Calmann-Lévy (p. 199-203).


XXVIII


La rue du rempart. Des baraques de campement et des fusils en faisceaux gardés par un factionnaire. Les gardes nationaux jouent au bouchon. Un soleil d’automne répand sa clarté magnifique et douce sur les dômes de la ville assiégée. Par-delà les remparts, la campagne grise et nue ; au loin, les casernes des forts, au-dessus desquelles montent des flocons de fumée ; à l’horizon, les collines où les batteries prussiennes qui tirent font traîner des nuages blancs. Le canon gronde. Il gronde depuis un mois ; on ne l’entend plus. Servien et Garneret, portant le képi à passepoil rouge et la vareuse à boutons de cuivre, sont assis sur des sacs de terre et se penchent sur le même livre.

C’était un Virgile, et Jean lisait tout haut les délicieux vers du Silène. Deux jeunes hommes ont surpris le vieillard divin, endormi dans cette ivresse dont il a l’habitude et qui le rend risible en le laissant vénérable ; ils l’ont lié avec des fleurs pour obtenir de lui des chants. Les joues teintes par Églé, la belle Naïade, du suc rouge des mûres, il chante.

« Il chante comment dans le vide immense furent condensés les germes de la terre, de l’air, des mers et aussi du feu subtil ; comme de ces principes sortirent toutes choses et se consolida le tendre globe du monde ; comme alors le sol commença de s’affermir et d’enfermer Nérée dans la mer et de prendre peu à peu les formes des choses. Et déjà la terre s’étonne que brille le premier soleil, et de plus haut les pluies tombent des nuées allégées ; les forêts d’abord commencent à s’élever et de rares animaux errent par les montagnes innommées. »

Et Jean s’interrompait :

— « Que cela, disait-il, peint bien l’âme sérieuse et tendre de Virgile ! Le poète a mis une genèse dans une idylle. L’antiquité le surnommait la Vierge. C’est le nom qu’il faut donner à sa Muse, et il faut se la figurer comme une Mnémosyne méditant sur les travaux des hommes et les causes des choses ! »

Pendant ce temps, Garneret, plus sérieux et le doigt sur le texte, rassemblait ses idées. Les joueurs de bouchon faisaient rouler jusqu’à ses pieds les palets de cuivre ; la cantinière passait et repassait avec son petit tonneau.

— « Vois-tu, Servien, dit-il enfin, dans ces vers, Virgile, ou plutôt le poète alexandrin qu’il imitait, a pressenti la grande hypothèse de Laplace et les théories de Charles Lyell. Il montre la matière cosmique, ce néant d’où tout doit sortir, se condensant pour former des mondes, la jeune écorce du globe se consolidant ; puis la formation des îles et des continents ; au milieu des pluies, l’apparition du soleil, jusque-là voilé par des nuages opaques ; la vie végétale se manifestant avant la vie animale, parce que celle-ci ne peut se soutenir et durer qu’en absorbant les éléments de la première… »

À ce moment il se fit un mouvement dans la rue du rempart. Les joueurs de bouchon s’arrêtèrent et les deux amis levèrent la tête. C’était un convoi de blessés qui passait. Les grandes tapissières, marquées de la croix rouge de Genève, laissaient voir sous leurs rideaux des faces blêmes, entourées de linges sanglants. Des lignards et des mobiles, le bras en écharpe, suivaient à pied. Les gardes nationaux leur tendaient des poignées de tabac et leur demandaient des nouvelles.

Les blessés secouaient la tête et passaient leur chemin.

— « Est-ce que, nous aussi, nous n’allons pas bientôt nous battre ? » s’écria Garneret.

Servien lui répondit :

— « Il faut déposer les traîtres et les incapables qui nous gouvernent, proclamer la Commune et marcher tous contre les Prussiens. »