Les Creux de maisons/Deuxième partie/4


CHAPITRE IV

QUATRE ET CINQ


Les valets travaillent aux champs ; ils songent aux bêtes, aux outils, aux fourrages, aux labours ; parfois ils chantent. Ils tapent dur, l’hiver quand les mains saignent, l’été quand la peau cuit ; mais la besogne faite, ils mangent ; ils mangent non pas bien, certes, mais assez ; on ne leur plaint ni légumes ni pain.

Les femmes qui restent à la maison ont tous les cassements de tête : à elles les enfants, à elles les guenilles, à elles les petites dettes, à elles l’inquiétude toujours présente du lendemain ; à elles surtout les quignons durs, grignotés sans beurre ni lard.

Maisons creuses, nettes de pain, pleines d’enfants ; maisons creuses, huches vides, bourses vides ! Qu’on s’arrange !

La vraie misère commença pour Delphine dés la naissance des bessons.

Bien qu’elle fût forte, en dépit de son air de petite femme délicate, elle ne put allaiter les deux enfants. Alors, elle imagina de leur donner à téter à tour de rôle et de leur faire, en plus, de la soupe et des bouillies de pommes de terre. Séverin, qui se souvenait de Désiré, s’y opposa ; il ne voulut pas entendre parler de bouillie. On acheta donc un biberon, et la Pitaude fournit le lait. Mais quatre sous de lait par jour font six francs à la fin du mois, le quart du gage : c’était une grosse dépense. Quand les petits eurent six mois, Delphine n’acheta plus qu’un demi-litre de lait par jour, et dans ce lait, elle fit tout de même bouillir des croûtes de pain.

Louise commençait à marcher seule ; elle donnait beaucoup de peine aussi. Elle était pâle, nerveuse, sujette aux convulsions ; pendant des journées entières elle restait accrochée aux cotillons de sa mère.

Il avait fallu un second lit pour coucher la petite et la grand’mère Bernou quand elle venait aux Pelleteries. Il était bien vieux, bien vermoulu, ce lit, il était mince de plume, mais tout compte fait, il revint quand même à plus de cent francs.

Au temps des nuits courtes, où les hommes harassés ont absolument besoin de dormir d’un trait, il arriva à Séverin d’y coucher seul ; Delphine prenait avec elle Louise et un des bessons, l’autre couchant dans le berceau. De cette manière, quand les enfants criaient elle les faisait téter, les dorlotait, les apaisait tout bas ; elle ne dormait pas, mais le somme du moissonneur n’était pas interrompu, ce qui était l’essentiel.

À la Toussaint, quand le bois fut acheté pour l’hiver et le pain payé, il resta cent cinquante francs pour passer l’année. Les Pâtureau furent tout de même contents, parce que les bessons avaient bien poussé ; mais Delphine, cette fois, ne parla pas de se mettre en borderie, ni même de changer de maison, et le carême d’après fut long.

Quand Antonin et Constant eurent deux ans et commencèrent à trotter devant la porte, il leur vint une petite sœur, Georgette. Cette fois, Dephine resta au lit plus de trois semaines ; heureusement la grand’mère put venir s’occuper des enfants pendant tout ce temps. La sage-femme avait trouvé Delphine très faible et lui avait enseigné un remède fortifiant en lui défendant de se lever. Elle se leva cependant et ne voulut pas acheter le remède ; mais presque aussitôt son lait s’en alla. Elle resta toute maigre avec un gros ventre.

Il fallut encore élever Georgette au biberon ; les trois aînés commençaient à manger joliment. Le carême, dès lors, dura toute l’année.

Un dimanche soir, un dimanche d’été, deux ans environ après la naissance de Georgette. Les Pâtureau sont assis dans le jardin sur de vieilles souches qu’on n’a pas eu le temps de fendre avant l’hiver.

Delphine se désole. Elle vient de manger la soupe avec les enfants. Séverin, lui, s’est contenté d’une pomme de terre froide qui restait du repas de midi. Maintenant, comme Maufret, comme bien d’autres valets, il ne mange plus chez lui, le dimanche. Au repas du matin, chez les Chauvin, il se force ; il en prend pour sa journée ; s’il pouvait en prendre pour les siens ! À midi et le soir, il regarde manger les petits ; il leur coupe le pain ; il fait des tartines comme en faisait son défunt père, des tartines épaisses et courtes qui ménagent le fricot. Quand il y a du beurre, il l’étend longuement, puis il vide les yeux du pain avec la pointe de son couteau. Quand il n’y a rien ou quand il y a des choses mauvaises que les petits n’aiment pas, il sort pour ne pas entendre.

Delphine se désole ; elle se trouve encore grosse ; le cinquième va venir !

Les deux bessons sont à s’amuser dans le village ; Louise est sur les genoux de son père ; Georgette gigote sur ceux de sa mère ; elle gigote même trop, car sa mère n’a plus de dorne.

— Descends ! tu me fatigues, va trouver ton père. Delphine a repoussé l’enfant et croisé ses mains sur son ventre douloureux.

Elle se lamente :

— Qu’allons-nous faire, mon Dieu ! six à vivre sur ton pauvre gage ! Et je vais encore être malade ; je sens que je suis toute détraquée. Six à manger… et les hardes… et le bois…

Séverin grommelle :

— Que veux-tu ? Il y en a qui sont dix, douze, et qui ont des anciens en plus. Ceux-là sont encore plus malheureux.

Il n’aime pas qu’on lui parle de sa misère ; à force de voir souffrir les siens, il est devenu sombre ; il est maussade souvent sans raison apparente.

Delphine continue :

— Depuis le mardi gras, mes pauvres petits n’ont mangé ni lard, ni lait… quatre livres de beurre en tout depuis quatre mois… Quelle vie ! vaudrait mieux être morts ou être bêtes.

Sa voix tremble ; elle s’arrête.

Georgette, sur les genoux de Séverin, crie parce que sa sœur veut la faire descendre. Louise est jalouse ; elle aime étrangement son père ; le dimanche, elle ne le quitte pas, elle le veut pour elle seule, et cela amène souvent des fâcheries avec les bessons. Le père, en retour, adore son aînée. Elle lui ressemble ; elle a des yeux transparents comme ceux de Delphine, mais plus grands et beaucoup plus sombres avec une lueur sérieuse qui n’est pas commune dans les yeux d’enfants, la lueur mélancolique que Séverin se souvient avoir vue dans les yeux de la pauvre Pâturelle morte de la toux au temps de la guerre.

Ce soir, pour avoir la paix, il prend les deux petites à la fois sur ses genoux. Louise se blottit contre sa poitrine. Delphine pleure maintenant, et ses paroles arrivent comme des plaintes.

— Que faire ? Où prendre l’argent à la Toussaint ? Vingt francs de loyer en retard, une corde de bois brûlée et pas payée ; le boulanger qui ne veut plus faire crédit… le bois… le pain… la sage-femme… Mon Dieu ! mon Dieu ! Il faudra se passer de feu, ou bien ne pas manger.

Elle hésite à suivre sa pensée ; sa voix se fait plus basse.

— Louise prendra le bissac ; puisqu’il faudra bien en arriver là… un peu plus tôt ou un peu plus tard… Mes enfants vont chercher du pain… chercher du pain… chercher du pain !…

Elle se penche étranglée de sanglots.

Séverin a frissonné ; il serre la petite contre lui.

— Chercher du pain ! Louise ! Jamais de la vie ! On verra ; on achètera à crédit ; on ne payera pas ; on ira trouver Auguste.

Delphine secoue la tête.

— Ah ! oui ! Auguste ! Il ne peut pas vivre lui-même ; il n’a pas d’argent, tu le sais bien !

Les deux bessons, essoufflés d’avoir couru, arrivent dans le jardin ; ils sont tout saisis de voir pleurer leur mère. D’habitude, elle ne pleure pas quand le père est là !

Ils s’asseyent à ses pieds. Ils sont presque nus, ces petits, et la mère, si lasse, qu’elle a l’air de ne plus pouvoir jamais se relever, la mère découragée, cachant son front terreux sous ses doigts maigres, la pauvre mère est là qui pleure, qui pleure…

Et Séverin, le cœur crevé, baisse la tête devant ce groupe lamentable.