Les Décorés/Claude Monet

Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 81-85).

CLAUDE MONET


Comme Delacroix, Corot, Millet, Courbet, Manet et autres seigneurs d’importance, il a eu l’honneur d’être refusé aux Salons annuels et de chatouiller agréablement la rate des bourgeois.

Cette façon d’exciter l’enthousiasme de ses contemporains paraît flatteuse, mais insuffisamment pratique ; elle laisse même tellement à désirer, qu’avant la guerre, Claude Monet n’arrivait pas à vendre ses toiles 25 francs dans les prix forts. D’un autre côté, la fortune aveugle ayant négligé de le gratifier des plus modestes rentes, l’artiste dut, pendant deux ans, renoncer à la peinture parce qu’il ne pouvait s’acheter ni brosses ni couleurs.

Et le combat cessa faute de combattants.

Le public et les critiques compétents, tout en regrettant un tantinet le fantoche qui excitait leur hilarité, triomphèrent avec éclat.

Malheureusement pour le public et les critiques compétents, ce vaincu était doué d’une volonté et d’une énergie auprès desquelles la colonne Vendôme aurait l’air d’un parfait glacé. Il n’y a qu’à regarder ces yeux de braise, cette barbe noire, cette bouche ferme, cette tête solide fichée sur un corps d’athlète pour comprendre la difficulté d’éliminer un pareil homme.

Avec quelques billets de cent francs, racolés de droite et de gauche, le gaillard en effet recommença la lutte et, cette fois, il décrocha la timbale.

Les critiques compétents — déjà nommés — qui suivent l’évolution artistique de notre époque avec l’intellectualité et la célérité d’un cloporte, continuent à badiner agréablement, mais la foule, elle, effarée et indécise, ne rit plus ; elle reste, bouche bée, à attendre le mot d’ordre officiel.

Or le mot d’ordre officiel est celui-ci : Claude Monet est le premier paysagiste moderne. Il faut remonter jusqu’à Claude Lorrain pour trouver un maître qui ait su, comme lui, ravir le soleil et l’obliger à figurer dans un tableau.

L’auteur des Meules est, avant tout, un puissant et un consciencieux. Il compose une œuvre de la même manière qu’on construit un monument, par masses et par plans, et ne comprend rien aux blaireautages, aux lissotages, aux escamotages et autres ficelles apprises dans les ateliers, par où du reste il n’a pas passé, ayant été son propre professeur.

Quand je dis qu’il « compose » une œuvre, je donne un croc-en-jambe à la vérité, car il copie ce qu’il voit, naïvement, simplement et si scrupuleusement qu’il a toujours en train plusieurs tableaux auxquels il travaille pendant les mêmes heures et par les mêmes effets de lumière.

Habitué à la vie solitaire des paysagistes constamment en conversation criminelle avec la campagne, Claude Monet parle peu et se contente de ponctuer ses admirations par des nom de Dieu lancés en voix de basse-taille, qui roulent dans sa barbe comme les grondements du tonnerre dans une forêt. Il vit retiré à Giverny où vont le relancer les marchands américains et les amateurs français, se venge royalement de l’incompréhension de l’État à son égard, en dotant le Luxembourg de l’admirable Olympia de Manet ; a oublié l’amertume de ses débuts, n’en veut à personne et ne se montre chatouilleux que sur un point. Oh celui-là !… Si vous ne ressentez pas une passion enragée pour la nature, n’avouez pas devant lui votre faiblesse, car il vous enverrait ses deux fidèles, Octave Mirbeau et Gustave Geffroy, pour vous demander des excuses ou une réparation par les armes.