Les Décorés/Francisque Sarcey

Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 143-148).

FRANCISQUE SARCEY


Quelques esprits chagrins prétendent qu’on pourrait préciser, en quelques mots, la physionomie du sympathique critique : physiquement une outre pleine, moralement une outre vide.

Cette description sommaire ne me semble ni suffisamment respectueuse, ni rigoureusement exacte. En consultant le dictionnaire de l’Académie, je constate en effet qu’une outre n’est agrémentée ni de lunettes, ni de canne, ni de petites femmes ; or oncques ne vit Francisque sans lunettes, sans canne et sans petites femmes. La définition précitée pèche donc par la base. De plus, si notre « éminent » confrère a quelques travers, il reste enguirlandé d’indéniables qualités dont il est juste de tenir compte. D’ailleurs, l’homme n’est pas parfait — comme l’a finement décrété Labiche ou Sancho-Pança, à moins que ce ne soit de Bornier — Que celui qui n’a pas péché lui jette donc la première pierre — a écrit Alexandre Dumas dans Zaïre ou… dans Le Château de Tire-Larigot.

Un des charmes de Sarcey, c’est la bonhomie, la fine bonhomie, la vraie bonhomie gauloise. En voilà un qui ne causerait de peine ni à une mouche, ni à une jolie fille !

Tenez, quelque temps avant la guerre, à l’Odéon — m’a-t-on raconté, — il avait éreinté une actrice dans un rôle que, par un fâcheux hasard, elle n’avait jamais rempli. Vous croyez qu’il s’est obstiné ? — Pas le moins du monde. De son propre mouvement — et grâce à une assignation en règle — le brave homme a reconnu ses torts. Peut-être, ce soir-là, sommeillait-il dans sa stalle ; et, je vous le demande, qui ne dort pas un tantinet au spectacle et au sermon ? Les entr’actes sont là pour se couper les ongles, se ratisser le crâne avec son couteau, lutiner les demoiselles du Conservatoire, et causer avec l’ouvreuse qu’on appelle : Mon bébé !

D’ailleurs, « l’illustre » écrivain est le personnage le moins entêté de la création ; il suffit qu’une pièce éreintée par lui ait le moindre succès, pour qu’il la porte aux nues un jour ou l’autre. Oh ! il ne vous la fait pas à la barre de fer : tout rond, tout franc, le cœur sur la main, à la bonne franquette. Voyez plutôt : Pendant la Commune, dans un journal réactionnaire de Tours, il adresse des noms d’oiseau au général Ducrot ; mais dès que le radicalisme reprend le dessus, il retrousse ses manches et, avec cette bonhomie chevaleresque dont je parlais plus haut, il écrabouille des religieuses sans défense et dévore chaque matin un prêtre à la croque-au-sel. Cela du reste ne l’empêche pas, à l’heure où il a besoin de soins dévoués et sûrs, d’aller se faire opérer et soigner par ces « calotins » qu’il méprise et qu’il injurie. Ah, le brave homme !

En résumé, si un peuple a le gouvernement qu’il mérite — a dit Tertullien ou Gandillot — par déduction, le public est affligé de la critique qui lui est due. Après tout, que demande Sarcey ? Exprimer l’opinion de la foule. Donc ça fait l’ compte ; vivent la joie et les pommes de terre — comme s’écrie le subtil styliste dans le langage bossuétique dont il garde le secret, l’égoïste.

Pour ce délicat, l’esthétique littéraire se résume en deux états d’âme et de corps : se tordre ou ne pas se tordre. To be or not te be. — Ne lui parlez pas de raseurs tels que Eschyle, Dante, Shakespeare, Goethe, Pascal, Balzac, Tolstoï, Ibsen, et autres fumistes incapables de pondre un vaudeville un peu rigolard ; tout ça, c’est des croque-morts honoraires qui affublent leurs personnages d’un tas de noms bizarres, quand il serait si simple de les appeler Balandard, des Poiretapés, Belle-en-Cuisse ou Topinard. Zut, à nous la folle vie et les petites femmes !

Inutile d’insister sur les avantages d’une doctrine expérimentale aussi suggestive et aussi facile à suivre — en secret même en voyage. — Comme conséquence, avant même de connaître les romans d’une haute cérébralité ayant pour titres : Étienne Moret et le Piano de Jeanne, on peut constater que Sarcey n’a pas perdu son temps à l’École Normale.

En résumé, les attaques dont cet excellent homme est l’objet ne portent pas : le précurseur génial qui nous a fait connaître Molière et qui arrivera, un beau soir, à découvrir Victor Hugo, mérite la reconnaissance de l’humanité entière. En outre, je lui trouve une qualité colossale, primordiale pour un critique : il ne se trompe jamais. Vous connaissez ces vieux baromètres représentant un moine en carton qui se couvre quand le temps se met à la pluie et qui laisse tomber son capuchon dès que le soleil pointe sur nous ses rayons. Eh bien — que le Maître me pardonne une comparaison cléricale qui blessera peut-être ses convictions voltairiennes — eh bien, « le prince de la critique » rend, au moral, le même service, et ses appréciations remplissent le rôle du couvre-chef de mon moinillon. À moins d’une détérioration du mécanisme, on est renseigné d’une manière irréfragable :

Quand Sarcey encense une œuvre, elle est détestable ; quand il la vilipende, elle est remplie de qualités.

Essayez, la recette est infaillible et basée sur vingt années d’expérience ; impossible de se tromper.