Calmann-Lévy (p. 186-193).


XXVI


Un jour, pendant la récréation de midi, il fut averti qu’un visiteur le demandait au parloir ; il eut un mouvement de joie, car il était très jeune et comptait encore sur l’inconnu. Il trouva dans le parloir M. Tudesco avec son gilet de toile à matelas et dans la main un chapeau pointu.

— « Mon jeune ami, lui dit l’Italien, j’ai connu, par l’apprenti de monsieur votre père, que vous êtes renfermé dans le sanctuaire des études. Je vous dis : votre fortune est voilée de nuages, du moins je le crains. La médiocrité de votre condition n’est pas dorée comme celle du poète latin, et vous luttez d’un cœur vaillant contre la fortune adverse. C’est pourquoi je viens vous tendre la main, et je vous dis : Vous considérerez comme une marque de mon amitié et de mon estime la demande que je vous fais d’une pièce de cinq livres qui m’est nécessaire pour soutenir une existence consacrée aux études. »

Le parloir s’emplissait de parents et d’élèves. On entendait de gros baisers sonner sur les joues des mères, puis des exclamations : « Comme tu as chaud ! » et de longs chuchotements. Les sœurs des élèves, en toilettes claires, épiaient avec malice les amis de leurs frères, et les papas tiraient de leurs poches des tablettes de chocolat.

M. Tudesco, parfaitement à son aise dans cette belle société, ne semblait pas s’apercevoir de l’horrible gêne du maître d’étude. Celui-ci ayant dit : « Venez, nous serons mieux ailleurs », le gros homme répondit : « Je ne crois pas. »

Il faisait de profondes révérences aux dames qui entraient, et donnait des tapes amicales sur la joue des petits collégiens.

Renversé dans un fauteuil et multipliant de toutes les façons l’effet de son gilet de toile à matelas, il racontait de sa vie ce qui lui en semblait le plus beau :

— « Les destins étaient domptés, disait-il à Servien, ma vie était assurée. Le patron d’un hôtel m’avait confié sa comptabilité et je me livrais chez lui à des calculs de mathématique, non point, comme l’illustre et infortuné Galilée, pour mesurer les astres, mais pour établir avec exactitude les profits et les pertes d’un industriel. Après deux jours de ces fonctions honorables, le commissaire de police fit une descente dans l’hôtel, arrêta le patron et la patronne et emporta mes livres de comptabilité. Non, je n’avais point dompté les destins ! »

Toutes les têtes se tournaient avec de grands yeux vers cet extraordinaire homme. On chuchotait, il y avait des rires étouffés. Jean, se voyant entouré de figures moqueuses et de mines allongées, entraîna Tudesco vers la porte. Mais tandis que, pour prendre congé, le marquis faisait de grandes révérences aux dames, Jean se trouva face à face avec le préfet des études qui lui dit :

— « Monsieur Servien, voyez voir à présider la retenue en l’absence de M. Schuver. »

Le marquis serra la main à son ami, le regarda s’éloigner, puis, se retournant vers les groupes assemblés dans le parloir, il fit un geste à la fois suppliant et noble pour demander le silence.

— « Mesdames et messieurs, dit-il, j’ai traduit dans la langue française, que Brunetto Latini disait être la plus délectable de toutes, la Jerusalem liberata, le chef-d’œuvre glorieux du divin Torquato Tasso. J’ai écrit ce grand ouvrage dans un grenier sans feu, sur du papier à chandelle, sur des cornets de tabac… »

Alors, d’un des coins du parloir, un rire d’enfant partit comme une fusée.

M. Tudesco s’arrêta et sourit, les cheveux épars, l’œil noyé, les bras ouverts comme pour embrasser et bénir ; puis il reprit :

— « Je dis : Le rire de l’innocence, c’est la joie du vieillard infortuné. Je vois d’ici des groupes dignes du pinceau du Corrège et je dis : Heureuses les familles réunies en paix dans le sein de la patrie ! Mesdames et messieurs, excusez-moi si je vous tends le casque de Bélisaire. Je suis un vieil arbre foudroyé. »

Et il tendait de groupe en groupe son feutre pointu où, dans un silence glacial, tombaient une à une de menues pièces d’argent.

Mais tout à coup le préfet des études saisit le chapeau et poussa le vieil homme dehors.

— « Rendez-moi mon chapeau, criait M. Tudesco au préfet qui s’efforçait de restituer les pièces blanches aux donateurs ; rendez le chapeau du vieil homme, le chapeau de l’homme blanchi dans les études. »

Le préfet, rouge de colère, jeta le feutre dans la cour et cria :

— « Filez, ou je vous fais arrêter. »

Le marquis Tudesco s’enfuit lestement.

Le soir même, le maître d’étude, appelé chez le directeur, reçut son congé.

— « Malheureux enfant ! malheureux enfant ! dit l’abbé Bordier en se frappant le front, vous avez causé un scandale inconcevable, inouï dans cette maison, et cela au moment où j’avais tant à faire. »

Et les petits papiers voltigeaient comme de blancs oiseaux sur la table du directeur.

En traversant le parloir, Jean revit la Mater dolorosa et relut les noms de Philippe-Guy de Thiererche et de la comtesse Valentine.

— « Je les hais, dit-il, les dents serrées, je les hais tous. »

Pendant ce temps le bon prêtre se sentait pris de pitié. On lui rompait tous les jours la tête avec des rapports contre Jean Servien. Cette fois il avait cédé ; il avait sacrifié le jeune surveillant ; mais il ne comprenait rien à cette histoire de mendiant. Il se ravisa, il courut à la porte et rappela le maître d’étude.

Jean se retourna vers lui.

— « Non ! dit-il, non ! je ne puis plus supporter cette vie ; je suis malheureux, je souffre, je hais !

— « Pauvre enfant ! » soupira le prêtre en laissant tomber ses bras.

Ce soir-là, il ne fit pas un seul vers de sa tragédie.