Les Décorés/Jean Baffier


Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 65-69).

JEAN BAFFIER


Il est grand, grand, grand, — grand, à donner, de jalousie, la jaunisse à la tour Eiffel — et si fort, que d’un revers de sa main, qui doit ganter douze et demi, il assommerait un éléphant. Mais que les éléphants se rassurent : si jamais l’un d’eux se trouve nez à trompe avec Baffier, il ne courra aucun risque, car ce géant est le plus doux et le meilleur des hommes. Un jour, exaspéré par la duplicité d’un député quelconque qui, une fois élu, avait allumé son londrès avec les promesses ultra-radicales faites à son comité, notre mouton — devenu enragé — résolut de supprimer le clown afin d’apprendre à vivre aux autres sujets de la troupe. — V’lan, et allez donc ! Seulement, au dernier moment, le cœur du justicier chavira, sa main trembla, et — si mes souvenirs ne me trompent pas — c’est le colosse qui se blessa.

Faut-il débarquer du fin fond du Berry pour croire aux engagements d’un politicien ? Ô naïveté ! Ô candeur ! O rus quando te aspiciam !

Et, en effet, il arrivait tout dret de sa campagne, l’innocent, avec de gros sabots, un large chapeau de feutre, de longs cheveux, une veste trop courte, une vielle en sautoir, un morceau de lard, deux paires de bas de laine, des ébauchoirs et des crayons empaquetés dans un mouchoir de coton, beaucoup de vaillance au cœur, et une belle flamme d’intelligence dans les yeux où stagnait encore le reflet des ciels berrichons.

Inutile d’insister sur l’accueil réservé par notre société démocratique à ce paysan mal peigné qui se permettait d’être artiste et d’avoir du talent. Il rappelait le malade de Molière se laissant mourir sans l’ordonnance du médecin. En voilà des manières ! Quel sauvage ! Eh bien, et la formule ? Et les professeurs, et les cours, et les examens, et les certificats, et les diplômes, et les médailles, et l’Ecole des Beaux-Arts, et le Salon, et la routine scolaire, qu’en faisait-il, ce rustre ?

Tout en gardant les vaches, le petit Jean s’était mis à dessiner, avec un clou, sur les arbres, à sculpter des branches de coudrier, à copier les êtres et les choses qui l’entouraient. Le père et la mère — braves laboureurs qui ne raffinaient guère — ne comprenaient rien à la vocation de leur gas, mais puisque le travail n’en souffrait pas, puisque le bestial était toujours « ben soigné », ma foi ils le laissèrent continuer ses « bêtises ».

Des têtes de canne, des manches de couteau, des fourchettes à salade, le patour, en prenant de l’âge, passa aux pierres tombales, aux chapiteaux de chapelle, aux statuettes, aux bustes, puis il fila vers Paris où… il faillit crever de faim — naturellement.

Glissons : la chanson est connue.

Aujourd’hui, sans lâches concessions, sans faillite de conscience, sans traîtrises pratiques, sans malpropres aguicheries au public, Baffier a vaincu les partis pris et les malveillances : l’art qu’il aime triomphe avec lui. Il a renoué la saine tradition des artisans du Moyen-Age, de cette rayonnante pléiade de sculpteurs qui ont fastueusement doté de chefs-d’œuvre le sol national ; son robuste tempérament que n’a pas vicié l’enseignement académique rappelle les tendances de maîtres dont l’unique tort est d’être Français. N’ayant pas eu le temps d’apprendre la mythologie, il néglige l’Olympe — qui est un peu loin — et reproduit les physionomies si variées, si curieuses, si typiques de notre époque, de ceux qui partagent nos joies et nos souffrances.

Aussi bien dans les œuvres monumentales que dans les moindres compositions d’intimité, l’artiste accuse virilement ses convictions : la fontaine, qui ornera bientôt un de nos squares, représente un jardinier arrosant des fleurs ; dans la cheminée destinée à l’Hôtel-de-Ville, l’ornementation se compose de paysans occupés aux travaux de la terre ; ses figurines s’appellent : le Vigneron, le Faucheur, le Bûcheron, le Joueur de vielle ; ses étains, si admirés depuis trois ans au Champ-de-Mars, ont coopéré vigoureusement à la révolution qui s’opère enfin dans notre art industriel, en montrant tout le parti à tirer d’éléments décoratifs rationnels et vivants.

Comment, une fontaine sans une nymphe portant une urne ? Des campagnards en sabots et en bourgerons dans une cheminée de gala ? Des loqueteux en bronze et en marbre ? Des feuilles de chou, de carotte, de vigne, de laitue, de persil, ciselées sur un surtout de table ? — Oh mais, c’est l’Antechrist que ce Monsieur-là ! — Hélas ! entre nous, je le crains.