Calmann-Lévy (p. 194-198).


XXVII


Le bon relieur ne fit aucun reproche à son fils.

Après dîner, il alla s’asseoir à la porte de sa boutique et regarda la première étoile allumée dans le ciel.

— « Mon garçon, dit-il, je ne suis pas un savant comme toi ; mais j’ai une idée et il ne faut pas me l’ôter, parce qu’elle me console. C’est que, quand j’aurai fini de relier des livres, j’irai dans cette étoile-là. Cette pensée m’est venue de ce que j’ai lu dans le journal que toutes les étoiles étaient des mondes. Comment nommes-tu cette étoile ?

— « Papa, c’est Vénus.

— « Dans mon pays, on dit que c’est l’étoile du Berger. Elle est belle et je pense que ta mère y est. C’est pour cela que je voudrais y aller. »

Le vieillard passa ses doigts tordus sur son front et murmura :

— « Comme on oublie ceux qui sont partis, mon Dieu ! »


Jean recueillit dans des lectures de poètes et dans des promenades rêveuses son âme endolorie. Sa tête s’emplit de visions.

Ce fut bientôt un désordre sublime dans lequel flottaient Ophélie et Cassandre, Marguerite, Délie, Phèdre, Manon et Virginie et, au milieu d’elles, des ombres sans nom encore, presque sans forme et pourtant séduisantes ! Tenant des coupes et des poignards et traînant de longs voiles, elles allaient et venaient, s’effaçaient et se coloraient. Et Jean les entendait qui lui disaient : « Si nous existons jamais, nous existerons par toi. Et quel bonheur ce sera pour toi, Jean Servien, de nous avoir créées. Comme tu nous aimeras ! » Jean Servien leur répondait : « Revenez, revenez, ou plutôt ne me quittez pas. Mais je ne sais comment vous rendre plus visibles ; vous vous effacez dès que je vous contemple, et je ne puis vous prendre dans le filet des beaux vers ! »

Il essaya à plusieurs reprises d’écrire des poèmes, des tragédies, des romans ; mais sa paresse, sa stérilité, ses scrupules et ses délicatesses l’arrêtaient dès les premières lignes et il jetait au feu la page à peine noircie. Bientôt découragé, il tourna ses pensées vers la politique. Les funérailles de Victor Noir, les émeutes de Belleville, le plébiscite, l’occupaient ; il lisait les journaux, se mêlait aux groupes formés sur les boulevards, suivait la foule ameutée des blouses blanches, et était de ceux qui huaient le commissaire de police pendant les trois sommations. Le désordre et les criailleries le grisaient ; son cœur battait, sa poitrine se gonflait, toute son âme s’exaltait au milieu de ces stupides bousculades. Enfin après avoir piétiné côte à côte avec les badauds, bien avant dans la nuit, les jarrets rompus, les côtes endolories, la tête vague, grisé d’emphase et de tapage, il regagnait à travers les rues désertes le faubourg Saint-Germain. Et là, il jetait en passant un regard de haine à quelque hôtel portant un écu à son fronton et dont deux lions de pierre bleuis par la lune gardaient la porte close. Puis, continuant son chemin, il s’imaginait debout, un fusil à la main, sur une barricade, dans la fumée de l’émeute, avec des ouvriers et des jeunes gens des écoles, comme cela se voit dans les lithographies.

Un jour, au mois de juillet, il vit une troupe de blouses blanches qui passait sur le boulevard en criant : « À Berlin ! » Des gamins dépenaillés glapissaient à l’entour. Les bourgeois surpris faisaient la haie, et ne disaient rien ; mais un d’eux, gros, grand et coloré, agita son chapeau et cria :

— « À Berlin ! vive l’Empereur ! »

Jean reconnut M. Bargemont.