Calmann-Lévy (p. 16-24).


IV


Le marquis Tudesco revint, sourit à la Servien qui lui lançait des regards empoisonnés, salua le relieur de l’air d’un protecteur discret et fit acheter des grammaires.

Il donna d’abord ses leçons assez régulièrement. Il s’était pris de goût pour ces récitations de noms et de verbes qu’il écoutait d’un air vénérable et propice, en déployant lentement son cornet de tabac, et qu’il entrecoupait de réflexions badines dont la bonhomie, relevée d’une pointe de férocité, trahissait son génie de sacripant bon apôtre. Il était facétieux et grave, et feignait longtemps de ne pas voir sur la table le verre rempli de vin à son intention.

Le relieur, le considérant comme un homme capable mais désordonné, le traitait avec beaucoup d’égards, car les vices de conduite ne nous choquent guère que chez des voisins, ou tout au plus chez des compatriotes. Jean s’amusait à son insu des malices et de l’éloquence de ce vieillard, qui réunissait en lui le prélat et le bouffon. Les récits de ce rare conteur passaient l’intelligence de l’enfant mais non sans y laisser certaines impressions confuses d’audace, d’ironie et de cynisme. Seule la Servien gardait à cet homme une haine et un mépris entiers. Elle ne s’expliquait point sur lui, mais elle opposait un visage rigide, à longues peaux, et deux yeux de flamme aux salutations courtoises que le professeur ne manquait jamais de lui faire, avec un tour particulier de ses petites prunelles grises.

Un jour le marquis Tudesco entra dans la boutique en titubant ; ses yeux qui pétillaient et sa bouche arrondie par une disposition à l’éloquence et à la volupté, son nez capable, ses joues roses de beau vieillard, ses mains grasses entr’ouvertes et son gros ventre lestement porté lui donnaient, sous le veston et le feutre, une parfaite ressemblance avec un petit dieu agreste de ses ancêtres, le vieux Silène.

La leçon fut, ce jour-là, vague et capricieuse. Jean récitait d’un ton monotone : moneo, mones, monet… monebam, monebas, monebatTout à coup, M. Tudesco se poussa en avant, fit horriblement grincer sa chaise et, posant le bras sur l’épaule de son élève, lui dit :

— « Jeune enfant, je vais te donner aujourd’hui une leçon plus profitable que tout le misérable enseignement dans lequel je me suis renfermé jusqu’à présent.

« C’est une leçon de philosophie transcendante : Écoute-moi bien, jeune enfant. Si tu t’élèves un jour au-dessus de ta condition et si tu parviens à prendre connaissance de toi-même et du monde, tu reconnaîtras que les hommes n’agissent que par égard à l’opinion de leurs semblables, en quoi ils sont, per Bacco ! de bien grands insensés. Ils craignent qu’on les blâme et souhaitent qu’on les loue.

« Ils ne savent donc pas, les sots, que le monde ne se soucie pas plus d’eux que d’une noisette et que leurs plus chers amis les verront glorifiés ou déshonorés sans perdre une bouchée de leur festin. Apprends de moi, caro figliuolo, que l’opinion ne vaut pas le sacrifice d’un seul de nos désirs. Si tu mets cela dans ta tête, tu seras un homme fort et tu pourras te vanter d’être l’élève du marquis Tudesco, de Venise, le proscrit qui a traduit dans une soupente glacée, sur du papier à chandelles, le poème immortel de Torquato Tasso. Quel labeur ! »

L’enfant écoutait, sans le comprendre, ce bavardage d’ivrogne philosophe ; mais M. Tudesco lui faisait l’effet d’un homme singulier, effrayant, et plus grand de cent pieds que tous ceux qu’il avait encore vus.

Le professeur s’échauffait :

« Eh ! s’écria-t-il, en se levant, quel prix l’immortel et infortuné Torquato Tasso remporta-t-il de tout son génie ? Quelques baisers furtifs sur les marches d’un palais. Et il mourut de faim dans un infâme hôpital. Je dis : l’opinion ! l’opinion, cette reine du monde : je lui arracherai sa couronne et son sceptre. L’opinion, elle règne sur la pauvre Italie, comme sur le reste du monde. Ah ! l’Italie ! quelle fulgurante épée viendra donc un jour briser ses fers, comme je brise cette chaise ? »

En effet il avait saisi sa chaise par le dossier et il la frappait rudement contre le plancher.

Mais il s’arrêta tout à coup, sourit finement et dit à mi-voix :

— « Non, non, marquis Tudesco, laissez, laissez cette pauvre Venise en proie à la barbarie tudesque. Les fers de la patrie, c’est le gagne-pain du proscrit. »

Le menton dans sa cravate, il riait en lui-même et son gilet se soulevait par saccades.

La Servien, qui assistait à la leçon en tricotant un bas et qui depuis quelques instants, ses lunettes relevées au milieu du front, observait le professeur d’un air stupéfait et défiant, s’écria comme en elle-même :

— « Si ce n’est pas abominable de venir chez les gens quand on est ivre ! »

M. Tudesco ne sembla pas l’entendre. Il était redevenu calme et facétieux.

— « Jeune enfant, dit-il, écrivez la matière d’un thème. Écrivez : « La pire des choses… la pire des choses… écrivez… est une femme vieille et méchante. »

Et, se levant, il salua la Servien avec la grâce noble d’un prélat, donna une tape amicale sur la joue de l’enfant, puis sortit.

Mais à compter de la leçon suivante, il étala tous ses respects et toutes ses grâces devant la vieille femme. Il arrondissait les coudes, mettait sa bouche en cœur, faisait la roue. Elle ne se rendait pas et gardait une immobilité haineuse de vieille chouette.

Mais un jour qu’elle cherchait ses lunettes, ce qui était son occupation ordinaire, M. Tudesco lui offrit les siennes et l’obligea à les essayer ; elle les trouva à sa vue et en éprouva pour lui un peu de sympathie. L’Italien, profitant de cet avantage, entra en conversation et dit habilement du mal des riches. La bonne femme l’approuva. Il s’ensuivit un petit commerce de menus propos. Tudesco avait des remèdes contre la pituite. Cela aussi fut bien reçu. Il redoubla de câlineries, et la concierge, qui le voyait sourire sur le pas de la porte, dit à la tante Servien : « C’est votre amoureux. » La tante avait beau dire qu’à son âge on n’avait pas besoin d’amoureux, elle était flattée. M. Tudesco y gagna ce qu’il voulait, c’est-à-dire d’avoir, à chaque leçon, son verre rempli jusqu’au bord. On lui laissait même, par politesse, le litre quand il n’était qu’à moitié plein. Mais il avait le tort de le vider.

Il demanda un jour du fromage. « Ce qu’il en faut, dit-il, pour le repas d’une souris. Les souris aiment, comme moi, l’ombre, le silence et les livres ; elles vivent de miettes, comme moi. »

Ces façons de sage indigent firent un mauvais effet ; la tante redevint muette et sombre.

M. Tudesco disparut au printemps.