Calmann-Lévy (p. 6-10).


II


Le veuf, qui était beauceron, envoya son fils dans le département d’Eure-et-Loir, au village, chez ses parents. Quant à lui, robuste et résigné, économe par instinct comme un patron et comme un père, il ne quittait le tablier de serge verte que pour aller le dimanche au cimetière. Il pendait une couronne au bras de la croix noire et, s’il faisait chaud, s’asseyait, au retour, sur le boulevard, contre la grille d’un marchand de vins. Là, en vidant lentement son verre, il regardait passer les mères et les petits enfants.

Ces jeunes femmes qu’il voyait venir et s’éloigner lui étaient de rapides images de sa Clotilde et lui inspiraient de la mélancolie sans qu’il s’en rendît compte, car il n’était pas habitué à réfléchir.

Le temps coula. Peu à peu, le souvenir de la morte prit dans la mémoire du relieur un caractère de douceur et de vague. Une nuit il essaya, sans y réussir, de se représenter la figure de Clotilde, alors il se dit qu’il pourrait peut-être retrouver les traits de la mère sur le visage de l’enfant, et il lui vint un grand désir de revoir et de reprendre ce reste de celle qui n’était plus.

Le matin, il écrivit à sa vieille sœur la Servien une lettre pour la prier de venir s’installer avec le petit dans la rue Notre-Dame des Champs. La Servien, qui avait vécu longtemps à Paris, à la charge de son frère, car elle était paresseuse avec délices, consentit à revenir vivre dans une ville où, disait-elle, les gens sont libres et ne dépendent point de leurs voisins.

Un soir d’automne, elle fit son entrée par la gare de l’Ouest avec son Jean et ses paniers, droite, sèche, l’œil enflammé, prête à défendre le petit contre des périls imaginaires. Le relieur embrassa l’enfant et dit :

— « C’est bon ! »

Puis il le mit à califourchon sur ses épaules et, lui recommandant de se bien tenir aux cheveux de son père, il l’emporta fièrement à la maison.

Jean avait sept ans. Des habitudes furent bientôt prises. À midi, la vieille fille mettait son châle et s’en allait avec l’enfant du côté de Grenelle.

Ils suivaient tous deux les larges allées bordées de murs écaillés et de cabarets peints en rouge. Le plus souvent un ciel gris pommelé comme les percherons qui passaient recouvrait avec une douce tristesse le faubourg tranquille. Elle s’asseyait sur un banc et, pendant que le petit jouait au pied d’un arbre, elle tricotait un bas et conversait avec un invalide à qui elle confiait qu’il était dur de vivre chez les autres.

Un jour, un des derniers beaux jours de l’automne, Jean accroupi à terre piquait dans le sable humide et fin des écorces de platanes. Cette puissance d’illusion qui fait vivre les enfants dans un miracle perpétuel changeait pour lui une poignée de terre et de bois en de merveilleuses galeries, en des châteaux féeriques ; il en battit des mains ; il en bondit de joie. Alors, il se sentit pris dans quelque chose de doux et de parfumé. C’était la robe d’une dame qui passait et dont il ne vit rien, sinon qu’elle souriait en l’écartant doucement. Il alla dire à sa tante :

— « Comme elle sent bon, la dame ! »

La Servien murmura que les grandes dames ne valaient pas mieux que les autres et qu’elle s’estimait plus, avec sa jupe de mérinos, que toutes ces mijaurées en falbalas.

Elle ajouta :

— « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. »

Mais Jean ne comprenait pas ce langage. Cette soie parfumée qui avait effleuré sa joue lui laissa le souvenir doux et vague d’une caresse dans une apparition.