Les Décorés/Paul Margueritte


Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 135-140).

PAUL MARGUERITTE


Un beau nom évoquant des chevauchées épiques, des chocs titanesques d’escadrons, des charges de héros fonçant vers d’invisibles canons, des galopades de fous écrasés sous la mitraille et piquant des deux vers la mort, le sabre au poing, la bride aux dents, sacrifiant leur vie pour rien, pour le plaisir, pour un mot : l’honneur, pour un chiffon : le drapeau ; un nom altier qui sonne clair comme un appel de trompettes et brille comme l’éclair d’une épée ; le nom du général qui tomba, dans les plaines de Sedan, la figure et la poitrine trouées par les balles prussiennes ; un nom qu’on prononce avec un petit frisson au cœur, et le chapeau à la main.

Paul Margueritte est le fils du soldat martyr dont le sang a lavé la honte des capitulations.

Réservé, modeste, timide, silencieux, le tendre rêveur, de prime abord, contraste étrangement avec les traditions militaires de sa famille. Mais, si l’auteur de La Tourmente manque de bottes éperonnées, si sa voix mélodieuse et assourdie semble malhabile à lancer de tonitruants commandements sur un champ de bataille, il serait téméraire d’en déduire que la chaîne ancestrale est rompue, car on retrouve, dans l’enfant-écrivain, la loyauté, la crânerie, l’énergie, le courage du père-officier.

Il ne faudrait donc pas se fier à l’extérieur de ce mince jeune homme boutonné dans sa longue lévite noire, à la tête légèrement penchée de côté, aux gestes sobres, et dont l’œil, — sous le miroitement du pince-nez — paraît considérer dans le vague un monde invisible et mystérieux. Oh ! très correcte, toujours courtoise, presque froide, sa conversation ; aucun emballement, aucune boutade, aucun gros mot, aucune manifestation bruyante. Seulement… lisez ses œuvres, et vous serez frappé de la hautaine franchise, de la tranquille audace de ses idées. Sous la forme élégante et colorée d’un styliste de race, sur le ton de la meilleure compagnie, avec l’air de ne « pas y toucher », l’écrivain arrive à en faire avaler de raides au lecteur et à implanter des théories que certains littérateurs fougueux — se posant en casseurs de vitres et en tombeurs de préjugés — n’ont jamais osé aborder.

Sans parler de Tous-Quatre, un livre de début d’une superbe netteté psychologique, dont force vieux routiers de la plume auraient hésité à affronter le sujet, Margueritte s’est attaqué à des conventions sociales qui, jusqu’alors, avaient été scrupuleusement respectées au théâtre et dans le roman. Amants met en scène la liaison d’une jeune fille du grand monde, riche et élevée chrétiennement, avec un homme marié ; Jours d’épreuves et Ma grande dévoilent l’égoïste tyrannie des affections familiales ; La Force des choses distribue à la maîtresse éphémère, à la petite modiste qui se livre par tendresse, un rôle adorable de dévouement, de délicatesse, d’abnégation et de désintéressement ; Ame d’enfant, fustige l’autorité paternelle et stigmatise les tortures imposées à l’enfance dans les boîtes à instruction, le martyre enduré pendant ces années qu’on est convenu d’appeler : « le plus beau temps de la vie ».

Nous voilà loin des clichés imbéciles dont nous sommes gavés depuis la naissance !

Ces vérités amères sont, il est vrai, présentées avec tant de talent, de grâce, de tact, de modération et de légèreté de main, que le public le plus réactionnaire accepte sans broncher ces doctrines carrément révolutionnaires et subversives. Mais s’il découvrait le pot aux roses !

Margueritte qui professe une respectueuse admiration à la fois pour Mallarmé et pour de Goncourt, ne s’est confiné dans aucune petite chapelle ; sa libre esthétique va d’Alphonse Daudet à Tolstoï, de Dickens à Rosny. Ouvert, compréhensif, indulgent, suprêmement délicat et bon, il considère l’existence avec une philosophie mélancolique et pitoyable qui le rend réfractaire aux attaques empoisonnées si fort à la mode depuis quelques années chez les gens de lettres. C’est une âme d’élite incapable d’une vilenie, un honnête homme dont l’amitié honore.

Si je ne craignais de me fâcher avec cet ami de choix, je dirais que le maître écrivain est doublé d’un mime incomparable ; les intimes et quelques privilégiés se rappellent avec quel génie de l’horreur il a autrefois interprété sa propre pantomime Pierrot assassin de sa femme — un chef-d’œuvre terrifiant comme de l’Hoffmann. — Mais Margueritte aimerait peu voir sa personnalité d’artiste polluée par la grossière réclame du théâtre ; il fuit la foule et le bruit. L’hiver, dans le Midi ou en Algérie, l’été à Samois, à côté de ses fidèles Elémir Bourges et Maurice Bouchor, il traverse rapidement Paris dont l’agitation trouble sa radieuse vision et son paisible labeur, et ne vit en somme que pour l’art et les siens.

Le jour où un décret, beaucoup trop tardif, le nommera chevalier de la Légion d’honneur, il sera capable de s’effarer et de renvoyer le municipal chargé de la missive officielle, en lui affirmant qu’il s’est trompé d’adresse.