Les Décorés/Catulle Mendès


Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 73-78).

CATULLE MENDÈS


Une silhouette de Christ, mais d’un Christ qui n’aurait pas les yeux dans sa poche, et qui semblerait médiocrement désireux de ramener dans le chemin de la vertu les Madeleines égarées — au contraire. Avec Alphonse Daudet, une des plus jolies têtes de la littérature contemporaine, dans laquelle il détonne un tantinet, car il ne mène nullement l’existence correcte, rangée, bourgeoise, placide et hygiénique de ses confrères. Mais si ses habitudes quasi-bohémardes, son mépris du qu’en-dira-t-on, son enragé noctambulisme, ses longs cheveux et ses cravates de soie blanche retardent, en revanche, son cerveau marche toujours à l’avant-garde.

L’acte de l’état civil, copié à la mairie de Bordeaux, prétend que Mendès a doublé le cap aride de la cinquantaine. Quelle calomnie ! L’auteur de La Maison de la Vieille paraît à peine quarante ans et, logiquement, n’en a pas vingt-cinq. Oui, il est prodigieusement jeune, beaucoup plus jeune, à coup sûr, que les pauvres petits crevards usés, fanés, fripés, vidés, mâchurés, ratatinés, déjà chauves sur les bancs du collège, avortons rachitiques qui, au café, hument du lait coupé d’eau de Vichy, qui se vantent de passions inavouables afin de dissimuler leur aphasie auprès des femmes, qui manquent de respiration quand ils ont publié une plaquette de dix pages — sur Chine, Japon et Hollande — ou composé un morne et brumeux article de critique dans une de ces multicolores revues destinées à envelopper le fromage de gruyère chez l’épicier.

Sa verdeur juvénile, elle se révèle surtout dans son amour du mouvement, qui le pousse à ne jamais s’inféoder à une école, à ne jamais planter sa tente sans idée de départ, à ne jamais décréter l’arrêt de l’humanité. Sa vaste intelligence s’est constamment passionnée pour la beauté, quelle que soit la façon dont les manifestations s’en sont produites, et, librement, elle a été vers elle, d’instinct, sans se tromper. Le prêtre d’Hugo, le séide de Gautier, l’émule de de Banville a offert l’hospitalité de La République des Lettres à L’Assommoir, chassé, honni, barbouillé d’injures ; le courageux admirateur de Zola a glorifié, dans d’éloquentes pages, la poésie symbolique de Mallarmé et apothéosé Villiers de l’Isle-Adam ; le romantique militant qui a écrit Zo’har, n’a rougi ni de s’incliner devant de Goncourt, ni de saluer, à son aurore, le talent de Rosny. Elles sont rares les consciences d’une telle indépendance ! Mendès a été un des premiers, en France, à comprendre le génie de Wagner et à lutter contre la bêtise des foules, en déifiant le maître allemand ; aucune attaque, aucun outrage n’a su le troubler dans sa tâche de réhabilitation, et, dans la lutte, il s’est affirmé comme un précurseur infaillible, comme un critique hors ligne.

Amoureux de la forme, friand de beaux vers, le promoteur du Parnasse Contemporain où se groupèrent Sully-Prud’homme, Verlaine, Dierx, de Hérédia, a exercé une influence indéniable sur toute une génération de poètes. Malheureusement, une production hâtive galvauda des dons remarquables. Entraîné par une facilité prodigieuse, Mendès s’aveulit ; sa copie, parfois bâclée sur une table de brasserie, entre une choucroûte et un verre de Kümmel, manque trop souvent de tenue, et son faisandage affiné, sa perversité suggestive, sa dépravation savante — rappelant la très caractéristique lubricité de Rops — finissent par émousser la sensation et chavirer dans la monotonie.

Et pourtant, que de pierreries, que de paillons d’or roule ce ruisseau tantôt fangeux, tantôt limpide, qui garde sa couleur et son parfum propres, et dans lequel, par intervalle, se reflète quand même l’infini du ciel !

En résumé, quelle épithète la postérité accolera-t-elle au nom de Mendès ? L’appellera-t-elle chef d’école ? Non, puisqu’il n’a été ni le créateur ni le pontife d’aucune des trois sectes écloses en ce siècle : le Romantisme, le Naturalisme et le Symbolisme. Lui réservera-t-elle le nom de maître ? C’est douteux, quoique Lucifer, chassé du paradis, ait le droit de revendiquer son titre d’archange. Comment l’appellera-t-elle donc ? — Un artiste. Dans sa laconique simplicité, l’appellation est fière et suprêmement enviable, à l’époque de panmuflisme que nous subissons, et la plupart des pitres qui s’en sont cyniquement affublés ne la garderont pas longtemps après leur mort.

Il sera beaucoup pardonné au poète un peu mièvre dont l’imagination n’enfanta guère que des âmes de rêve, charmeresses, vicieuses, légères, imprécises et menteuses ; oui, il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il a passionnément aimé… les lettres.