un ennui à tuer les mouches, où chacun apporte son petit carnet de notes archéologiques, hagiographiques, liturgiques ou exégétiques, avec toutes les références ; où les plus savants bouquins et, autant que possible, les plus inconnus, ont été mis à contribution par ces trois bavards qui dégorgent leurs lectures, pendant des heures, sans jamais obtenir la grâce d’un aperçu, d’un pâle trait de lumière, d’un semblant de conclusion sur quoi que ce soit.

La prétention déclarée de Huysmans est d’être en forts bons termes avec la Sainte Vierge. — Ah ! vous, il vous sera beaucoup pardonné parce que vous l’aurez beaucoup aimée ! se fait-il dire par une femme de ménage qui est une Sainte, bien entendu, « une colonne de prières », et dont l’admiration pour lui est sans bornes.

J’y consens de tout mon cœur. Mais ce banlieusard a des façons de parler de Marie qui doivent produire comme un remous d’effroi dans le torrent des Dix Mille Anges que la visionnaire d’Agreda voyait autour de l’Immaculée Conception.

Il est vrai qu’un catholique neuf qui sait presque tout et qui a lu des bonshommes aussi obscurs que Théodore le Changeur, aussi complètement illucides que Durand de Mende ou saint Méliton, peut ignorer ce que c’est que l’Immaculée Conception. Confondant ce dogme avec celui de l’Incarnation, il pense, comme feu Zola et les autres commis-voyageurs, que le Vocable consacré par Pie IX, le 8 décembre 1804, et ratifié à Lourdes, quatre ans après, par la Mère de Dieu elle-même, est assez traduit, par Vierge-Mère, sans autre éclaircissement. Conférer, pour cette ânerie puissante, lignes 19, 20 et 21, page 77 de La Cathédrale.

Outillé de la sorte, il prie la Sainte Vierge d’avoir pitié de sa « rosse d’âme » qui se cabre, qui rue et n’avance pas[10] ; prière qui aurait pu être belle et qui est si péniblement, si pauvrement fabriquée ! En cet endroit, de même qu’en plusieurs autres, il est visible que Dieu a donné quelque chose qui coûte peut-être épouvantablement cher à un inconnu accroupi depuis des années dans un caveau de torture, et ce quelque chose, qu’en a-t-il fait, le malheureux ? Ébloui de son succès, encouragé par de misérables prêtres qui ne l’avertissent pas de son danger, il paraît avoir choisi, dans ses tristes livres et dans sa vie, de ne regarder que lui-même.

Chose remarquable ! Marie de laquelle il veut qu’on le croie éperdu d’amour, il ne la nomme presque jamais par son admirable et très-saint Nom qui fait trembler les diables et que l’Église honore d’une fête particulière. Avec lui, c’est toujours la Vierge, ou Notre-Dame, ou la Madone, ou bien encore « la fille de Joachim[11] ». Pour un rien il dirait : la fille à Joachim. Ici, Notre-Dame de Lourdes est nommée — ô Jésus en agonie ! — « la Madone des sourires, la Tenancière (!!!) des glorieuses Joies[12]… la Vierge pour tout le monde » par opposition à Notre-Dame de la Salette, qui est « la Vierge pour les mystiques et les artistes ». Là, elle est dite monstrueusement, énormément, « la Mère en gésine », comme s’il s’agissait d’une femelle sur le point de mettre bas[13].

Mais il se peut très-bien, après tout, que ces irrévérences quasi-sacrilèges se combinent tant bien que mal avec une sorte de respect très-inférieur, car il ne faut pas oublier l’école de ce moutardier. Chez les naturalistes il y a, comme chez les empailleurs, une impuissance congénitale à différencier la femme de la femelle, ce qui est peut-être une excuse, quoniam imbecilles facti estis ad audiendum, a dit saint Paul[14].

Néanmoins, puisque je nomme, une fois de plus, l’école naturaliste, voici une réserve que la stricte équité m’impose. La pente de Zola et de sa clique ayant été d’écrire à la manière des cochons, Huysmans, un jour, rêva d’écrire à la manière des hommes et se sépara, non sans quelque fierté, mais n’ayant pas de quoi soutenir son rôle, il ne put atteindre au style désenchaîné, se noya dans le Rubicon et resta naturaliste réfractaire.

De là le manque absolu de générosité d’esprit qui fait partie de la célébrité de cet écrivain. De là aussi, très-certainement, cette haine carthaginoise du lyrisme, de la mélodie dans le discours, qui est sa marque indélébile. Quand une phrase pourrait finir avec éloquence, Huysmans la mutile tout à coup, lui coupe la queue méchamment, perversement, avec des cisailles grinçantes et ébréchées, de même qu’un barbare ou un méchant garçon qui détruirait à plaisir une belle chose.

Il paraît être l’inventeur d’une sorte d’inversion germanique ou d’enjambement qui lance le régime à l’extrémité de la proposition ou même de la période, ainsi qu’un paquet, par-dessus toutes les incidences, et sans le moindre souci de savoir où il tombera, ce qui produit quelquefois des effets extraordinaires. Cela, vous le rencontrerez à chaque page. Évidemment, c’est une manie et les citations seraient puériles, celle-ci par exemple : « Les bourrasques qui parcourent, sans que rien les puisse arrêter, la Beauce[15]. » Autant dire : Rendre à un facteur de la poste qui s’est trompé, faute de savoir lire, une lettre, au lieu de Rendre une lettre, etc., ou bien Se faire de la femme du receveur de l’enregistrement, des domaines et du timbre aimer. Tel est le rudiment. On comprend ce que cela peut devenir avec des complications et des entrecroisements. Un chef de gare qui manœuvrerait avec ses trains comme Huysmans avec ses phrases écraserait mille bourgeois par jour, ce qui, au demeurant, ne serait pas une occasion de désespoir.

Quand on en arrive, à force de rareté, à cesser tout à fait d’écrire, il y a d’autres inconvénients plus graves, le Ridicule et la Sottise, pour commencer. On vient de les voir fonctionner, mais il y a des pages de déroulement ininterrompu, telles que le récit du voyage de Durtal à La Salette.

Que vous semble de cette phrase qu’on croirait avoir été écrite sous un parapluie : « Le paysage était sinistre ; l’on éprouvait un extraordinaire malaise à le contempler, peut-être parce qu’il déroutait cette idée de l’infini qui est en nous[16]. » Remarquez qu’il s’agit d’un des plus beaux paysages de montagnes qui soient au monde, mais la sorte d’infini qui est en Huysmans ne s’arrange pas des sites en casse-cou[17]. Il lui faut l’azur plus calme des images de piété. Les montagnes ne lui plaisent pas du tout, les rocs non plus, ni les précipices, ni les eaux furieuses. Les pèlerinages où il peut arriver des accidents surmènent la dévotion de M. Folantin et le font hennir vers son cabinet de travail et ses chaussons feutrés.

« Penché à la portière du vagon, Durtal plongeait directement dans l’abîme ; sur cette ligne étroite à une seule voie, le train longeait, d’un côté, les quartiers accumulés de pierre, et de l’autre, le vide. Seigneur ! Si l’on déraillait ! Quelle capilotade ! » se disait-il[18]. Voilà tout l’effet sur son âme du sublime torrent de La Salette que déshonore aujourd’hui le voisinage d’un chemin de fer. Le Drac lui fiche le trac, simplement, et il ne s’en cache pas. Ne s’est-il pas vanté, il y a quelque vingt-cinq ans, d’avoir fait la guerre de 70 dans les hôpitaux, en proie à une continuelle colique ?

Tout dépend du point de vue. Quand l’héroïsme semble grotesque, la chiasse devient glorieuse. Il n’est pas loin de se considérer comme un martyr pour avoir accompli le pèlerinage de La Salette, et les montagnes environnantes, qu’il compare à « des tas géants de coquilles d’huîtres », lui font si peur qu’il y a vu — lui, le naturaliste condamné pourtant aux travaux forcés de l’exactitude photographique — « des glaciers et des neiges éternelles ![19] » se croyant sans doute au Mont Blanc ou à Chamouny.

Mais il en veut terriblement à ce pauvre Drac qu’il déclare « hideux… rivière de bile, maléficiée, pourrie avec ses plaques savonneuses, ses teintes métalliques, ses fragments d’arc-en-ciel échoués dans des boues ». Cette admirable nature l’enrage et c’est tout juste s’il excuse la Sainte Vierge de s’y être manifestée. Alors, n’osant pas se venger sur Elle, il tombe sur ses images.

« Au point de vue de l’art, sur cette minuscule promenade, près de la source captée par des tuyaux à robinets, s’érigent, à trois places différentes, des statues de bronze. Une Vierge accoutrée de vêtements ridicules, coiffée d’une sorte de moule de pâtisserie, d’un bonnet de Mohicane, pleure, à genoux, la tête entre ses mains. Puis, la même femme, debout, les mains ecclésiastiquement ramenées dans ses manches, regarde les deux enfants auxquels elle s’adresse : Maximin frisé tel qu’un caniche et tournant entre ses doigts un chapeau en forme de tourte, Mélanie engoncée dans un bonnet à ruches et accompagnée d’un toutou de presse-papier, en bronze : enfin la même personne encore, seule, se dressant sur la pointe des pieds, lève, en une allure de mélodrame, les yeux au ciel[20]. »

Telles sont les expressions haineuses et basses lancées par ce catholique sur ces trois statues admirables, exécutées, avec l’exactitude la plus religieuse, d’après les indications des Innocents et qui sont, pour ce qui regarde les privilèges irrévélables de Notre-Dame de la Transfixion, l’epitome symbolique le plus universel et le plus complet. Huysmans a si peu le sens mystique et il est tellement privé de l’intelligence des Signes qu’il a cru voir là des reliefs imaginés par un plâtrier d’Académie ambitieux de commandes épiscopales.

Et le Discours, qu’est-il devenu ? Le Discours de l’Apparition aux deux enfants, le Discours inouï et trois fois surnaturel où la Dame des Sept Douleurs, rompant un silence de dix-neuf siècles, depuis les Noces de Cana, parle enfin publiquement et « à tout son peuple », comme Dieu seul pourrait parler :

J’ai donné six jours pour travailler. Je Me suis réservé le septième, et on ne veut pas Me l’accorder.

Huysmans l’a-t-il jugé ridicule aussi, ce vêtement du Verbe éternel ? L’a-t-il connue, seulement, cette effrayante Parole qui réglera, un jour, tous les battements des cœurs et qui paraît être le Verbum novissimum de l’Esprit-Saint ? Il n’en dit absolument rien et on se demande ce que ce pèlerin est allé faire sur cette Montagne.

Dieu sait pourtant s’il ressasse le symbolisme, l’honnête garçon ! Seulement, comme il n’est fait aucune mention de celui-là dans les recueils ou spicilèges qu’il a consultés ; comme saint Nil n’en dit pas un traître mot, non plus que le sympathique Durand de Mende ou le pétulant abbé Bulteau, et que Petrus Gantor, Honoré le Solitaire, Walafrid Strabo, Pierre de Capoue, Raban Maur et jusqu’au décisif abbé Vigouroux gardent le silence ; comme, d’autre part, l’auteur des œuvres de J. K. Huysmans n’est pas précisément doué d’intuition et d’initiative, surtout en matière de glose ou d’herméneutique, cet impartial voyageur, heureusement doublé d’un critique d’art, est dans la nécessité invincible de ne rien comprendre à ces effigies. Alors il tape dessus comme un Visigoth ou comme un Cosaque. Ainsi le veut sa logique d’enfant de Flaubert invité au discernement des choses divines.

Puis, que dirai-je encore ? Il y a le mot dont je n’ai pas voulu au commencement de cette étude, l’affirmation de ce pauvre mort qui ne fut pas sans grandeur quand il était sur la terre et de qui nous n’avons plus la mesure depuis qu’il est dans l’éternité. L’infortuné Huysmans peut écrire tout ce qu’il voudra, aux applaudissements de tous ceux qui sont faits pour l’admirer. Sa nature triste le condamne à détester la Force, la Grandeur, la Santé, la Beauté, la Noblesse, la Magnificence,… la Béatitude.

Il parle quelque part de l’impuissance, de l’inefficacité de sa prière. Je crois bien. La prière est un don de Dieu, gratuit, sans doute, comme tous ses dons, mais qu’on ne peut pourtant pas supposer départi à un cœur si bas. Ce serait trop inouï d’avoir cruellement poussé son frère dans les ténèbres après l’avoir dépouillé, de triompher de ce crime depuis quinze ans et de recevoir, quand même, le baiser de la Bouche de Jésus-Christ ! C’est assez terrible déjà d’être devenu, en cette manière, la plus cannelée d’entre les dernières colonnes de son Église.


II


Quel malheur tout de même que d’avoir une bobine dans la cervelle et de se dévider ainsi ses récentes lectures !

L’Oblat, page 134.


Sainte Lydwine est un intermède au beau milieu du roman autobiographique de Durtal. Un garçon clairvoyant, l’abbé Plomb, sans doute, lui aura dit : — Mon cher ami, vous êtes trop amusant, trop guilleret, trop enjoué, trop épanoui, laissez souffler vos lecteurs. On finirait par vous rappeler que la vie n’est pas un carnaval, la vie chrétienne, bien entendu. On vous reprocherait de n’être pas un converti sérieux. Considérez à quoi vous engage cette précieuse qualité de converti qui fait que le monde catholique a les yeux sur vous. Voyez notre Coppée, comme il porte bien ça ! Ce n’est pas lui qui ferait un livre divertissant comme La Cathédrale ! Le voilà, le vrai converti, le converti tout de bon qui jamais ne bronche dans la rigolade. Croyez-moi, faites-nous une vie de sainte. Quand on a pondu les Sœurs Vatard on est tout désigné pour la rénovation de ce vieux genre. L’hagiographie manque de bras, c’est indiscutable. Prenez-moi votre compatriote sainte Lydwine, par exemple. Avec un pareil sujet, vous obtiendrez, presque sans effort, un livre grave, documenté et ravissant, pouvant être lu par les dames.

J’imagine que telle a dû être la genèse de Sainte Lydwine. Il faut se souvenir de l’outrecuidance particulière aux convertis de la onzième heure en littérature pour ne pas tomber par terre à la vue de sainte Lydwine écrivant l’histoire de Huysmans, car tel m’a paru être le vrai sens du livre et son intention profonde.

Je voudrais bien savoir s’il y a un seul homme au monde capable d’entrevoir encore ce que c’est que d’écrire l’histoire des saints. Cela exige des notions si oubliées, des sentiments si défunts, si enterrés ! Parmi les êtres les moins étrangers, en apparence, aux choses divines, chez les catholiques les plus pieux, l’ignorance maintenant est si complète et les cœurs sont situés si bas que la Sainteté leur paraît un superlatif de la Vertu.

Cette Essence exclusive et incompatible est devenue un élixir pour ces intelligences de parfumeurs.

Personne n’a plus l’air de savoir que la sainteté est l’Octroi surnaturel qui sépare autant un homme des autres hommes que si sa nature était changée. Et cela ne se fait pas tout à coup ni peu à peu. C’est une chose qui se passe au fond de Dieu, dans les avenues silencieuses de sa Volonté. On est un saint comme on est un homme de génie, c’est-à-dire une créature aussi à part, aussi séquestrée, aussi prodigieusement solitaire que pourrait l’être une espèce végétale du Paradis perdu. Il n’y a pas de route pour aller du talent au génie et tous les torrents mugiraient à l’aise entre la vertu la plus gigantesque et une sainteté rudimentaire.

Mais comment parler de l’âme d’un saint ? Si on peut dire, pour la confusion de l’esprit, que l’âme d’un boutiquier ou d’un employé de chemin de fer est un univers dont l’immensité morne a déterminé l’Agonie du Rédempteur, que sera-ce de ce tourbillon d’abîmes de lumière qui constitue l’âme d’un saint ? Edgar Poe, dans Eurêka, parlant de la planète Jupiter qui est trois ou quatre cents fois plus grosse que la terre et supposant la puissance de vision d’un Ange, se demande ce que pourraient être ses pensées en voyant pirouetter au-dessous de lui cet effrayant globe !…

Les paroles et les images manquent totalement ici. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’histoire d’un saint, c’est-à-dire d’une créature humaine inconcevablement identifiée au Créateur, est, par force, exégétique bien plus qu’apologétique. Pour l’écrire, cette histoire, à notre époque où la simplicité d’enfant des vieux narrateurs n’existe plus, il semble que le génie même ne suffirait pas, à moins que ce ne fût précisément le génie de l’exégèse. Or, l’impuissance, à cet égard, de notre auteur, est une espèce de spectacle.

Entre mille exemples, voici ce que je trouve dans L’Oblat, page 108 : « Le souvenir l’assaillait de ce passage si suggestif, si divinatoire (sic), de saint Fulgence commentant l’Évangile de saint Jean sur la résurrection de Lazare et disant très-nettement : « Jésus pleura, non pas, comme le crurent les Juifs, parce que son ami était mort, mais il pleura parce qu’il allait rappeler celui qu’il aimait aux misères de la vie. » Et le fait est, ce qu’une fois suffit et amplement ! » soupira Durtal[21].

Que voulez-vous qu’on dise à un homme qui lit l’Évangile comme ça ou qui peut trouver divinatoire une telle interprétation ? Que penser de ce coin de feu de l’Esprit-Saint, de cette tisane du Paraclet, de ce gilet de flanelle de Joseph expliquant les songes, de ces pantoufles de Daniel au festin de Balthasar ? Qu’espérer d’un historien forcé par son sujet de rester dans le voisinage de l’Écriture et qui ne sait pas qu’elle est exclusivement l’histoire personnelle de Dieu, l’Autobiographie de la Trinité — l’Ange dont il était parlé tout à l’heure, un des plus grands anges, si on veut, ayant renoncé à lui faire comprendre que Dieu ne parle et ne peut parler que de Lui-même ?

Le nouvel historien tel quel de sainte Lydwine a certainement beaucoup compté sur le tableau synoptique de l’Europe qui ouvre son livre. Il n’y a pas grand’chose à dire de cet honnête pensum. Cela se fabrique avec de très-braves bouquins que l’art de la typographie a heureusement multipliés, et j’ai connu, dans cette partie, des ouvriers qui avaient moins de conscience et surtout une bien moindre volonté d’écrire. Il y manque seulement ce que nul bouquin ne donne : la pensée personnelle et la magnanimité.

J’ai assez dit son étonnante rage de rapetisser, d’avilir. Je cherche un personnage intéressant qu’il ait épargné. Le plus sympathique de tous les princes d’alors, Jean-sans-Peur, est qualifié de « petit chafouin, malingre et taciturne, sournois et cruel ». Quand on sait l’histoire, on croit rêver en lisant de telles choses sur le héros de Nicopolis et on se demande ce qu’un écrivain organisé de la sorte peut avoir à faire chez les Saints.

Après ce tableau, un peu de lyrisme est offert. C’est le dénombrement des milices religieuses qui composent l’armée du Christ, milices devant assister, contre « les cohortes de l’enfer », les trois saintes, Lydwine, Colette et Françoise Romaine qui, malgré leur dévouement et leur bravoure, eussent infailliblement succombé sans ce renfort. Mon Dieu ! cette imagerie pourrait être touchante si elle avait un peu de simplicité, mais l’idée même de simplicité fiche le camp aussitôt qu’il est parlé du « champ de bataille de l’au-delà ».

C’est même une occasion de demander quand on nous délivrera de ce fameux au-delà dont il n’avait jamais été question dans les temps de foi et qui est devenu un difforme substantif, de locution adverbiale qu’il était, depuis que les romanciers naturalistes travaillent dans la piété. C’est surtout à Huysmans que revient l’honneur d’avoir introduit ce phylloxera dans la pauvre Vigne du Seigneur qui n’en pouvait déjà presque plus de ses dix-neuf siècles.

Enfin, pendant des pages, il est rabâché de stratégie, de tactique, de troupes en première ligne qui s’avancent « sous l’abri des redoutes contemplatives et des forteresses mystiques » ; d’avant-garde formée par les bataillons des Franciscains et des Frères Prêcheurs. Il est parlé avec une tranquille assurance de « l’immense armée manœuvrant derrière ces éclaireurs, dont une des ailes composée par les régiments drus des Carmes, l’autre, par les masses compactes des Augustins…, son centre étant constitué par les robustes et invincibles divisions de l’ordre de saint Benoît. »

Toute la technique militaire y passe : les dépôts Bernardins de l’Espagne ; les escouades nombreuses et « très-famées » en France des Célestins, malheureusement mal entraînées et peu solides ; les Olivétains mieux aguerris et pouvant être menés à l’assaut ; la légion d’élite des recluses dénombrées à part et divers soldats non incorporés faisant la guerre de partisans. On ne sort pas des phalanges, des cadres, de l’équipement, du maniement des armes, de la « manœuvre des coulpes »[22], de « l’endurance de piété dans les marches de la voie mystique », du « service des places mystiques », des garnisons, des conscrits ou des recrues pour les bataillons de renfort. Les tringlots eux-mêmes ont été si peu oubliés qu’on les voit protégés par l’arrière-garde redoutée des compagnies cartusiennes, « vieux soldats bronzés au feu des batailles infernales[23] ». Cependant cette multitude héroïque ne se bat pas. Elle ne figure que pour préparer le lecteur à sainte Lydwine, « enfant perdue qui valait à elle seule une armée ». J’y consens bien volontiers, ne fut-ce que pour mettre fin à ce terrible bavardage.

Il y a, dans La Légende des siècles, un volcan de l’Amérique du Sud scandalisé par l’Inquisition espagnole et qui refuse carrément le baptême accepté par tous les autres volcans. Interrogé par le poète, il rappelle, en de rudes vers, les antérieures abominations de l’idolâtrie indienne et déclare, pour finir, que « ce n’était pas la peine de changer ». Cette pièce, d’ailleurs médiocre, a pour titre Les Raisons du Momotombo. L’aventure presque inouïe de Huysmans et de la rue Saint-Sulpice m’y fait penser. Bondieuserie pour bondieuserie, assurément ce n’était pas la peine de changer.

Pour être juste, néanmoins, autant que magnanime, ce qui n’est pas très-facile avec un auteur si peu engageant, il faut reconnaître que, malgré ses tares, Huysmans a tout de même quelques bons endroits, surtout dans cette Sainte Lydwine. Le sujet l’a miséricordieusement porté un assez grand nombre de fois. Dans la gueuserie incomparable de la littérature catholique, on comprend que cela étonne les imbéciles, que cela les scandalise même, et qu’il soit regardé par eux comme un dangereux prodige. Au milieu de tant de guenilles, ce rapiécé a l’air de marcher dans la pourpre.

Il y a des pages, comme la plupart de celles du chapitre IV, capables d’honorer n’importe qui ; mais, là encore, dans cette eau limpide où trempe la lumière, on aperçoit d’autant mieux des bêtes noires qui font reculer. Ah ! si Des Esseintes pouvait, une bonne fois, renoncer aux trouvailles !

Que penser, par exemple, de ceci : « En un constant miracle, Notre Seigneur fit de ces blessures des cassolettes de parfums ; les emplâtres que l’on enlevait, pullulant de vermine, embaumaient ; le pus sentait bon, les vomissements effluaient de délicats arômes ; et, de ce corps en charpie qu’il dispensait de ces tristes exigences qui rendent les pauvres alités si honteux, il voulut qu’il émanât toujours un relent exquis de coques et d’épices du Levant, une fragrance à la fois énergique et douillette, quelque chose comme un fumet bien biblique de cinnamome et bien hollandais de cannelle[24] » ?

Que dire aussi de la « mort abominable d’un Dieu » ; de sainte Colette qui « se pend aux jupes de la Vierge »[25], de sainte Françoise Romaine « devenant une succédanée, tantôt de sainte Colette et tantôt de sainte Lydwine[26] » ? Enfin et surtout, que croire de cette monstrueuse image digne d’un marguillier ou d’un fabricien quêteur : « Les plaies des mains de Jésus sont des bourses toujours vides et il les tend pour que chacun les remplisse avec la menue monnaie de ses souffrances et de ses pleurs[27] ? »

On lit cette dernière phrase dans une espèce d’épilogue où l’auteur, ayant l’air de jeter sa pensée comme un filet sur le monde, prononce que, seule entre les nations, la Belgique paraît avoir conservé la foi et que les dames du Bazar de Charité étaient des femmes vraiment pieuses venues pour « faire le bien », suivant l’expression si originale de François Coppée, notre maître à tous.

Ces réserves faites et quelques autres encore que je laisse à débrouiller, il se peut très-bien qu’il y ait un pas considérable de La Cathédrale à Sainte Lydwine. Je ne pourrais pas, sans me vomir, adhérer à la sale troupe qui accuse Huysmans d’être un saltimbanque. Je sais trop et mieux que personne, mieux sans doute que Huysmans lui-même, ce que sa conversion a coûté, mais je crains aussi de savoir ce qu’est devenu le Don de Dieu. Si le malheureux a fait un pas, qu’il en fasse un autre. Chrétien, alors, de la tête aux pieds, il se détournera de ses livres pour demander pardon à ceux qui ont acheté si cher sa pauvre âme et qu’il a si odieusement abandonnés…

Le cœur me manque pour continuer, surtout quand je songe qu’après Sainte Lydwine il faudra encore parler de L’Oblat, dont l’ennui pleut sans intermittence dans un si morose et si monotone décor.

Mais comment pourrais-je, sans pitié ou sans colère, me souvenir du pauvre vieil historien de sainte Lydwine, le vénérable Bruchman, ou Brugman, dont le livre, écrit en latin et publié par les Bollandistes, m’a tellement suffi depuis des années, même dans la traduction française, que Huysmans — est-il besoin de le dire ? — place immédiatement au-dessous de tout ?

Oubliant sa « basilique en fleurs » et tant d’autres imageries précieuses inventées la veille par Des Esseintes, il méprise par exemple des diminutifs tels que « la petite servante du Christ, la petite femme, la petite pauvresse, la petite plante, la petite rose, la petite agnelle, la petite Lydwine, Lydwinula », qui ont au moins le mérite d’être amoureux et qui peuvent très-bien faire pleurer des saints.

Or voici ce qui peut faire pleurer des hommes seulement pitoyables. Ce Jean Brugman, à la page 168 de la traduction française de son livre, s’exprime ainsi : « Je vous prie, ma sœur Lydwine, de demander au Seigneur, par d’instantes prières, qu’il daigne retrancher en moi ce qui déplaît davantage aux yeux de sa Majesté. » Page 210 de sa Sainte Lydwine, Huysmans, ennemi et contempteur de Brugman, mais ne dédaignant pas de translater le bonhomme en sa langue rare, s’en acquitte de la sorte : « Je vous serais obligé d’exorer le Sauveur pour qu’il m’élague de ce qui lui déplaît le plus. »

Alors quoi ? Rapporterai-je l’histoire du lait[28] qui l’eût fait se rouler par terre, il y a vingt ans, et qui serait à peine supportable d’un saint la racontant à genoux et tout en larmes ? Parlerai-je de « l’aspect inhumain de Lydwine[29] », de sainte Thérèse, « l’inégalable historienne », après avoir été « l’inégalable abbesse » dans La Cathédrale, pas très-loin de l’endroit où l’on voit avec stupeur saint Jean-Baptiste « étêté » par Hérodiade ? Citerai-je quelque chose de la longue énumération des saintes stigmatisées ou non stigmatisées dont la vie fut pleine de miracles et qui vécurent du quinzième siècle à la fin du dix-neuvième ? Cette partie redoutablement copieuse et sans aperçus nouveaux donnera peut-être le vertige de l’érudition à ceux qui n’ont pas lu la Mystique de Gorres ou vingt autres compilations du même genre. Toutefois l’honneur appartient au seul Huysmans d’avoir observé que sainte Lydwine « ne fît point partie du groupe des Myroblites »[30], exclusion qui paraîtra rigoureuse à bien des gens.

Déplorerai-je, une fois de plus, les ravages de la bondieuserie chez cet écrivain qui fut naguère, en littérature, une si hautaine et si véridique arsouille ? Dirai-je enfin l’inconvénient lamentable de n’avoir que du talent, un certain talent, juste ce qu’il en faut et celui qu’il faut pour ne pas déplaire à une multitude engendrée dans les pacages paroissiaux — alors que serait indispensable, je ne dis pas du génie, mais quelque chose comme le Souffle de Dieu ?

L’histoire de sainte Lydwine est encore et plus que jamais à écrire, depuis le jour de sa naissance jusqu’à celui de sa mort ; l’histoire, non de ce qu’elle parut être, mais de ce qu’elle fut. Lorsque viendra l’historien, s’il doit venir, il faudra que cet ami véritable du Dieu vivant confonde une bonne fois, et pour jamais, non plus les séculaires sottises de l’impiété, non plus les suavités infâmes de la bondieuserie sulpicienne, mais l’implacable dévotion blanchie de quelques sépulcres littéraires.


III


Je suis le morphinomane de l’office.

L’Oblat, page 8.

Oui, l’on devient des ronds de cuir pieux et l’office lui-même sent la conserve, avec ses psaumes marines dans la saumure du chant des moines.

Idem, page 236.


Je ne me représente pas Huysmans mis en demeure de tout vendre et de tout quitter pour suivre Jésus. « IL certifie (sic), dit-il, que les riches auront plus de mal que les pauvres à être admis en sa Présence[31]. »

Plus de mal ! C’est ainsi qu’il entend le Væ divitibus et les autres évangéliques sentences contre les riches, sentences d’une si terrible précision et qui sont à la base même du Christianisme.

« Quiconque ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple. » Nul moyen de fuir. Il faut prendre toutes les conséquences de cette loi ou renoncer à être chrétien. Je ne sais pas ce qui se passe au fond du cœur de Huysmans et ne suis pas curieux de le savoir. Je devine encore moins ce qui pourra lui être demandé un jour et je m’interdis à cet égard toute conjecture, mais le précité comparatif laisse peu d’incertitude sur sa volonté bien arrêtée de se faire aussi peu de bile que possible et de galoper modérément vers le ciel.

Il est clair qu’un chrétien, qui a lu dans l’Évangile que les riches auront « plus de mal », a l’intelligence bouchée hermétiquement et pour toute la durée des siècles à toute notion d’Absolu.

Alors le redoutable Vaisseau de l’Église où Jésus dort parmi les vagues en fureur devient le commode bateau paroissial qui navigue douillettement sur de pacifiques ondes. L’Oblat, c’est M. Folantin à la recherche d’un restaurant spirituel — sans exclusion toutefois d’une cuisine plus terrestre — et les pages où il est question du bien-être ou de l’absence du bien-être sont assez nombreuses pour qu’on soit presque embarrassé d’en trouver d’autres.

Lisez, par exemple, ses plaintes, ses jérémiades alternées contre le gel et le dégel[32], vous serez stupéfait de ces Acta Martyrum, — en un livre écrit à la gloire de l’ascétisme religieux, — pour mettre en valeur l’héroïsme d’un dévot allant à la première messe par un froid sec ou un froid humide, à quelques pas de sa demeure.

« J’ai répudié, de moi-même et depuis bien des années, tout ce qui flatte le goût des autres[33] », assure-t-il avec une singulière ingénuité, mais il paraît avoir fort attentivement retenu ce qui flatte son propre goût, ne fût-ce que son éternelle cigarette dont la mention isochrone est comme une ressource littéraire. Il ne dit pas ce qu’il a quitté, mais assurément ce n’est pas lui-même. Il avoue, d’ailleurs, très-candidement, que l’oblature n’a rien de farouche, surtout pour celui qui ne hait pas la fine cuisine et qui a des finances lui assurant du loisir dans les environs d’un cloître.

Lorsqu’il était employé au ministère de l’Intérieur, combien de fois l’ai-je entendu jalouser le sort des bourgeois peu favorisés, mais qui ont tout de même leur existence assurée dans un humble coin, sans la servitude quotidienne et parfois intolérable d’un bureau ! Il ne se consolait pas d’être forcé d’écrire ses livres de bric et de broc sur un coin de table, en se cachant de ses chefs, et semblait croire qu’un chef-d’œuvre lui serait facile s’il arrivait à l’indépendance. Il l’a maintenant, cette indépendance, et depuis longtemps déjà. Elle lui a été donnée d’une large et munificente main, seulement le chef-d’œuvre ne sort pas.

Converti au plus juste prix, sans foudroiement, sans entorse ni tour de reins, il s’est mis à la littérature de converti, celle qui rapporte, au lieu de se cantonner — intentionnellement du moins — dans un genre superbe et fort, dont la grâce ne lui eût peut-être pas été refusée, malgré son incomparable défaut de génie. Mais, alors, il eût été seul, privé de toute espérance de succès, et cela ne pouvait, en aucune manière, convenir à son faux dédain.

Puis ne faut-il pas que la nature triomphe, la juste nature ? Plus que beaucoup d’autres, Huysmans avait besoin d’être vu dans la lumière. Quand il faisait A Rebours ou Un Dilemme, on pouvait, sans courbature, lui supposer de la profondeur. Maintenant qu’on l’aperçoit dans l’irradiation lumineuse du Catholicisme, comment cette illusion serait-elle possible encore ? Le pauvre homme apparaît tel qu’il vint au monde, tel qu’il est en réalité, un bondieusard aimant ses aises, un imagier dévot confortablement assis… Et, comme si le reflet de la Porte splendide ne le démasquait pas assez, le malheureux laisse échapper des aveux tels que celui-ci : « Je suis le morphinomane de l’office. »

Hélas ! faire ce qui plaît et vivre pour soi, uniquement, n’a jamais passé pour fort héroïque. Élaborer de la dissertation liturgique, à coups de lectures, pendant des centaines de pages, comme on mangerait des petits gâteaux ou des bonbons en se promenant à travers un bois semé de papiers, voilà certes un procédé d’apologétique étrange et bien exclusif de la grandeur.

Veut-on voir si j’exagère ?

« Durtal se disait : Je puis d’autant mieux me dispenser d’assister à la grand’messe, ici, que je commence à la connaître par cœur. Elle est la même depuis six jours ; l’octave de l’Épiphanie ayant, pour une semaine, refoulé le défilé des saints. Sans doute cette messe est charmante, malgré son médiocre introït[34]. Le Kyrie est très-beau, plaintif, un peu précieux, le Gloria est allègre et vénérant, et la deuxième phrase du Graduel « Surge et illuminare Jérusalem » et l’alleluia sont exquis ; à l’Offertoire, le « Reges Tharsis » est lancé droit tel qu’une flèche, et l’on entend jusqu’au dernier vibrement de son parcours ; mais j’ai encore demain pour l’écouter ; une messe basse me suffira aujourd’hui[35]. »

Que dites-vous de cette manière de concevoir l’assistance à la grand’messe ? Ne croirait-on pas qu’il y va comme un expert en sucreries chez un confiseur ? Toutefois son jugement n’est pas aussi ferme que le granit rose. Il lui arrive de lâcher la dragée pour revenir à une praline déjà sucée plusieurs fois et de se raviser encore un peu plus loin : «… Il avait beau la connaître par cœur, cette messe ne parvenait pas à le déravir[36]. »

À propos de cette messe, il se lance, une fois de plus, dans l’exégèse, toujours avec le même bonheur, et découvre décidément l’Épiphanie. Occasion nouvelle de prouver, pour me servir d’un de ses mots, son insens particulier de l’Écriture qui va jusqu’à ne savoir pas même démarquer les vieux interprètes qu’il a consultés.

Il faudrait presque tout citer. Bornons-nous à signaler la précieuse page 264 où, à propos d’une messe de saint Benoît « exquise », elle aussi, il est parlé de « la délicieuse messe des abbés » et du « Gaudeamus des cocagnes liturgiques ». « Quant au plain-chant, il était celui du répertoire de luxe, c’est-à-dire qu’il était prétentieux et médiocre. Le Kyrie à filandres et à tire-bouchons, le Gloria de toit et de cellier (?), le Credo pour pochette de maître de danse, tout s’y trouvait. »

Malgré sa spécialité liturgique, Huysmans, appelé à instruire les hommes, ne refuse pas de dire ce qu’il pense des événements contemporains. « Aucun Pape, déclare-t-il, n’a plus que Léon XIII aimé la France. » Voilà qui est rudement et fièrement observé, mais il y a plus beau.

Embêté du silence de ce Pontife dans l’affaire des Arméniens et dans celle du Transvaal ; un peu aussi, je présume, dans l’affaire plus récente encore des congrégations ; excessivement embarrassé pour expliquer ce silence, il s’en tire en la façon que vous allez voir : « Pour des motifs évidemment péremptoires[37], Sa Sainteté, qui a dû pleurer des larmes de sang de ce silence obligé, s’est tue. Ah ! le pauvre Pape[38] !.

Après ça, je pense qu’il faut tirer, comme on dit, l’échelle.

Huysmans est surtout caricaturiste. C’est ce qu’on ne veut pas voir et, bien plus, ce qu’on ne veut pas dire. Mais il est sûr que les meilleures parties de ce dernier livre, les seules qui puissent être citées sans risque d’écraser d’ennui le lecteur, sont les pages, malheureusement en trop petit nombre, telles que le portrait de Mme Bavoil au commencement, celui du père Philogone Miné, celui encore de Mlle de Garambois qu’on croirait emprunté à un album de Topfer, enfin les falotes figures des châtelains du voisinage.

La caricature est la véritable vocation de Huysmans, vocation si impérieuse qu’elle peut aller, ainsi que je l’ai montré plusieurs fois, jusqu’à la caricature de Dieu, inclusivement. Dans ce dernier cas, il est caricaturiste sans le savoir, à force d’inintelligence. Un ennemi sans entrailles irait jusqu’à dire qu’il est un caricaturiste pharisien, épigramme spécieuse, très-probablement injuste. On lui a persuadé ou il s’est persuadé à lui-même qu’il a des dons lyriques de premier ordre. Il est difficile d’exprimer à quel point cette aberration est lamentable.

À la fin de L’Oblat il y a un « extrait du catalogue » de l’éditeur dont il me paraît équitable de recommander la lecture. Ce sont de prétendues coupures d’articles sur les ouvrages antérieurs, sur la Sainte Lydwine surtout. On sait que ces petites réclames sont ordinairement confiées à la plume de l’auteur, présumé plus compétent qu’un autre pour ce qui regarde la quantité de louanges que sa modestie est capable de supporter. Or, il est notifié : 1o que cette vie de sainte Lydwine est « non seulement le chef-d’œuvre de Huysmans, mais le chef-d’œuvre de toute la littérature religieuse de notre temps » ; 2o que, « depuis des siècles, depuis les temps de Pascal et de Bossuet, c’est pour la première fois qu’un grand écrivain prend la peine de traiter chrétiennement des sujets chrétiens. Son style même, est-il ajouté, y perd un peu de son amertume pour prendre une onction, une douceur charmantes ; et c’est comme si Dieu, pour récompenser l’auteur d’A Vau-l’eau de ses pieux efforts, venait brusquement de lui conférer le don de la poésie ». M. Folantin, qui montre ici le bout de l’oreille, ne se veut évidemment aucun mal.

Il y aurait peut-être à dire de Huysmans, à propos de ses trois derniers livres, ce qu’il dit du grand artiste qui a sculpté le Puits de Moïse à Dijon et qui eût été bien autrement admirable si les noms immenses des Prophètes n’écrasaient pas ses hommes de pierre. La Cathédrale, Sainte Lydwine et L’Oblat sont des livres mal étiquetés. L’auteur est un bon peintre de nature morte, il ne devrait pas prétendre à autre chose.

Psychologie curieuse et banale tout ensemble. Huysmans, qui n’aime personne et qui ne pense à personne, ni aux vivants ni aux morts, au point de n’avoir pas de compassion, même liturgique, pour les défunts dont il ne dit pas le plus petit mot ; Huysmans, que le succès a si démesurément comblé et qui semble désormais ne pouvoir admettre que lui-même en la présence de lui-même ; Huysmans enfin veut être un martyr de l’injustice. Il se confesse incapable de pardonner les longues et mortelles offenses dont il assure que quelques-uns l’abreuvèrent, alors pourtant que ce pardon, « pierre de touche de la sainteté », est promis chaque jour par tous ceux qui récitent l’Oraison Dominicale.

On pourrait lui répondre qu’une pierre de touche plus sûre serait de s’humilier, de demander soi-même ce pardon à ceux qu’on a réellement offensés soi-même et, dans son cas très-particulier, à cet homme obscur bien connu de lui, qui l’a poussé dans sa voie nouvelle, à qui, peut-être, il doit, après Dieu, sa conversion profitable et dont il a brisé, désolé la vie autant qu’il était en son pouvoir de le faire…

Finissons-en. LES CATHOLIQUES ONT TOUT MÉRITÉ. On l’a beaucoup dit et il faudrait une autre voix que celle-ci, une voix beaucoup plus qu’humaine pour le redire. Lorsque parlera ce clairon de l’abîme, « toutes les surdités voleront en éclats », selon l’étonnante expression de Victor Hugo. En attendant, la misère de ces eunuques de l’orthodoxie est si effrayante qu’il faut encore leur savoir gré d’accueillir un pareil homme. Ils ont repoussé Hello, ils ont eu horreur de Barbey d’Aurevilly, ils n’ont pas même voulu connaître Verlaine, mais ils se jettent à Huysmans, et il faut tout de même leur dire merci. C’est à sangloter.


EXTRAITS DU JOURNAL LE TEMPS


1er et 2 mai 1903.


Opinion d’un Bénédictin de Ligugé
sur M. Huysmans.


Au fond de Vaugirard, dans une maison de religieux qui sert d’hôtellerie aux moines de passage. Le parloir, où j’attends, a cette nudité de cellule qui emprunte parfois aux sites et aux horizons, au milieu desquels s’élèvent la plupart des grands monastères de province, quelque chose de leur beauté sereine, mais qui, dans l’atmosphère terne de ce quartier parisien, apparaît sous son véritable aspect de stérilité triste et laide.

Je suis venu là pour répondre à la convocation bien inattendue d’un père Bénédictin qui fut jadis mon professeur, dans une petite ville du Sud-Ouest où sa famille possède une maison de commerce assez importante. Je rends de la sorte et pour ainsi dire visite à un passé déjà lointain et qui m’est devenu, je le sens au mélancolique malaise que j’éprouve, bien étranger. Mais ce qui donne de l’intérêt à cette entrevue, c’est que le père X…, qui rejoint son couvent maintenant établi en Belgique, se trouvait à Ligugé à l’époque où M. Huysmans, confortablement installé dans une maison de campagne, auprès de cette abbaye, se donnait l’illusion de la vie monacale. Je compte bien avoir, sur ce séjour, dont on a tant parlé, des renseignements inédits. Il est en outre fort intéressant de savoir ce que les Bénédictins pensaient, eux-mêmes, de leur hôte et de sa conversion.

Après quelques instants de conversation consacrée à nos souvenirs communs, le père X… répond sans hésitation et avec une franchise toute militaire aux questions que je lui pose sur l’auteur de L’Oblat, mais en me faisant observer qu’il me donne seulement son opinion personnelle, sans que celle-ci puisse engager celle des autres religieux de son couvent.

Voici, du reste, les déclarations qu’il veut bien me faire et dont il ressort très-nettement que, contrairement à ce qu’on avait dit, dans la presse, et à ce que M. Huysmans lui-même avait laissé entendre, l’écrivain catholicisant n’a jamais appartenu à aucun degré à l’ordre de Saint-Benoît.

« Nous avons eu très-peu de rapports avec M. Huysmans qui, d’ailleurs, très-discret, n’a cherché en aucune façon à s’insinuer parmi nous, Il venait uniquement, soit pour voir le père abbé, soit pour s’entretenir avec son confesseur dont la cellule était voisine de la mienne. Je l’ai ainsi rencontré assez souvent sans avoir jamais échangé, avec lui, la moindre parole. Il assistait, tous les jours, à la grand’ messe et aux vêpres, dans la partie de notre chapelle qui était réservée au public ; deux ou trois fois l’an, il partageait notre repas, à la table des étrangers, au centre de notre réfectoire, et c’était tout. Il n’a jamais été plus avant dans notre communauté, dont il ne faisait du reste partie à aucun titre.

« En ce qui me concerne, j’ai maintes fois déploré sa présence, pour le bruit qu’elle faisait dans la presse autour de nous. C’était là une publicité de mauvais aloi dont j’ai éprouvé souvent le plus grand ennui,

« Vous me demandez ce que je pense de sa conversion et de ses livres. C’est une question qui intéresse bien des gens et qui préoccupe même très-vivement les milieux religieux, car à X…, d’où je viens, tous les prêtres que j’ai vus me l’ont également posée. Et je sentais qu’ils n’étaient pas à cet égard sans inquiétude. Dois-je l’avouer, cette inquiétude est aussi la mienne. En dépit de tout ce que l’on désirerait, et malgré la joie que nous avons eue en somme à voir venir à nous un écrivain célèbre, sa conversion ne me paraît pas avoir le caractère de détermination, de froide et calme raison, nécessaire à la solidité d’une transformation semblable. Comprenez bien que je ne mets nullement en doute la sincérité de cette conversion, je crains simplement qu’elle ne procède surtout d’une sensibilité exacerbée et d’un dilettantisme d’art qui la rendent sujette à des variations inhérentes à un esprit dominé par des impressions nerveuses.

« S’il faut même vous dire tout à fait ma pensée, j’ai grand’peur que M. Huysmans ne soit un nouveau Léo Taxil, un Léo Taxil très-supérieur sans doute, mais qui, comme le premier, se retournera peut-être, un jour, contre nous.

« Quant à ses œuvres, je parle des plus récentes, celles qui s’inspirent de sa dernière évolution religieuse, je crois que la meilleure opinion sur elles a été formulée par le père Augustin, abbé de cette trappe de Ligny où M. Huysmans fit jadis une retraite, et qu’il décrivit, dans En route, je crois, sous le nom de l’Abbaye de l’Atre, Le père Augustin a répondu ainsi à cette même question que vous me posez :

— « Les livres de Huysmans ne peuvent faire de bien qu’à ceux qui n’en lisent que de mauvais.

« Et c’est mon avis. Nous n’avons, nous, rien à y apprendre ; notre culture spirituelle n’a rien à y gagner. J’ai parcouru ces livres et ils m’ont bien souvent choqué. J’y ai trouvé d’ailleurs de magnifiques paraphrases de certaines hymnes, celle notamment consacrée au Vexilla Regis, dans je ne sais plus lequel de ses ouvrages, est une pure merveille de littérature chrétienne. Mais cela au milieu de quel fatras inutile et troublant ! Dans Sainte Lydwine de Schiedam, par exemple, de très-belles pages sur la mystique sont salies fréquemment par des images stercoraires, par un goût de l’ordure, qui n’ont rien à voir avec une inspiration saine et une compréhension droite des choses de la foi.

« Pour L’Oblat, dont nous avons lu une partie dans une revue belge, La Durandal, qui nous est parvenue, j’estime que son auteur a été très-injuste à l’égard du curé de Ligugé, qui est un digne prêtre et un fort brave homme, ainsi que pour certaines familles, pieuses et honorables, que nous connaissions et qui sont mises en cause dans ce livre. Ces personnes avaient peut-être le tort de ne pas partager ses idées sur l’art gothique et le chant grégorien. J’ajoute qu’en ce qui me concerne bien des gens prétendent m’avoir reconnu dans le père cérémoniaire dont parle M. Huysmans. C’est une erreur évidemment, car je n’ai jamais rempli la charge de cérémoniaire, et, de plus, comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai jamais eu aucun rapport avec notre voisin de Ligugé. »

Telles sont les déclarations que le père X… a bien voulu me faire. Je les transcris ici, parce qu’elles me paraissent susceptibles de retenir l’attention de tous ceux qui ont suivi les diverses phases de cette conversion à laquelle la personnalité de l’auteur de A Rebours et de Là-bas — œuvres d’un artifice et d’un satanisme si étranges — a donné tout l’intérêt d’un cas psychologique passionnant par sa complexité. — Jean Rodes.

P. S. — Cet article était composé quand a paru dans le Bulletin de saint Martin et de saint Benoît la protestation suivante du Frère Abbé de Ligugé, contre le dernier ouvrage de M. Huysmans, L’Oblat :

« Avant la publication de L’Oblat, ouvrage annoncé depuis longtemps, et qui avait demandé de très-consciencieuses recherches à son auteur, il était permis d’espérer que cet intéressant sujet, sur lequel on attendait de si belles pages, ne serait pas gâté par un encadrement fantaisiste et des hors-d’œuvre déplacés, dans lesquels figurent, en relief, des personnages grotesques ou ridicules, représentant des moines et autres personnes respectables.

« Des dignitaires ecclésiastiques, faussement accusés, ne sont pas mieux traités que certaines feuilles honorables, de tout temps dévouées à notre monastère.

« Le masque des altitudes et des personnes, des noms et des lieux, ne pourrait manquer de piquer une curiosité favorable au succès du livre.

« Pour plusieurs raisons, faciles à deviner, ce sont les moines, plus que tous autres, qui avaient lieu de se plaindre de cette publication, regrettable au point de vue qui nous occupe. Cependant j’estimais que le silence convenait mieux que la plainte.

« Mais du moment que la presse libre-penseuse elle-même prend plaisir à démasquer la réalité des personnes et des situations, j’ai cru que l’honneur m’imposait le pénible devoir de protester contre des insinuations mal fondées.

« Fr. J.-B., Abbé,

« O. S. B. »


Paris, 1er mai.

Monsieur le directeur,

Vous avez publié, dans votre numéro d’hier, une interview d’un moine de Ligugé sur mon compte. Permettez-moi de croire que votre bonne foi a été absolument surprise et qu’aucun religieux de cette abbaye n’a tenu les propos qui furent rapportés. Ils sont, en tout cas, si parfaitement antimonastiques qu’il ne me resterait qu’à plaindre le moine qui les aurait commis.

En ce qui concerne la protestation de l’abbé de Ligugé contre mon volume L’Oblat, je n’ai pas cru devoir, depuis un mois, y répondre, par charité et par déférence pour sa personne. Elle me demeure, d’ailleurs, incompréhensible. Il est, en effet, spécifié, à diverses reprises, dans L’Oblat, que le monastère du Val des Saints, situé en Bourgogne, est différent du monastère de Ligugé, sis en Poitou.

Je ne vois pas très-bien dès lors pourquoi l’abbé de Ligugé veut reconnaître dans les bons moines de mon livre, les siens.

Cela dit, cette protestation ne sert, selon moi, qu’à justifier l’observation, notée dans le volume, qu’il existe un microscope spécial dans les cloîtres qui change tous les fétus en poutres ; et l’on est amené à se demander, en s’apercevant que les Bénédictins n’admettent aucune critique, si légère fût-elle, et ne veulent accepter que des adulations et des éloges, si le support dudit microscope ne s’appellerait pas, de son véritable nom, le manque d’humilité ?

Voilà, n’est-il pas vrai, un sujet de méditation tout trouvé, pour occuper ces moines.

Et puis… et puis… tous ces potins de province n’empêcheront pas heureusement que l’abbé de Ligugé — que personne ne confondra, il peut être tranquille, avec l’abbé du Val des Saints — ne demeure un brave et digne homme, et que le baron des Atours ne reste très-ridicule.

Agréez, etc.

J. K. Huysmans


  1. La Cathédrale, page 35.
  2. La Cathédrale, p. 316. « Élie diagnostique l’Ascension par son enlèvement sur un char de feu. »
  3. Idem, pp. 67, 69, 197, 322, etc. !!!
  4. Page 220.
  5. Pages 283 et 284.
  6. La Cathédrale, page 316.
  7. Idem, p. 335.
  8. Idem, p. 455. Je ne souligne pas suffisamment à côté qui est d’une beauté vraiment extraordinaire. Jésus répondant À CÔTÉ !!! ?
  9. La Cathédrale, p. 360.
  10. La Cathédrale, page 350.
  11. La Cathédrale, p, 77.
  12. Id., p. 17.
  13. Id., p. 96. À rapprocher de l’effroyable mot de la page 366 : « un Christ assis sur une fesse (!) et tenant une croix. »
  14. Hébr., v, ii.
  15. La Cathédrale, page 8.
  16. La Cathédrale, page 15.
  17. « Il suffisait, pour résumer le paysage, d’une phrase : c’était la pelade de la nature, la lèpre des sites ! » Idem, p. 16. Margaritas ante porcos, dit Notre Seigneur dans son Évangile.
  18. Idem, p. 13.
  19. La Cathédrale, p. 16.
  20. Idem, page 16. In die judicii, libera nos, Domine.
  21. Ce que pour combien. — Ce qu’une fois suffit ! Ce que la sainteté est rare ! Ce que je suis las ! Ce que j’ai eu froid aux pieds pendant la messe de minuit ! Ce que le jeûne est rasant dans la vie religieuse ! Tout ce qu’il vous plaira. Il faut croire que Huysmans tient beaucoup à cette forme qui lui paraît plus familière, plus déboutonnée et, par conséquent, plus aimable que la forme grammaticale, car il ne s’en lasse pas, surtout dans les soliloques.
  22. Sainte Lydwine, page 60.
  23. On me fait remarquer qu’il n’est pas dit un mot de l’artillerie. C’est pourtant vrai.
  24. Sainte Lydwine. page 89.
  25. Page 47
  26. Page 48, pour les pharmaciens qui ne me croiraient pas.
  27. Page 315.
  28. Sainte Lydwine, page 259.
  29. Page 85. Il y a dans En Rade, livre très-antérieur à la conversion de Huysmans, le récit de la mort d’un chat qui fait, dans son agonie, des efforts surhumains.
  30. Sainte Lydwine, p. 290.
  31. L’Oblat, p. 185.
  32. Page 173.
  33. Page 253.
  34. Voici le médiocre introït : Ecce aduenit Dominator Dominus : et regnum in manu ejus, et potestas, et imperium. Cette magnifique fanfare taxée de médiocrité, j’avoue que cela dépasse mes moyens. Huysmans n’aime pas les dominateurs, c’est sûr. Le parapluie condamne le sceptre.

    Un ami me fait remarquer que je m’expose ici à paraître de mauvaise foi, le mot « médiocre » s’appliquant non au texte de l’introït, mais à la mélodie. Soit. Pourtant, il m’est difficile d’entrer dans cette distinction. Je veux bien croire que Huysmans a pu penser ainsi, le sachant peu capable de penser autrement que d’une manière successive, mais rien ne me prouve qu’il n’a pas espéré atteindre du même coup le texte même. Cela lui ressemblerait. En tout cas, il y a des mots qui ne peuvent pas être accolés. Que penserait-on, par exemple, d’un ridicule « De profundis » ou d’un pitoyable « Magnificat » ? Aucune musique n’autorise de telles expressions.

  35. Page 206.
  36. Page 214.
  37. Mais bougrement mystérieux, si j’ose m’exprimer ainsi.
  38. Page 281.