Les Désirs et les jours/2/04

Texte établi par L’Arbre (1p. 134-139).
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IV

Le Progrès de Deuville, l’unique journal du comté, a, sous l’influence de Cyrille Lecerf, son rédacteur adjoint, fait la campagne contre Auguste Prieur. Il a bataillé mollement, au gré de Lecerf, et celui-ci a beau jeu d’accuser le rédacteur en chef, dont il envie le poste, d’avoir, par son indécision, nui au candidat du Progrès.

Depuis l’arrestation de Bernard Massénac, le moineau qu’était Lecerf se croit un faucon. Il porte beau. Il maudit le temps où, par scrupule, il était serviable jusqu’à la servilité. L’élection de son ennemi va se tourner à son avantage. La veille, l’imprimeur a convoqué le rédacteur en chef, après la visite de Lecerf et lui a demandé sa démission.

— Je n’ai plus confiance en vous.

— Mais, monsieur, je n’ai rien fait pour être renvoyé comme cela. J’ai suivi vos directives.

— Et c’est moi qui ai eu tort n’est-ce pas ? Lecerf a plus de flair que vous. Quand je donne ma confiance c’est toute entière, quand je la retire…

Le journaliste retourne à son bureau. Il traverse la salle rectangulaire, pauvrement éclairée, au milieu de laquelle une demi-douzaine de petites tables se font face. Quelques-unes portent une dactylotype, les autres sont dans un désordre indescriptible. Il y a de tout : un chapeau désuet, des boîtes vides, des bouteilles, des almanachs, des livres de références et un dictionnaire aux pages écornées. Au fond, sous la fenêtre, un pupitre, fraîchement ciré, luit au soleil.

Le bureau que le rédacteur partage avec Lecerf, donne sur la rue, éclairé par une grande glace garnie dans sa partie inférieure d’un rideau opaque et séparé de la salle par un comptoir et une grille.

Il regarde ses compagnons et se dit : Pour eux rien ne change. Aucun d’eux ne regrettera mon départ. On ne regrette personne dans les journaux. On n’en a pas le temps. Et puis, les journalistes que leur attachement au journal et la misère commune rapprochent quelque temps, sont des individus sans contacts profonds entre eux. Ils viennent de milieux trop différents. Leurs ambitions sont trop différentes.

Demain, un nouveau viendra s’ajouter au personnel : pour le nombre. Le nombre est sacré dans un journal. S’il est déjà du métier, il se sentira chez lui dans cette salle de rédaction semblable à toutes les salles de rédaction de l’Amérique. Si c’est un novice, il tremblera de tous ses membres en entendant au-dessus de la sourde clameur des machines les vociférations du chef de l’information ; il aura la nausée. Abandonné dans son coin, il aspirera de toute son âme au jour où au lieu de lui dire « monsieur », on accueillera son entrée par un chapelet de jurons cordiaux.

Le rédacteur en chef se rappelle le jour où, muni de ses diplômes, il est allé frapper à la porte du directeur d’un journal de Montréal. C’était sa troisième visite en une semaine. Surpris sans doute de son acharnement, le directeur l’avait invité à venir le lendemain subir un examen. Il avait rédigé son propos nerveusement, imaginant qu’on chronométrait son travail. Puis, il courut porter les feuilles qu’il venait de noircir à un personnage à visière qui occupait une longue table, sous une fenêtre, et qu’il supposait être le directeur de l’information. Sans le regarder, ce dernier lui dit : « Mettez ça là » — et ne s’occupa plus de lui. Il était retourné à ses autres affaires convaincu d’avoir perdu son temps. Deux jours plus tard, le directeur lui téléphonait et lui demandait pourquoi il n’était pas à son poste. Il était journaliste.

« La salle de rédaction regorgeait des mêmes ivrognes, des mêmes illettrés, des mêmes rebuts des autres journaux que j’ai en ce moment devant moi, pense-t-il. Le même pochard pittoresque disparaissait régulièrement à la fin du mois et, quand la faim et le froid l’avaient dégrisé, il envoyait en avant-garde au directeur de l’information, un ange de l’égout, toujours le même, pour lui préparer les voies. Comme aujourd’hui, certains services étaient mis en coupe réglée par leurs titulaires, en particulier, un louche individu, sinistre personnage d’écumeur, qui retenait non seulement les pots-de-vin, mais même les pourboires. »

Des journalistes distingués émergeaient de cette fange. Le meilleur et le pire voisinaient, collaboraient, fraternisant dans cette atmosphère si profondément humaine, si admirablement sympathique à la déchéance comme à la douleur que sont toutes les salles de rédaction des journaux.

Il s’était dès le début lié avec un compagnon de peine du nom de Médan, une belle imagination dont une affreuse maladie des poumons avait fait un vieillard à vingt-cinq ans. Ils avaient souvent dîné ensemble dans son petit appartement meublé, situé dans le quartier interlope. Ce Médan fabriquait en série des petits traités à deux sous pour un imprimeur. Il l’aidait parfois et tous les deux partageaient généreusement le cachet.

La loyauté au journal, la camaraderie lui avaient pendant deux ans empêché de voir la grandeur et les misères de ce métier. Au moment de quitter ce milieu, ses yeux s’étaient ouverts.

Il y avait deux ans de cela. « Que vais-je devenir ? se demande-t-il. Je suis trop pénétré de l’esprit de corps pour ne pas regretter les beaux côtés de ce sublime et dégradant métier. »

Dès que Lecerf eut appris la démission de son chef, il alla s’installer dans le bureau du directeur et pendant les trois semaines que l’autre passa au journal pour remplir les conditions de son contrat, il le traita comme un subalterne congédié, retardant la composition de ses articles, contremandant ses ordres et lui rendant la vie impossible.