Calmann-Lévy (p. 11-15).


III


Un soir d’été, comme le relieur prenait le frais devant sa porte, un gros homme au nez rouge, assez vieux et qui portait un gilet écarlate taché de graisse, le salua avec politesse et mystère et lui dit d’une voix chantante à laquelle l’artisan lui-même reconnut un accent italien :

— « Monsieur, j’ai traduit la Jerusalem liberata, le chef-d’œuvre immortel de Torquato Tasso. »

Et il avait en effet un gros cahier de papier sous le bras.

— « Oui, monsieur, j’ai consacré mes veilles à cette tâche glorieuse et ingrate. Sans famille, sans patrie, j’ai écrit ma traduction dans des soupentes obscures et glacées, sur du papier à chandelle, sur des cartes à jouer, sur des cornets à tabac ! Voilà quelle a été la tâche du proscrit. Vous, monsieur, vous vivez dans votre pays, au sein d’une famille florissante, du moins je le souhaite. »

À ces mots, qui le frappaient par leur ampleur et leur étrangeté, le relieur songea à la morte qu’il avait aimée et il la revit, roulant ses beaux cheveux, comme aux premiers matins.

Le gros homme poursuivit :

— « Je dis : l’homme est une plante que les orages tuent en le déracinant.

« Voici votre fils, n’est-il pas vrai ? Il vous ressemble. »

Et posant la main sur la tête de Jean, qui, pendu à la veste de son père, s’étonnait de ce gilet rouge et de ce parler chantant, il demanda si l’enfant apprenait bien ses leçons, s’il devenait un savant, s’il n’étudierait pas bientôt la langue latine.

— « Cette noble langue, ajouta-t-il, dont les monuments inimitables m’ont fait si souvent oublier mes infortunes.

« Oui, monsieur, j’ai souvent déjeuné d’une page de Tacite et soupé d’une satire de Juvénal. »

À ces mots, il imprima subitement la tristesse sur sa face enluminée, et baissant la voix :

— « Pardonnez-moi, monsieur, si je vous tends le casque de Bélisaire. Je suis le marquis Tudesco, de Venise. Quand j’aurai reçu du libraire le prix de mon labeur, je n’oublierai pas que vous m’aurez assisté d’une pièce de monnaie dans mes plus dures épreuves. »

Le relieur, fort endurci contre tous les mendiants qui les soirs d’hiver entraient avec la bise dans sa boutique, éprouvait, au contraire, une sorte de sympathie et de respect pour le marquis Tudesco. Il lui glissa une pièce de vingt sous dans la main.

Alors, le vieillard, d’un air inspiré :

« Il y a, dit-il, une nation malheureuse, l’Italie ; une nation généreuse, la France ; et un lien qui les unit, l’humanité.

« Quelle vertu ! l’humanité ! l’humanité ! »

Cependant le relieur songeait aux dernières paroles de sa femme : « Je veux que mon Jean apprenne le latin. » Il hésita, puis, voyant M. Tudesco saluer en souriant pour partir :

— « Monsieur, lui dit-il, si vous vouliez donner deux ou trois fois par semaine des leçons de français et de latin à cet enfant, nous pourrions nous entendre. »

Le marquis Tudesco ne parut point surpris. Il sourit et dit :

— « Certes, monsieur, puisqu’il vous est agréable, je me ferai une grande joie d’initier votre fils aux mystères du rudiment latin.

« Nous ferons de lui un homme et un citoyen, et Dieu sait jusqu’où ira mon élève, en ce beau pays de liberté et d’humanité. Il peut devenir ambassadeur, mon cher monsieur. Je dis : savoir c’est pouvoir.

— « Vous reconnaîtrez la boutique, dit le relieur ; il y a mon nom sur l’enseigne. »

Le marquis Tudesco, ayant caressé l’oreille du fils et salué le père avec une familiarité noble, s’éloigna d’un pas encore léger.