Les Désirs et les jours/2/05

Texte établi par L’Arbre (1p. 140-151).
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V

Auguste Prieur se soulève dans son lit, la tête bien dégagée de l’oreiller, et il attend en alerte le retour de la douleur qui vient de l’éveiller. Il tend l’oreille, dans la nuit, comme s’il espérait surprendre un bruit qui trahisse le passage du mal. Au dehors la pluie tombe, une pluie de fin d’octobre, monotone et froide. Maintenant, complètement éveillé, le nouveau député de Deuville sent les pulsations de son cœur le long d’une ligne qui relie les deux épaules. Au moindre mouvement, les battements de son cœur lui résonnent dans la gorge. Il se dresse au milieu du lit, repousse ses couvertures. Quand il est immobile, il ne sent rien. Il lève le bras droit et aussitôt, les battements de son cœur se répercutent dans sa tête. Il répète les mêmes mouvements jusqu’à ce qu’il ne lui reste aucun doute. Un sentiment d’insécurité l’envahit. Il tente de l’écarter en pensant au repos dont il a besoin, à la longueur des heures de la nuit quand on est éveillé. Il se tourne sur le côté et ferme les yeux. « Cette inquiétude est intolérable ». Il se sent profondément malheureux.

Il allume la petite lampe de chevet et consulte son bracelet-montre : deux heures. Demain, il verra son médecin. « Vous êtes atteint d’une maladie de cœur, condamné désormais à l’inaction totale. » Non, non, mon Dieu, ne m’abandonnez pas ! « C’est un malaise passager. Vous avez eu tort de vous affoler. Votre cœur survivra à tous les autres organes. » Pourtant le mal est là. « Musculaire, mon cher député… »

À côté de lui, Marguerite dort profondément, le corps replié en chien de fusil, épuisée par les mille petits soins que réclame un nouveau-né. Il s’étend sur le dos, la tête appuyée sur les paumes. Ainsi, il ressent son mal. Il éprouve le besoin de se familiariser avec la douleur puisque, pense-t-il, il leur faudra désormais vivre ensemble.

Il compare son sort à celui de Julien Pollender, son collègue à la Chambre et le plus jeune député de la législature. Pollender est riche, fort comme un chêne, intelligent… Il n’a que vingt-huit ans. Auguste, qui se croit atteint d’une maladie de cœur lui envie sa santé, son dynamisme latent, sa richesse qui lui permettrait une cure de soleil en Californie. Il se défend contre une poussée d’envie. « Je n’ai pas à me ronger les sangs au sujet de Pollender. » Un cardiaque prudent peut encore accomplir beaucoup. Avec des ménagements. Toujours des précautions, des défenses, le monde rétréci, l’hébétude… Jusqu’au matin, il se débat entre la crainte et l’espoir, mais ce dernier sentiment domine.

L’odeur tiède des fanes délavées par la pluie, entre par la croisée ouverte. Marguerite s’éveille, voit la petite lampe allumée.

— Tu ne dormais pas, dit-elle. Pourquoi ne m’as-tu pas éveillée ?

Il hésite à lui révéler la cause de son insomnie. Pourquoi l’alarmer inutilement en lui parlant de la douleur qu’il a ressentie et qui peut bien être sans conséquences.

— Je n’avais plus sommeil, dit-il.

— Oh ! déjà six heures, dit-elle en apercevant le cadran.

Marguerite Prieur, de cinq années plus jeune qu’Auguste, est l’une des plus belles femmes de Deuville. Elle a le teint clair des blondes, d’un blanc légèrement hâlé, les traits fins, les yeux sombres. On la sent vive, affectueuse, ardente…

Elle passe un négligé et court à la cuisine préparer le biberon. Auguste met le feu sous la cafetière. La bonne, qu’on ne peut loger faute d’espace, n’arrive qu’à dix heures. À table, Auguste est repris par ses problèmes d’avocat et de député. Marguerite s’affaire autour de lui.

Auguste développe une idée que sa femme écoute d’une oreille distraite. Il s’interrompt. Marguerite connaît le mécanisme de sa pensée. Elle n’en voit que la routine et les procédés. Chaque homme a non seulement sa façon de sentir, mais une pente d’esprit qui lui est propre. Ses paradoxes, ses hyperboles peuvent encore produire de l’effet sur ceux qui le rencontrent occasionnellement, mais pour les êtres qui vivent avec lui ses réactions n’ont plus de mystère. La pensée a perdu cet élément d’imprévu qui excite la curiosité ; elle est aussitôt décomposée et classée selon les manies, les phobies du causeur. Il se forme ainsi un climat où aucune grande pensée ne peut naître. Auguste en a plus ou moins pris son parti. Il prend sa revanche à la Cour et dans les salons.

— Tu ne me parles jamais de tes affaires, Auguste, dit Marguerite.

— Que veux-tu que je te dise ?

Elle apprend par ses amis les succès qu’il obtient devant les tribunaux. Dans les salons, Auguste se découvre des réserves d’anecdotes personnelles qu’elle est humiliée de ne pas connaître la première.

— Tu retrouves ta langue et ton feu chez Mme Laflamme ! dit Marguerite avec aigreur en pensant à la soirée de la veille.

— Ce n’est pas la même chose, dit-il sans lever les yeux de son journal, j’ai raconté des anecdotes que tu as oubliées…


La rue a aujourd’hui une beauté presque spirituelle. C’est une fête de couleurs vives que la lumière désincarne. Contraste des arbres bruns avec tout ce qui luit et vit d’une vie soleilleuse. Les arbres seuls ne semblent pas participer à l’enchantement. Dépouillés, on ne les voit pas, mais on devine leur présence à l’amas de feuilles que la brise roule à leurs pieds et dans la rue. Dans les ruelles transversales, protégés du gel, des ormes ont encore leur feuillage. Un grand chien roux et un danois quémandent des caresses aux passants.

Auguste se sent pris d’un sentiment d’affection pour tout ce qu’il voit : les voitures, les chiens, les arbres, les maisons, les usines, les enfants. Il est utile. Il a un rôle dans Deuville : il veut servir. À Deuville, le pouvoir est divisé entre le clergé, la finance et le député. Mais ce dernier exerce le pouvoir le plus immédiat. Il est un petit seigneur pendant quatre ans. Il distribue les emplois, dispense les contrats, les bourses et les octrois. Une lettre de sa main peut ouvrir presque toutes les portes. Son pouvoir politique n’est limité que par celui du maire quand celui-ci n’est pas du même parti. Car le maire a aussi sa police, ses listes secrètes, ses partisans et sa part de patronage. Le maire Géret n’est pas encombrant, c’est un personnage qui cherche à se faire pardonner la fortune qu’il a réalisée dans des spéculations.

Le député de Deuville est, au physique, un homme impressionnant. De taille plus haute que la moyenne, il a les épaules larges, la tête carrée, la démarche énergique. Le front haut, à peine incliné, commence à se dégarnir au-dessus des tempes. Le nez, étroit et long, est relié à la bouche, sensible et nerveuse, par deux arcs légers. Il a des yeux limpides, qui vous regardent bien en face, et qui achèvent de donner à l’ensemble de sa physionomie quel­que chose d’ouvert, de franc, de sympathique. Son visage sait admirablement exprimer la surprise, la tristesse, l’ennui, l’inintérêt.

Le médecin est surpris de le voir arriver à neuf heures. Il écoute, impassible, la descrip­tion minutieuse et angoissée que son célèbre patient lui fait des symptômes qu’il a observés. À la demande du praticien, Auguste enlève sa chemise et ses chaussures et s’étend sur le lit d’hôpital. Le médecin isole au moyen de petits tapis de caoutchouc rouge ses deux bras et sa jambe gauche. Puis il insère une plaque de métal plombé sur sa cheville gauche et à ses deux poignets, avec une bande mouillée comme celle qui sert pour l’épreuve des pres­sions artérielles. Il met alors en branle des instruments compliqués dont une roue vitrée qu’il déclenche après force calculs.

À peine sorti du cabinet du médecin, Auguste se sent rassuré. L’esprit libre, il déambule lentement dans la rue. Inconsciemment, il fait un détour par le quartier où se trouve Seymour Hall et il a le cœur serré en apercevant la façade de briques rouges, les murs de moellons. Ses parents logent maintenant dans un appartement exigu, rue Principale. Depuis des années, personne n’habite la vieille maison. On pourrait l’acquérir pour une somme dérisoire. Mais qu’en faire ? Sa restauration ruinerait un millionnaire. Il retourne à la rue Principale.

En se rendant à son bureau qui occupe le premier étage d’un immeuble neuf, en face du Palais, le député pense à sa jeunesse, à Germaine, mariée pendant qu’il était encore à l’université et malheureuse en ménage. Et Pierre ? Pierre Massénac navigue quelque part dans le Pacifique. Il écrit parfois des lettres, brèves comme une entrée au journal du bord. Auguste est le seul qui donne encore des nouvelles à l’exilé. Il y a longtemps qu’il n’a pas écrit. Il sent de la répugnance à poursuivre cette correspondance. Le Prieur d’aujourd’hui ne peut plus être l’ami d’un aventurier. Il chasse aussitôt cette pensée.

Claude Prieur, qui n’a jamais montré aucune prédisposition pour l’étude, a suivi son père dans les chemins de fer. Protégé par celui-ci, puis par des amis, quand le surintendant a pris sa retraite, il a suivi la filière des promotions à Toronto, à Montréal. En ce moment, il habite l’Ouest. On le prépare pour un poste important dans l’administration. Il ne s’est pas marié.

Sa sœur Louise est maintenant une jeune fille accomplie. Auguste est fier d’elle. Elle ressemble à sa mère, mais elle est encore plus belle que celle-ci ne l’était. Elle a les yeux noirs, le front dégagé, les lèvres pleines et sensuelles, le teint d’une chaude blancheur. Auguste rêve de la marier à Julien Pollender, son collègue du comté de Fontile. Pollender a aimé Armande Aquinault et l’a perdue ; il vit comme un ermite dans la capitale. Ce serait le mari idéal pour la sœur du député de Deuville. D’autant plus que les Pollender sont immensément riches. Aucun parti n’est trop brillant pour Louise. Discrètement, il lui a parlé de son jeune collègue. Au cours de la prochaine session, il amènera Louise dans la capitale et la présentera au député de Fontile. « Et si celui-ci ne lui plaît pas, si elle a d’autres idées. » Elle est jeune. Les Prieur sont une famille qui monte. Ils doivent monter ensemble. Le ma­riage de Louise avec Julien Pollender flatte la vanité d’Auguste, mais il sert aussi son am­bition. « Ah ! si c’était déjà fait. Il faut que ce mariage se fasse. »

Il monte lentement l’escalier qui le conduit à son bureau. « Il faut ménager ton cœur, se dit-il. Peut-être me trouver un bureau au rez-de-chaussée. » Sa secrétaire l’accueille, surprise par son allure solennelle. Il se fait apporter l’agenda de la journée et un mémoire des ap­pels téléphoniques reçus en son absence.

— Rappelez Me Nachaud, dit-il. Je ne dic­terai pas ce matin.

Le député de Deuville regarde distraitement le courrier placé devant lui. Rien d’important. Dans son panier attend un rapport de sa police secrète sur l’état des esprits dans le comté. Les critiques commencent à surgir ici et là. On est trop près du temps où tout indice de mécon­tentement, si peu justifié qu’il fût, était accueilli avec transport dans son entourage. La situa­tion est renversée. Ses adversaires sont à l’œuvre. Il lève les yeux vers son grand oncle représenté sur la toile dans une de ces attitudes qu’affectent les grands hommes quand ils posent pour la postérité. Sanglé dans une redingote noire, le regard chargé d’effluves magnétiques, la ligne des lèvres légèrement tombante aux commissures, le beau tribun semble proclamer son intégrité et son désenchantement. Devenu député, Auguste s’est rappelé cet illustre personnage. Il lui donne la place d’honneur dans son bureau.

Auguste Prieur ne se fait pas d’illusion au sujet de la politique.

Maintenant engagé dans la partie, il fait l’apprentissage de la vie mesquine qui est celle du député en dehors des mois de session. Il lui répugne de tenir des fiches sur les personnages influents et tarés, de marchander le patronage, de prodiguer les poignées de main et les discours, d’intervenir dans les querelles de préséance qui éclatent à tout propos dans son entourage ; enfin de contempler son ambition dans le prisme des désirs de ses subalternes, tous attachés à ses basques comme des nains encombrants et dangereux.

À dix heures moins dix, il traverse la rue et pénètre au Palais où il ne rencontre que des avocats du parti, car la légende s’accrédite que pour avoir justice il faut être représenté par un avocat du parti. Il rend poliment leur salut aux fonctionnaires, selon leur importance, et il s’arrête un moment dans le bureau du greffier. Le député de Deuville a une façon de regarder au delà des gens qui écarte les importuns.