Les Décorés/Renoir et Renouard

Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 123-131).

RENOIR ET RENOUARD


On les confond fréquemment, à cause de la consonance du nom, quoique leur tempérament, leur talent, leur facture ne soient guère semblables… ; et pourtant — je n’affirme rien — je soupçonne les deux artistes de se rencontrer parfois dans la même cathédrale, dans l’église où l’un officie pompeusement au maître-autel, où l’autre, dans une chapelle latérale, dit la basse messe pour les loqueteux, les petits, les humbles, tous les malchanceux dissimulant, derrière un pilier de pierre aussi grise que leurs haillons, la honte de la souffrance et l’avilissement de la misère. Certainement ils s’estiment fort, les deux prêtres de l’art, et je serais bien surpris si leurs prières ne s’unissaient pas dans un culte commun.

Renoir est un maître, un de ceux dont s’honore l’école française ; la clarté de sa vision, la souplesse de son pinceau, la grâce de son dessin, la lumière de sa coloration, la sincérité de son observation, l’ont porté à une place d’honneur qu’il n’a d’ailleurs pas escaladée sans luttes âpres et amères. S’il avait eu l’ingéniosité de naître à l’étranger, il y a belle lurette qu’il dormirait sous des poutrelles en staf, qu’il collectionnerait des obligations multicolores, qu’il portraiturerait des dames suaves ou des boursiers véreux, et qu’il posséderait suffisamment de médailles pour organiser, entre intimes, une partie de tonneau, dans le hall Renaissance de son hôtel.

Sa nationalité malencontreuse ne lui suffisant pas, le malheureux aggrava son cas en affichant, dès ses débuts, une déplorable indépendance. Coude à coude avec Manet, Pissarro, Cals, Claude Monet, Lépine, Sisley, Sézanne et autres détraqués du même genre, il attaqua la vieille Bastille — si solide alors ! — dont les ruines jonchent aujourd’hui le Salon des Champs-Élysées. À l’époque où florissait un prix de Rome de paysage exécuté — sans rire — entre quatre murs, où les figures étaient passées au jus de pipe, où l’on représentait un tas de braves gens très comme il faut déguisés en pompiers, en marquis Louis XV ou en ténors Moyen-Age, Renoir se lança à corps perdu dans le plein air et la modernité. Amant respectueux de la nature, il s’entêta à la copier telle qu’il la voyait, refusant de la déshonorer par des arrangements et des maquillages sacrilèges ; bravement il rendit la vie contemporaine, la campagne au saut du lit, les fleurs en déshabillé, l’ivresse du soleil et des ciels infinis, brossant canotiers, bourgeois, grisettes, saltimbanques, étudiants, noceuses et rentiers, fixant sur la toile le milieu dans lequel nous vivons, se grisant de la jouissance presque physique d’exécuter un beau morceau de peinture, d’une pâte solide et d’un modelé délicat.

Encore plus que la foule, les artistes ressentent de la haine pour l’indompté qui lâche le troupeau et marche à l’écart ; aussi la docte cabale ne se gêna-t-elle pas et démontra-t-elle à l’insensé le danger de quitter les sentiers battus. Les excellents confrères inventèrent, en sa faveur, toutes les rosseries possibles. Malpropretés inutiles. Renoir continua à foncer droit devant lui, loyalement, logiquement, l’œil rivé sur un point unique, l’esprit dominé par la passion de l’art, l’absorbante et unique préoccupation de son existence, en somme.

Il y a trois ans, l’exposition de l’œuvre du peintre, chez Durand-Ruel, tourna à l’apothéose. M. Roujon, qui avait brillamment inauguré sa direction aux Beaux-Arts en accrochant, au Luxembourg, un Whistler, un Besnard et un Carrière, s’empressa de commander une toile à l’impressionniste, afin de consacrer officiellement l’éclatante valeur du dédaigné d’autrefois.

Maintenant qu’elle est enfin venue, la gloire administrative, Renoir est-il heureux ? Mon Dieu, oui… et non. Le bonheur parfait n’existe pas sur terre ; à présent, ce sont ses cheveux gris qui le chagrinent. Oh ! il ne regrette pas les jours navrants de sa jeunesse, et sa robuste gaîté nargue la vieillesse à l’affût, mais… voilà : comme il n’emploie jamais de modèles de profession, il avait l’habitude d’accoster dans la rue, pour les emmener à son atelier, les ouvrières dont la fraîcheur et le type lui plaisaient. Ses allures rondes et un peu peuple, son cou tanné, son aspect de paveur, ses grosses mains, son dos rond, n’effrayaient pas, et l’affaire se concluait rapidement. Aujourd’hui — inexplicable anomalie ! — la respectabilité de sa chevelure le rend suspect, et ses anciennes clientes lui rient au nez en l’appelant : « Vieux polisson ! »

On le prend pour un sénateur ! C’est humiliant.

Renouard[1] — l’autre Renouard — n’a pas à craindre de pareilles avanies, d’abord parce que « les années n’ont pas neigé sur sa tête » — comme écrirait un auteur lyrique — et ensuite parce que l’artiste ne fait pas poser ses modèles. Son œil est doué de la précision d’un cliché instantané, et son crayon possède les qualités du plus subtil, du plus inquisiteur, du plus intelligent, du plus psychologue, du plus impartial des reporters. Jules Huret lui-même, Jules Huret le maître du genre, envierait la prodigieuse vision de l’illustrateur qui se changerait, s’il le voulait, en juge d’instruction de premier ordre.

Dans une figure, Renouard choisit d’instinct le trait révélant la nature de l’être ; il souligne le geste démasquant l’impression, il résume en quelques coups de crayon tout un état d’âme. Il se garde bien de prévenir le sujet — j’allais dire le patient — qui se composerait une attitude et singerait une émotion dans une grimace. Non, il le laisse passer, son modèle, sans lui parler, sans l’arrêter ; il le regarde, le suit, l’observe, le happe, et crac, — ne bougeons plus — il a opéré en pleine sincérité, avant que le cabotin ait eu le temps de « faire sa tête ». Aussi les dessins de Renouard, toujours enlevés de verve et sur le vif, sont-ils empreints de l’éloquence, de la grandeur, et aussi de la tristesse qu’engendre la stricte observation de la vérité.

En effet, la jovialité n’est pas précisément la note de ce dessinateur qui rappelle certains humoristes anglais. De ses remarquables études sur la souffrance — soit en France, soit en Angleterre — sur les asiles de nuit, les hôpitaux, les prisons, les usines, les bouges faubouriens, émane une pitié angoissée qui met un acre plaisir à étaler au plein jour les ulcères et les abominations de notre ordre social. Même dans le monde franfrelucheux de l’Opéra, dans ce milieu pimpant et fêtard, si admirablement interprété par l’artiste, on retrouve une semblable morosité : pantalons rapiécés de choristes, bottines boueuses de figurants, dessous sales de marcheuses, contorsions martyrisantes de danseuses, maquillées de sourires provocants, tout cela mêlé aux tulles, aux satins, aux paillons, aux ors, aux clinquants, aux palais en carton, aux trônes en voliges, aux cuirasses en fer blanc, aux épées en zinc, aux orfèvreries et aux appas en toc, aux flamboiements de l’électricité, aux mensonges bêtes du théâtre. Vrai, c’est plus lamentable qu’excitant.

Jusqu’à vingt-quatre ans, Renouard, petit employé de commerce, ficela des paquets et livra des marchandises à des clientes variées, en prononçant le sacramentel : Et avec ca, madame ? Le hasard d’une flânerie dominicale au Louvre — pas aux magasins, au musée — aiguilla brusquement sa vocation. Si, un beau matin, les calicots parisiens se révélaient artistes comme le collaborateur du Graphic et de l’Illustration, quelles pages cruelles et amusantes ils pourraient buriner sur la féminité et la coquetterie vues à l’œil nu !

Allons, Renouard, un bon mouvement, divulguez-nous les secrets professionnels.



  1. Décoré depuis la publication de cet article dans le Figaro.