Calmann-Lévy (p. 181-185).


XXV


Les élèves se fatiguèrent peu à peu d’un tumulte que leur imagination ne savait plus renouveler. M. de Grizolles lui-même renonça à lancer des haricots. Il eut l’idée de faire du chocolat dans son pupitre avec une lampe à esprit-de-vin et une casserole d’argent. Jean le laissa faire, respira et rouvrit son Sophocle. M. le préfet, passant dans la cour, sentit une odeur de cuisine, fouilla les pupitres et trouva la casserole qu’il alla tendre, chaude encore, à M. le directeur en s’écriant : « Voilà ce qu’on fait dans l’étude de M. Servien ! » M. le directeur se frappa le front, dit qu’on le ferait mourir, fit rendre à l’élève sa casserole, manda M. le surveillant et lui adressa de vifs reproches, parce qu’il crut que son devoir l’y obligeait.

Le lendemain qui était jour de congé, Jean alla chez son père pour y passer la journée. Le relieur lui demanda s’il avait bien préparé son examen de professeur.

« Mon garçon, ajouta-t-il, dépêche-toi de prendre un bon rang, si tu veux que je t’y voie. Un de ces jours, ta tante et moi, nous nous en irons les pieds devant. La vieille a eu un étourdissement la semaine passée dans l’escalier. Moi, je ne souffre pas, mais je sens que je suis usé. J’ai beaucoup travaillé sur cette terre. »

Il regarda ses outils, et s’éloigna tout courbé !

Alors Jean rassembla dans ses deux mains les vieux outils usés et luisants, ciseaux, poinçons, couteaux, plioirs, racloirs, et il les baisa.

Il pleurait. Sa tante vint à lui, cherchant ses besicles. Tout bas, en secret, elle lui demanda un peu d’argent. Autrefois elle économisait les sous pour les glisser dans la main « de l’enfant » ; maintenant, plus faible que l’enfant, elle craignait de manquer ; elle avait des cachettes et demandait des secours aux prêtres. D’ailleurs sa tête n’était plus solide. Elle annonçait souvent à son frère qu’elle ne laisserait point passer la semaine sans aller voir les Bideau. Et les Bideau, en leur vivant portiers-tailleurs à Montrouge, étaient morts tous deux, femme et mari, depuis deux ans. Jean lui donna un louis qu’elle prit avec une joie si laide que le pauvre garçon s’enfuit dehors.

Il se trouva, sans savoir comment, sur le quai, près du pont d’Iéna. La journée était claire, mais les murs sombres des bâtiments comme l’aspect gris de la berge disaient que la vie est dure. Dans le fleuve une dragueuse, toute jaune de marnes, vidait l’un après l’autre ses seaux pleins de gravier fangeux. Au bord de l’eau, une robuste potence de chêne déchargeait des pierres meulières en virant sur son axe. Près du pont, contre le parapet, une vieille cuivrée gardait, en tricotant des bas, un étal de vieux gâteaux aux pommes.

Jean Servien songea à son enfance. Sa tante l’avait mené bien des fois sur ce quai. Bien des fois ensemble ils avaient regardé la dragueuse amener à son bord, seau par seau, le fond fangeux du fleuve. Bien des fois sa tante avait échangé des paroles avec la marchande de gâteaux aux pommes, tandis qu’il examinait, sur la table couverte d’une serviette, la carafe qu’emplissait une eau de réglisse et que bouchait un citron. Rien n’était changé, ni la dragueuse, ni les radeaux de bois flotté, ni la marchande de gâteaux, ni les lourds étalons élevés aux quatre angles du pont d’Iéna.

Et Jean Servien entendait les arbres du quai, l’eau de la rivière, les pierres du parapet qui lui criaient :

« Nous te reconnaissons ; tu es le petit garçon que ta tante, en bonnet de paysanne, nous amenait autrefois. Mais nous ne reverrons plus ta tante, ni son châle d’indienne, ni son parapluie qu’elle ouvrait au soleil ; car elle est vieille maintenant et ne promène plus son neveu grandi. Et l’enfant devenu homme a été blessé par la vie, tandis qu’il poursuivait des ombres. »