Les Désirs et les jours/2/06

Texte établi par L’Arbre (1p. 152-157).
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VI

À son retour, à onze heures, il contourne l’antichambre et pénètre dans son bureau par l’entrée particulière. À sa profonde surprise, un individu a pris place sous le portrait du grand oncle, dans le fauteuil réservé aux visiteurs de marque. Il est entouré d’une épaisse fumée. S’il est une chose que le député de Deuville supporte mal, c’est qu’on l’attende dans son cabinet. Il en éprouve aussitôt un violent sentiment de colère contre l’intrus et contre sa secrétaire qui l’a introduit.

— Bonjours Auguste, dit le visiteur.

Le député dépose son chapeau avec dignité et sans répondre ou même jeter un regard au visiteur, il va prendre place derrière sa table de travail. Pendant quelques instants, il range des papiers. Il songe à appeler sa secrétaire et à la morigéner devant l’intrus. Puis il se ravise et sort dans l’antichambre.

— Excusez-moi, dit la jeune fille. C’est monsieur Bérard qui a introduit M. Bernard Massénac dans votre bureau.

Lucien Bérard est l’associé de Prieur et le fils du fondateur de la société. Auguste sent tomber sa colère. Il rentre dans son bureau.

En dépit de sa malpropreté, de ses chaussures délavées, Bernard Massénac en impose. Cet homme, on le sent, n’a jamais eu froid aux yeux.

— Tu n’as pas besoin de faire ton Prince de Galles avec moi, dit-il.

Ce tutoiement, cette insolence, achèvent de le rendre antipathique. Sans attendre la réponse, il continue :

— Tu te demandes ce que je fais ici ?

— Je ne vous comprends pas, dit froidement le député.

Bernard Massénac éclate d’un gros rire et dit sans cesser de mâcher son infect cigare :

— Maintenant parlons sérieusement. Tu me reconnais. Je suis Massénac, l’homme qui a gagné ton élection. Nous allons nous voir souvent à partir de lundi ; autant être en bonnes relations, hein !

Auguste se rappelle sa première surprise au lendemain de l’élection de recevoir un compte pour des marchandises commandées en son nom et à son insu par Massénac. Il a dû payer, mais ce procédé l’a dégoûté de l’individu. Cette seconde expérience n’est pas moins pénible.

— Ton défaut, Auguste, si tu me permets de te le dire, c’est que tu es trop collet monté avec les amis.

Pendant ce discours, Prieur a repris son aplomb. Il n’est pas loin d’être amusé par la truculence de son organisateur.

— Venons-en à ce qui vous amène, dit-il.

— Remarque que je pourrais prendre un autre avocat et t’aimerais peut-être mieux ça, vu que le criminel ce n’est pas dans tes cordes, mais pas si fou ! Je me dis : Si je suis défendu par le député, ma cause est gagnée d’avance et l’opinion est avec moi.

— Vous avez raison de dire que je ne plaide pas de causes criminelles.

— Tout le monde me connaît et je n’ai rien à cacher. Alors, si le député me défend, c’est que je suis victime d’une manœuvre politique dirigée contre lui. Tu comprends : on m’accuse pour te nuire. Mais tu peux faire un tort énorme aux adversaires avec ce procès. Je vais te laisser sortir des affaires qui vont faire dresser les cheveux sur la tête du juge.

— Avez-vous apporté la sommation ?

— Non. Je vais tout te dire en deux mots. On m’accuse de détournement de fonds ou de quelque chose comme ça. C’est à propos des allocations. Je les ai distribuées d’après la liste électorale.

— Combien de morts a-t-on relevés sur la liste ?

— Est-ce que je sais ?

— Combien y en a-t-il ?

— Une quarantaine.

— Et l’argent ?

— Quoi ?

— Où est-il allé ?

— J’ai construit un chemin. On va probablement m’accuser aussi d’avoir fait travailler un tas de sans-cœur.

— Au chemin ?

— Oui. Puisque je les fais vivre…

— Avec l’argent du gouvernement ?

— Celui-là ou un autre, je ne veux pas encourager la paresse… Il y a aussi mon chauffeur.

À ce moment, Auguste Prieur aperçoit sous son buvard, une petite note signé Lavisse. « Massénac sera à ton bureau à onze heures. Écoute son histoire, mais ne prends aucune décision (il avait souligné aucune) avant de me parler. » Le député regarde en silence son visiteur.

— Tu as besoin de réfléchir, dit l’intrus. J’attendrai ta réponse demain.

Et il sort, entouré de fumée. Resté seul, le député ouvre toute grande la fenêtre et sonne sa secrétaire.

Il est bientôt rejoint par le Procureur de la Couronne. Nachand est grand et large d’épaules avec une tendance à se rejeter le torse en arrière, ce qui lui donne même à la Cour l’air d’un spectateur désintéressé. Il a le front large, le nez long et pincé, les yeux obliques. Fils naturel d’un personnage qui a eu son heure de célébrité, il s’entoure d’une atmosphère de pruderie. Il surveille sans cesse son maintien et son visage, poussant la circonspection jusqu’à ne parler que du coin de la bouche, sans jamais écarter les lèvres.

— Tu as vu Massénac, dit-il, en entrant, au député.

— Je l’ai vu et je refuse de le défendre.

— Ne sois pas si catégorique, Prieur.

Le député de Deuville sait au fond de lui-même qu’il défendra Bernard Massénac mais il voudrait être acculé à le faire. Le cynisme de Nachand le révolte. Après le départ du Procureur qu’il ne retient que quelques minutes, il téléphone à Sam Lavisse.

— J’ai à te parler, dit-il, viens immédiatement.

— J’attendais ton appel, répond Lavisse, et j’ai fait préparer un petit salon chez Bourret.