Les Creux de maisons/Deuxième partie/3


CHAPITRE III

LOUIS VI


Chauvin du Pâtis était un homme de cinquante ans, gros et court. Il était le frère de Chauvin du bourg, qu’on appelait Chauvin le riche, parce qu’il avait épousé tout jeune une fille de trente ans, méchante, laide, un peu bossue, mais connue sous le nom de Marie fesse-dorée. À vrai dire, Chauvin du bourg n’était plus bien riche, ayant perdu de l’argent dans un petit trafic de grains ; il avait cependant pu envoyer ses deux enfants à l’école : l’aîné était prêtre, et le cadet avait une place quelque part dans les bureaux.

Tout cela faisait que les Chauvin étaient des gens considérés dans la commune. Celui du Pâtis passait lui-même pour riche, bien qu’il ne le fût point. En tous les cas, c’était un vrai brave homme. Il aimait le travail bien fait et vite fait, mais tous ceux qui le connaissaient le déclaraient franc comme l’or ; ses anciens valets disaient :

— Chauvin, Chauvin du Pâtis ? dur de peau, tendre de cœur ; chez lui, on se lève tôt, mais le bon ouvrier est bien vu. Bon gars et bonne maison !

— Bonne grange ! disaient de même les vieux mendiants qui vont le long des routes béquillant et clochant ; bonne grange, on n’y est pas chiche de paille.

Séverin fut vite accoutumé à sa nouvelle condition. Il était va-devant. Après lui venait un second valet et les fils, Jacques et Florentin, l’un de dix-huit ans, l’autre de quinze, tous les deux ardents à l’ouvrage, bien qu’un peu mastocs comme le père.

À la maison, il y avait deux filles qui aidaient la patronne.

Un grand fils aîné et un plus jeune étaient morts en quinze jours quelques années auparavant. Chauvin ne s’en était pas consolé : il parlait peu et d’une voix toujours grave.

D’ailleurs, il avait, sans qu’on le sût, d’autres tracas. Ses affaires n’allaient pas, il avait des dettes. Depuis la mort du gars, il fallait un grand valet de plus, et encore avait-on bien de la peine ; la terre, en effet, sans être mauvaise, était malaisée, compacte, lourde comme pâte ; les pluies de printemps la rendaient inabordable.

Surtout le Pâtis était affermé beaucoup trop cher. La première année que Séverin passa chez Chauvin fut l’année de la sécheresse ; année mauvaise pour tous, année fatale aux petits cultivateurs qui vivaient au jour le jour.

Un été superbement bleu brûla la terre. Le printemps ayant été frais, les labours de mars avaient fait dans les champs d’argile du Pâtis de grosses mottes luisantes ; elles devinrent si dures par la suite, ces mottes, qu’on les aurait prises pour d’énormes briques contrefaites. Les plants de betteraves et de choux ne prirent pas racine ou se desséchèrent peu à peu ; le maïs, à peine né, fut roussi.

Les gens se désolaient ; ils guettaient les nuages, sondaient l’horizon pâle, suivaient de l’œil la moindre fumée.

Deux ou trois fois, des flocons très hauts et très blancs, semblables à de la laine bien cardée, cachèrent le soleil ; à ces moments-là, on criait d’un champ à l’autre :

— Cette fois, ça y est ! le temps est cailleboté ; la belle nuée est sur le soleil, il y a du changement !

Mais la belle nuée s’en allait doucement comme une lente troupe d’oiseaux sauvages, et bientôt on la voyait massée en un tout petit coin du ciel.

On fit des prières. Les prêtres consentirent à mener au pied des calvaires des processions chantantes — qui soulevaient toujours la même poussière jaune. Et comme tout cela n’amenait pas l’eau, des femmes imaginèrent d’aller prier au pied des arbres qui abritent les sources ; elles partaient le soir, par groupes de trois ou de sept, et elles allaient, dans l’ombre recueillie, offrir leurs formules chrétiennes aux vagues divinités des branches et du vent.

Le temps des moissons vint et passa sans que l’on vît l’eau ; quelques coups de tonnerre se firent entendre, mais la nuée ne creva jamais. L’orage, même avec de la grêle, eût été le bienvenu : tout, plutôt que ce ciel trop bleu et ce soleil trop blanc qui buvait l’eau des mares. Les ruisseaux étaient secs ; les fontaines et les puits baissaient ; les menues sources épaisses dans les prés bas, celles qui jaillissent au revers des talus dans les chemins creux étaient depuis longtemps taries. La terre ne pouvait plus suer.

Le moment fut dur pour beaucoup de fermiers ; quelques-uns fléchirent ; il y eut des ventes. Comme les fermages ne diminuaient point, les gages des valets eurent une tendance à baisser. Séverin, pour rester au Pâtis, dut se contenter de trois cent vingt-cinq francs. Delphine, qui se trouvait de nouveau enceinte, n’avait pas pu travailler hors de chez elle. Pour arranger les choses, elle accoucha vers la fin de décembre de deux bessons. Coïncidence étrange et qui fit beaucoup rire ceux des Pelleteries : une dizaine d’heures plus tard, la Maufrette accouchait de son treizième, un énorme garçon.

Les trois enfants furent baptisés le lendemain jeudi. En sortant de l’église, Séverin et Maufret allèrent ensemble chez le greffier de la mairie, M. Caillas. M. Caillas, fils d’un paysan aisé, avait été quelque peu au collège. Trop peu fortuné pour vivre absolument en propriétaire, il avait été successivement commis de perception, expert, agent d’assurances. Depuis une dizaine d’années, il faisait les écritures de la mairie. C’était surtout un grand chasseur.

Ce jour-là, M. Caillas était absent. Mme Caillas, ayant entre-bâillé la porte, montra une minute sa tête jaune, juste le temps de leur apprendre « que c’était bien fait pour eux, qu’ils n’avaient qu’à venir plus tôt ».

Un moment après, ils revinrent ; cette fois, le chasseur était rentré. Moyennant l’abandon de leurs sabots dans le corridor, ils purent pénétrer dans la cuisine où M. Caillas écrivait.

M. Caillas était grand et gros ; il en était fier ; il disait :

— La bête noire et moi pesons un hippopotame !

Et il riait quand les gens ignoraient les hippopotames ; la bête noire était le curé.

M. Caillas s’y connaissait en bassets ; pour le reste, il était d’une grande simplicité.

La paysanne cossue qu’avait été Mme  Caillas avait acheté en se mariant le nom de dame et le droit de porter chapeau. Même la semaine, elle avait abandonné résille et bonnet, et ses cheveux gris, rudement tirés, se rassemblaient sur son crâne pointu en un chignon assez semblable à une corne de pintade. Elle parlait le moins possible aux ménagères voisines, sauf à une vieille demoiselle à moitié folle, mais pourvue de rentes. Elle était méchante et plus sotte qu’une oie de l’année ; chacun la détestait dans le village ; on ne l’appelait que « la corme », et de fait, elle était astringente comme une poire sauvage.

Mme  Caillas n’avait pas amélioré M. Caillas. Sans elle, on aurait encore estimé le greffier, bien qu’il dénonçât les braconniers. On le trouvait bon garçon, « au fond ».

— Au fond seulement ! disaient les gens de peu.

Car il molestait les gens de peu.

Petit devant le maire, petit devant sa femme, petit devant les bourgeois qui lui donnaient droit de chasse, il se faisait très grand devant les humbles. Arrogant, bougon, il était le plus souvent à gifler ; parfois cependant sa grosse jovialité perçait ; il blaguait lourdement les servantes qui avaient fauté.

Quand Maufret et Séverin entrèrent, il était occupé à mettre le sceau de la mairie sur un éparpillement de feuilles blanches. À chaque coup de tampon, il examinait le papier avec le froncement d’un homme qui a conscience de ses responsabilités.

Eux, debout, attendirent ; M. Caillas se retourna enfin, les regarda un moment de pied en cap, puis, comme un homme qui se réveille :

— Ah ! c’est vous ? Vous venez encore pour un drôle, Maufret ?

— Tout juste, monsieur Caillas, même que c’est la deuxième fois ; Mme  Caillas…

— Eh bien ! quand ce serait la dixième ! Pensez-vous que je sois là pour vous attendre et pour vous servir ? Vous ne pouvez pas venir à l’heure convenable, pas vrai ?

— Faites excuse, monsieur Caillas, nous ne savions pas. À quelle heure faut-il venir ?

— Té ! quand je suis à la maison, pardi ! Il est malin encore, ce vieux.

Mme  Caillas éclata de rire. Les deux paysans se mirent aussi à rire, par contenance. L’autre continua :

— Pourquoi venez-vous deux ? Vous devriez savoir qu’on se passe de témoins.

— Ce n’est pas un témoin, monsieur Caillas…

— Non, dit Séverin à son tour ; ma femme vient d’accoucher aussi.

— Alors, ça va faire deux actes ! ça tombe bien ; deux actes ce soir ! Que le diable vous emporte !

— Trois ! monsieur Caillas, dit Séverin.

— Trois ?

— Oui, trois ; parce que j’en ai deux à déclarer, deux bessons.

Le gros homme fit pivoter sa chaise et ses mains retombèrent sur ses larges cuisses.

— Deux ! Trois ! trois drôles le même jour, aux Pelleteries, porte à porte ! Est-ce que vous vous payez ma tête ?

— Pas du tout, monsieur Caillas.

— Alors, non, c’est vrai ?

— C’est vrai.

— Vous allez bien, là-bas ! Si les lièvres peuplaient comme vous, c’est ça qui ferait de belles chasses au courant. N. de D… ! vous allez bien ! Enfin…

Il attira à lui une feuille blanche et, sous sa main velue, sa plume tourna comme un oiseau qui cherche la branche où se poser.

— Allons ! Eh bien ! les noms ! fit-il ; qu’attendez-vous ?

— Constant-Auguste, dit Séverin.

— Bon ! fils de…

— Séverin Pâtureau et de Delphine Bernou.

— Bon ! à l’autre.

— Antonin-Maximin.

— …tonin… ximin… fils de idem. Dites donc, mon vieux Pâtureau, lequel a été fait le premier ? Il n’en sait rien !… Quel lapin ! À votre tour, Maufret, les noms ?

— Monsieur Caillas, mettez ce que vous voudrez ; vous savez mieux que moi ce qu’il faut.

— Tiens, c’est vrai ! Vous vous en foutez, vous ! Je me rappelle ça.

Il se rappelait que Maufret n’attachait aucune importance au nom de ses garçons. Lui s’appelait Louis, dit Louette. Alors, pour le premier, il avait dit :

— Mettez Louis comme moi.

Pour le second, on avait mis encore Louis et ainsi de suite. Seulement le greffier avait ajouté des noms de son choix, et les cinq Maufret mâles s’appelaient Eusèbe, Gonsalve, Avit, Athanase et Richelieu.

— Alors, Louis, toujours ! Maufret, Louis comment ? Louis VI ?

— À votre désir, monsieur Caillas. Pourvu que le drôle soit un bon travailleur.

— Eh bien ! Louis VI, alors ! Louis VI le Gros, hein ?

— Pour ça, monsieur Caillas, c’est bien vrai qu’il est gros…

L’autre éclata de rire :

— Sacré bonhomme, va ! Allons, hop ! les signatures ! Savez-vous signer, seulement ?

Séverin s’approcha ; mais, au même moment, il y eut un bruit à la porte. Mme  Caillas ouvrit, et deux chiens jaunes, deux bassets affreux avec leurs oreilles de porc et leurs pattes difformes se précipitèrent dans la cuisine.

M. Caillas s’était levé ; de la main il écarta vivement les deux hommes.

— Rangez-vous ! rangez-vous donc ! Vous ne voyez pas que vous êtes juste devant leur écuelle ? Madame Caillas, apporte la soupe !

La dame versa la soupe aux chiens. Les papiers furent oubliés ; le greffier n’était plus du tout pressé. Il se mit à caresser le dos des bassets et à leur trousser les oreilles.

— Bonnes bêtes ! bonnes bêtes ! bons petits vieux ! Savez-vous qu’ils m’ont ramassé trois lapins dans leur matinée ! Hein ! que dites-vous de ça ? Ils sont plus fins, à eux deux, que tous les gars de Coutigny.

Les chiens eurent vite lapé la soupe.

— Dis donc, madame Caillas, ils ont encore faim ; tu n’as rien à leur donner ?

La dame chercha dans un garde-manger et apporta une grande platée de viande.

— Il y a le lièvre d’avant-hier, dit-elle, ils ont de quoi se régaler.

Elle versa la viande devant les bassets, qui se mirent à grogner de satisfaction.

Cependant, Maufret qui commençait à trouver froids les carreaux de la cuisine, se risqua à parler pour rappeler qu’il était là.

— Bigre ! madame Caillas ! une platée de lièvre ! voilà des chiens plus heureux que des chrétiens ! moi, dans ma vie, je n’en ai mangé que deux fois, du lièvre.

— Que voulez-vous que nous fassions de tout le gibier ? répliqua aigrement la dame. Nous ne pouvons pourtant pas le vendre !

Maufret reprit :

— Monsieur Caillas, à cette heure que vous avez les noms, est-ce que nous pouvons nous en aller ?

— Non ; il faut les signatures, dit le greffier, toujours occupé à ses chiens.

— Moi, je ne sais pas écrire, dit le vieux, tenace. Vas-y, toi, Séverin, pour que nous nous en allions.

M. Caillas s’emporta.

— Vous ne pouvez pas attendre une minute ? nom de nom ! Vous croyez que je suis à vos ordres ! Allons, signez donc, Pâtureau, nous aurons peut-être la paix, ensuite !

Séverin lentement, traça son nom en grosses lettres. Le bec de la plume, en remontant pour le dernier jambage, piqua dans le papier, et un peu d’encre sauta sur la feuille.

— C’est ça ! fit l’autre, barbouillez, maladroit ! Enfin, ça y est, maintenant, allez-vous-en, puisque vous êtes si pressés.

Séverin et Maufret sortirent.

— Au revoir, monsieur Caillas ! Au revoir, madame Caillas !

— Au revoir… au revoir…

— Nous avons encore eu de la chance, dit Maufret, comme ils remontaient la rue du village. Nous avons eu de la chance que le Caillas ait tué ses trois lapins dans la matinée ; il a été presque riant. Je me rappelle des fois où il n’était pas abordable. Il n’est peut-être pas mauvais garçon, dans le fond, c’est sa femme qui le gâte. C’est une triste bique, elle, par exemple ! Séverin répondit du fond de sa gorge :

— Oui, vous pouvez bien le dire, une triste, sale, vieille bique !

Moins fatigué que son compagnon et de sang plus vif, il rétivait davantage sous l’affront. Et puis cette platée de viande jetée aux chiens lui semblait un insolent péché.

Il songeait avec amertume que Delphine, après avoir mis deux enfants au monde, n’aurait pas seulement de soupe grasse pour réparer ses forces. Pourtant, en arrivant chez lui, il fut tout joyeux de voir devant le feu une grosse marmite qu’il ne connaissait pas ; la belle-sœur, suivant une coutume qu’il ignorait, était venue tout exprès des Arrolettes pour apporter une poulette blanche ; et, accroupie sur la pierre du foyer, elle écumait déjà le bouillon jaune.

Maufrette, elle, se remettait à chaque fois, avec une grande potée de soupe bouillie, bien molle, bien molle.