Les Creux de maisons/Deuxième partie/2


CHAPITRE II

LA FÂCHERIE DES MARANDIÈRES


Delphine accoucha au mois de mars. À défaut d’un François, on eut une fille qu’on n’appela point Delphine, mais Louise, du nom de la marraine, la seconde des Maufrette.

La mère fut vite remise et put nourrir la petite. Naturellement, il ne fallut plus songer à aller en journée, mais Delphine trouva tout de même du travail à faire chez elle, car on la savait adroite et soigneuse.

C’était tout ce qu’avait espéré Séverin.

Malheureusement, vers ce temps-là, ceux des Marandières firent la vie dure à leur valet.

Jeandet, sa troisième attaque étant enfin venue, dormait tout de bon au cimetière, et la Loriote, débarrassée du vieux, faisait marcher ses hommes. L’âge, au lieu de l’attendrir, avait accru sa ladrerie ; elle était de plus en plus grondeuse et regardante.

Le patron, bon vivant au fond, un brin noceur et paresseux, recevait les pires averses au retour des foires. On lui laissait encore faire les marchés, parce qu’il était matois, et parce que Frédéric ne réussissait pas ces choses-là, étant trop brusque et sans défense du côté de la langue ; pour tout le reste, labours, semis, récoltes, on ne consultait plus guère Loriot. Bousculé par les siens, il était naturellement enclin à soutenir le valet ; il reconnaissait d’ailleurs que Séverin était dur à l’ouvrage et ne rechignait pas devant la soupe à l’eau et au sel. Mais il ne sonnait mot devant les autres, filant doux pour faire oublier ses soûleries.

Le second valet était un petit gars sournois de dix-sept ans ; il aurait volontiers fait longue mérienne quand les patrons étaient absents. Séverin ne comprenant pas les choses de cette façon, le menait rondement ; l’autre lui en gardait rancune et faisait des contes à Frédéric sur des propos qu’il prêtait, au grand valet. Parfois, à l’ouvrage, il y avait, entre le gars et le petit compagnon, des rires qui ne s’expliquaient guère ; parfois aussi Séverin surprenait des coups d’œil d’intelligence et des gestes de moquerie. Il ne disait rien, tapait droit devant lui.

Pourtant les choses se gâtèrent ; il eut, à plusieurs reprises, des mots avec Frédéric, une fois pour des fagots soi-disant mal faits, une autre fois à cause d’une journée dont il avait besoin pour bêcher son jardin et que le gars s’entêtait à refuser, bien qu’elle eût été prévue dans le marché.

Enfin la haine qui était entre eux éclata au temps des fauches.

L’herbe du dernier pré était à terre ; Séverin, fin faucheur, avait tout le temps poussé l’autre devant lui, et Frédéric sentait d’autant plus l’humiliation que, le soir, après la soupe, le petit valet mettait des vantardises au compte de Séverin. L’herbe donc était toute à terre et il fallait commencer à la rentrer ; il fallait même se hâter, car le temps n’était pas sûr.

Delphine, le premier jour, apporta sa petite aux Marandières et donna un coup de main pour le râtelage ; mais le lendemain, l’enfant étant indisposée, elle resta chez elle. La Loriote sut bien faire entendre qu’elle tenait Delphine pour une paresseuse et qu’il faut avoir un peu plus de courage quand on n’a pas trop de pain chez soi. Séverin se contint.

Toute la matinée il fit des charretées pendant que Frédéric et le petit valet approchaient le foin. Après midi, ce fut le tour de Frédéric de monter sur la charrette. Tout alla bien d’abord, mais Loriot ayant, malgré sa femme, apporté une pichetée de vin pour donner du courage aux travailleurs, le gars excité prétendit que les deux chargeurs n’en finissaient pas.

— Hardi, donc ! il en faudrait quatre comme vous pour m’apporter le foin ! Hardi ! Apportez ! Les deux autres apportèrent ; le foin monta vite dans la charrette ; Frédéric, enfoncé jusqu’aux aisselles, fut un moment débordé ; il s’impatienta encore :

— Bon Diou ! Quand saurez-vous charger ? Hein ! Vous devriez faire de plus grosses fourchées ! Puis, brusquement, comme Séverin, sans s’émouvoir, continuait à piquer dans une petite meule, il lâcha l’injure des rudes gars aux faillis mâles :

— Entends-tu pas ? C’est pour toi que je parle, femme de ville !

Le valet se retourna tout pâle.

— Fédéri Loriot, si tu n’es pas content de mon travail, faut le dire ! Je fais ce que je peux, si tu n’es pas content, dis-le tout de suite.

— Non, je ne suis pas content, crève-de-faim ! Non, je ne suis pas content, Pâtira !

— Tout de même, prends garde à tes paroles, Fédéri !

Mais l’autre, une mauvaise flamme dans les yeux :

— Prends garde, toi aussi, lentoux ! Je vais te sortir du pré !

Puis, étranglé de fureur, il vociféra en descendant de la charrette :

— Race de pouilleux et de gens ruinés ! Cherche-pain ! lentoux ! va-t’en ou je t’éreinte !

Séverin sentit ses mâchoires trembler et de petites choses bleues lui dansèrent devant les yeux ; il piqua sa fourche dans la terre et dit :

— Amène !

Ils se colletèrent, se bousculèrent un moment sans taper, comme deux taureaux qui essaient leurs cornes ; mais la chemise du valet ayant craqué, il en profita pour se rapprocher, et, soulevant l’autre, il le balança et retendit ; puis se garant la figure que Frédéric visait à coup d’ongles, il cogna.

Cependant le petit valet. Loriot et Louise accouraient avec leurs outils ; ils se jetèrent tous sur Séverin.

D’un bond il fut debout et empoigna l’aiguillon :

— Feignants ! cria-t-il, venez-y donc au cherche-pain ! venez-y donc tous, feignants !

Blanc de visage comme un mort, il leur rejeta l’insulte :

— Je suis un crève-de-faim, moi ! mais je vaux mieux que vous qu’êtes engendrés de chiens !

Puis il leur tourna le dos et se dirigea vers l’échalier ; avant de sortir du pré, il cria encore :

— Frédéri Loriot, prends garde au cherche-pain !

Et aussi :

— Venez-y donc tous, tas de feignants ! feignants ! feignants !

Il s’en fut dans la grange ramasser les menus objets qui lui appartenaient. Ayant réuni dans une vieille blouse deux mitaines de gros cuir qui lui servaient à fagoter, une pierre à aiguiser et une petite forge à battre les ferrements, il jeta le paquet sur son dos avec ses hardes qu’il n’avait pas reprises, puis décrochant sa faucille qui était piquée au portail, il s’en alla.

Lorsqu’il arriva aux Pelleteries, Delphine assise sur la pierre du foyer était en train d’endormir la petite. Elle poussa un cri :

— Hé ! qu’y a-t-il ? qu’as-tu ?

Il avait jeté son paquet à terre :

— J’ai que je viens d’enrager[1], fit-il d’une voix sourde.

— Tu viens d’enrager ! Ce n’est pas vrai, mon Dieu ! Elle se leva et, ayant couché l’enfant, vint à lui toute apeurée.

— Dis, ce n’est pas possible ! Ta chemise est déchirée ! Tu t’es donc battu ?

— Oui, on s’est battu ; le Fédéri m’a fait des reproches et j’ai tapé ; ça devait arriver.

— Il t’aura fait du mal ! Fallait pas te battre, voyons ! Fallait t’en venir ! Comment allons-nous faire pour le gage ? Ta chemise est perdue !

Elle avait les larmes aux yeux en rapprochant les lambeaux d’étoffe. Il la repoussa, et soudain, la voix douloureuse :

— Laisse-moi ! cria-t-il. Ah ! j’ai tort ? Ah ! on m’appellera femme de ville et pouilleux et je serai là et j’écouterai sans rien dire ? Tu crois ça, toi ! Les voisines entendant ces éclats de colère étaient accourues :

— Qu’y a-t-il, Jésus ?

— Ce qu’il y a, mes commères ! Il y a que les gars des Marandières m’ont embêté et que j’ai tombé dessus ; et que celle-ci me le reproche à cette heure ! Oui, Delphine, on m’a dit que tu étais une fainéante et une ruinée ; moi, je suis un chercheur de pain. Et il aurait fallu que je me taise ? J’en ai assez ! Nous autres valets qui nous tuons pour les patrons, on nous mettra sous les pieds ; parce que je suis un crève-de-faim, les gens me cracheront à la figure ! Nom de Diou, qu’ils y viennent !

Soulevé de colère, le poing haut, haletant, superbe, il défiait tous ceux qui l’avaient fait souffrir dans sa jeunesse et ceux pour qui il avait travaillé et ceux pour qui il trimerait encore, demain et toujours.

Delphine pleurait en dorlotant la petite qui s’était réveillée au bruit. Les voisines s’efforcèrent de les apaiser : ces choses-là arrivaient à tout le monde ; on avait vu bien d’autres valets enrager. Chez les Loriot surtout, cela n’était pas étonnant ! Ils avaient grand tort, tous les deux, de se faire un cassement de tête d’une si petite affaire.

Séverin, un peu calmé, changea de chemise et sortit dans le jardin, où Delphine ne tarda pas à le rejoindre ; toute la soirée, il bêcha sans desserrer les dents.

À la nuit tombée, quand les hommes des creux-de-maisons furent rentrés et qu’ils surent comment Pâtureau, relevant une injure qui les atteignait tous, avait corrigé le gars des Marandièrcs, ils approuvèrent bruyamment. Tous détestaient Frédéric et ils eussent souhaité une correction plus complète ; même, l’un d’eux, le Surot, un fort en gueule, tantôt valet, tantôt scieur de long, ricana :

— À ta place, je n’aurais pas jeté ma fourche, non ! s’il s’était amené, je l’aurais enfilé comme un barbot.

Maufret haussa les épaules :

— Tu dis des bêtises, Surot ; s’agit pas d’abîmer les hommes.

Puis, se tournant vers Séverin :

— Tu as fait tout ce qu’il fallait, mon vieux, peut-être même que tu en as trop fait. As-tu ton argent ? Tu n’as pas ton argent ?

— Vous pensez, Maufret, que j’ai songé à autre chose, quand ils se sont jetés sur mon dos comme des bêtes.

L’autre crachota :

— Ils te feront des misères ; je les connais, les grippe-sous. Tu as cogné ; ils te menaceront d’un procès pour ne rien donner ; ils savent que nous avons toujours tort devant le juge. Faut pourtant que tu sois payé !


— Je crois bien ! je ne leur ferai pas cadeau d’un liard.

— Euh ! qui sait ? J’en ai bien connu d’autres… Tu ne sais pas, mon gars : quand Delphine ira chercher ton argent, elle emmènera celle de chez nous. Tu comprends, ta femme n’est point sotte, mais c’est jeunet, ça manque de hardiesse ; Victoire, elle, en a vu de toutes les couleurs, et Dieu merci, elle a toujours la langue plus pointue qu’un aspic. Il faudra y aller le dimanche matin pour tâcher de trouver Loriot qui est encore d’arrangement ; si la Louise était seule, elle ne donnerait rien, la vieille garce !

Maufrette, un enfant suspendu à sa longue mamelle, parut dans la clarté, sur le seuil de la porte. Sa petite tête presque chauve et sans résille surmontait étrangement son gros corps ; elle avait un ventre énorme qui ne se dégonflait plus aux accouchements ; son jupon court levait par devant, laissant voir ses chevilles nues.

Elle venait d’entendre les paroles de son homme.

— Y a pas de crainte à avoir, Pâtureau ! cria-t-elle de sa voix aiguë ; j’irai la trouver, moi, la Loriote, et même je lui ferai une belle morale !

— Si tu veux, reprit Maufret, tu lui feras la morale, mais quand tu auras l’argent !…

Le dimanche suivant les deux femmes allèrent donc aux Marandières.

Contre leur attente, Loriot n’y était pas. La Louise, en les voyant venir, avait fermé la grande porte du côté de l’aire ; mais elles firent le tour des bâtiments et entrèrent par le fournil. La vieille, manches relevées, était penchée sur un seau d’eau grasse au fond duquel elle écrasait des pommes de terre bouillies ; elle les regarda en dessous sans tourner la tête, puis comme si elle eût été seule, elle se releva et sortit. Les deux autres l’entendirent qui grommelait après les cochons et qui traînassait ses sabots avec l’air de ne pas se hâter.

Alors, la Maufrette s’avança sur le seuil et cria :

— Loriote, si ça ne vous ennuie pas, vous viendrez ici ; nous avons affaire à vous ; et puis nous sommes pressées, vu que c’est l’heure de la messe.

— Ah ! moi, j’ai affaire à mes gorets, rien ne presse chez nous.

Il fallut attendre ; à la fin elle revint et laissant tomber son seau :

— À cette heure, que voulez-vous ? demanda-t-elle.

— Nous venons pour l’argent ; dis-lui ton compte. Delphine.

Delphine, un peu effrayée par cette grande vieille, balbutia :

— Dame ! Séverin a enragé le quinze ; ça fait juste vingt-deux pistoles.

La Loriote ricana :

— Vingt-deux pistoles ! Tu sais compter, jarni ! cela en vaudrait tout au plus dix-huit, puisque c’est le temps d’ouvrage qui reste à faire. Mais c’est pas tout ça ! notre valet a enragé, il a battu ceux d’ici ; nous ne lui devons rien.

— Par exemple ! fit Maufrette.

— Toi, Maufrette, ça ne te regarde pas ; tu aurais mieux fait de rester moucher tes drôles. Vingt-deux pistoles ! Vous pouvez tourner vos sabots, mes belles, vous n’aurez pas un denier.

— Nous tournerons nos sabots quand nous aurons l’argent, reprit Delphine. Séverin a dit que si vous ne le payiez pas tout de suite, il vous mènerait à l’audience.

— À l’audience ! Eh bien ! tu peux lui dire que j’en ai grand’peur ; oui j’en ai grand’peur, ma foi !

— Vous n’en avez pas peur, dit Maufrette ; sûrement, vous y allez plus souvent que nous ; quand ce n’est pas avec les valets, c’est avec les voisins. Seulement, il y a des gens qui m’ont dit que le juge de paix commençait à être las de vous et que si vous retourniez encore lui donner de l’ouvrage, ça vous coûterait chaud.

La Loriote ouvrit la fenêtre et cria du côté des écuries :

— Fédéri ! Ho ! Fédéri ! viens donc ! Frédéric arriva ; il avait un œil enflé et bleu.

— Tenez, mes belles, voilà comment Séverin a arrangé celui-ci ; il l’a quasiment estropié ; sans nous, il le tuait. Eh bien ! allons-y, à l’audience si vous voulez ! Nous verrons s’il n’attrape point de la prison, ton homme, ma petite Delphine !

Maufrette voyant que tout était perdu, vira sur ses jambes de cane et s’approchant de Frédéric, lui cria sous le nez.

— Ah ! t’es mouché, chenaille de malédiction ! t’as trouvé ton maître ! Maintenant, il va te mener à l’audience et si la crapule te soutient, on verra du moins que tu as été corrigé !… Et les gens riront ; tout le monde sera content ;… et tu en recevras d’autres, c’est moi qui te le dis ; les drôles de quinze ans voudront t’empoigner pour essayer leur force. Ah ! ton valet t’a ménagé ; ce qu’il aurait dû faire, c’est te casser les reins ! Mais il a eu pitié de toi, méchant coq châtré !

Le gars avait pâli ; une terrible lutte s’engageait entre son avarice et son orgueil. Pour gagner à cette audience, il faudrait avouer qu’il avait été battu ; et c’était vrai qu’on en ferait des gorges chaudes et qu’on en parlerait longtemps. Cette pensée lui était si cruelle que l’orgueil l’emporta.

Il se mit à rire en homme qui n’attache pas grande importance aux cancans des femmes.

— As-tu fait ton compte, Pâturelle ?

— Oui, dit Delphine, ça fait vingt-deux pistoles.

— Non, ça ne fait pas vingt-deux pistoles ; mon compte, à moi, est de vingt pistoles ; je m’en vas te les donner.

— Jamais de la vie, par exemple ! gronda la mère en se mettant devant l’armoire.

Mais il l’écarta, ouvrit le tiroir et prit un billet de cent francs et des louis. Il riait encore.

— Tais-toi, m’man ! que je paye ces crève-de-faim. L’autre jour, j’ai payé le gars. Ça ne paraît pas sur lui, mais je l’ai bien touché quand même ; hé ! hé ! il a eu son compte. Aujourd’hui, je veux donner à sa femelle son compte de sous.

Il déplia le billet et aligna les louis sur la table. La Loriote se jeta en avant.

— T’es fou, Fédéri ! Serre ça !

De sa main couverte de lavures, elle agrippa un louis ; alors Maufrette ramassa vivement le reste et le mit dans la poche de Delphine.

— Ça ne fait pas le compte ! tu vas lui donner ses quarante francs, dit-elle.

— Vingt francs, rectifia l’homme ; c’est vingt francs que je lui donnais en plus, mais la mère ne veut pas ; tant pis ! ça ira comme ça. Maintenant, allez-vous-en, les femmes.

Elles sortirent du côté de l’aire ; quand Delphine eut dépassé le fumier, elle s’arrêta :

— Maufrette, venez donc ! venez donc, voyons !

Mais Maufrette avait encore des mots à dire, des mots fort vilains qu’elle lâchait par courtes volées, car elle avait un peu d’asthme. Elle était restée en arrière ; elle quittait la place lentement, à reculons, et l’ardeur qu’elle mettait à honnir la Loriote faisait tressauter son gros ventre et trembler sa poitrine molle.

Elle rejoignit Delphine au tournant de l’ouche.

— As-tu vu, fit-elle tout essoufflée, as-tu vu comme elle a raclé le louis d’or, cette vieille grâlée ? N’empêche que je lui ai donné tous les noms, va !

Aux Pelleteries, Séverin et Maufret attendaient avec inquiétude. Ils ne comptaient guère sur l’argent, et ils furent bien étonnés de voir ces cent quatre-vingts francs ! Quand elles racontèrent comment Frédéric les avait donnés, Maufret n’en crut pas ses oreilles, mais Séverin se mit à rire.

— Ça ne me surprend plus autant, moi, dit-il. Si j’avais eu un œil abîmé comme lui ou bien des dents cassées, vous n’auriez pas arraché un sou ! Il est rudement chien, le bougre, mais il est encore plus glorieux de sa force !…

Séverin, la semaine qui suivit, resta chez lui ; il en profita pour s’occuper de son jardin et bâtir une petite cabane à lapins.

Il fit des journées de-ci de-là.

Il n’est pas de plus dur métier que celui de journalier au temps des gros travaux. Y a-t-il dans une ferme un coup de collier à donner, le patron dit :

— Mes valets, nous allons laisser cela pour la semaine prochaine ; nous prendrons un homme qui nous aidera.

L’homme de renfort a, bien entendu, la meilleure place ; le lendemain il recommence dans une autre ferme, ramassant ainsi tout le travail pénible.

Heureusement, Séverin trouva à se louer pour toute la moisson chez les Chauvin du Pâtis, des gens qui faisaient valoir une grande terre. Après les batteries, il remplaça au même endroit un valet qui était tombé malade. Enfin, il s’y gagea pour l’année suivante.

Tout compte fait, le matin de la Toussaint, Delphine, en rassemblant l’argent gagné pendant l’année, trouva trois cent cinquante francs, juste ce que Séverin aurait rapporté s’il était resté aux Marandières. Il n’y avait que les pommes de terre en moins. Elle compta ce qu’il fallait pour les grosses dettes : quarante francs de loyer et quatre-vingt-dix francs de pain. Elle mit le reste de côté avec les cent francs qui lui restaient.

Il allait falloir acheter des sabots, quelques hardes, deux sacs de pommes de terre, des haricots et un petit morceau de viande qu’on salerait pour les jours de fête. Delphine pensa : si tout va bien, il me restera encore plus de deux cents francs pour passer mon année ; au beau temps, la petite marchera ; je pourrai travailler, et je tâcherai d’en rogner un peu.

— Séverin, dit-elle tout haut, nous prendrons une terre.

Lui, qui achevait de s’habiller, eut l’air de douter.

— Euh ! ça sera dur ; encore une dizaine d’années comme celle-ci, et je commencerai à être las.

Il s’était penché pour baiser la petite menotte de Louise que Delphine tenait à son cou.

— Pauvre homme ! c’est vrai que tu n’as guère d’amusement ; toujours trimer et jamais rire. Tiens, prends donc ce panier : puisque tu vas au bourg, tu m’apporteras quatre livres de résine. Te voilà cent sous, avec ce qui te restera, tu peux bien faire une petite partie.

— Oh ! la partie, ce n’est pas mon fort ! Pour une fois, tout de même…

Il se pencha à nouveau vers la petite et vers la mère.

Dans la soirée, quand Maufrette revint de Coutigny, elle cria à sa voisine par la fenêtre étroite :

— Ne t’impatiente pas, Pâturelle ! celui de chez nous est attablé avec le tien et deux autres dans le Bas-Bourg ; nous les aurons à la retraite et frais sans doute.

— Dame ! répondit Delphine, c’est bien leur tour.

— Pour ça, oui, bonnes gens, c’est bien leur tour ! qu’ils en profitent donc !

À Coutigny, Séverin et Maufret étaient en effet en train de boire.

Séverin, le matin, était passé chez le propriétaire et chez le boulanger, et il leur avait fait casser à chacun dix sous sur ce qu’il leur devait. Après la messe, quand il eut acheté sa résine, il alla chez le charcutier ; il voulait faire une surprise à Delphine, qui n’avait pas mangé de viande depuis au moins deux mois ; dès le matin, lorsqu’elle lui avait remis cent sous, il avait songé à les employer pour elle. Il acheta donc une côtelette et un gros morceau de pâté qu’il fit envelopper soigneusement à cause de la pierre à chandelle qui se trouvait au fond du panier. Il lui resta encore cinquante sous ; il acheta un paquet de tabac et, ayant rencontré Maufret, il entra avec lui à l’auberge.

Elle était toute pleine, ce jour-là, la petite auberge, toute pleine de fumée et de bruit ; elle retentissait de la joie épaisse des misérables. Les jeunes juraient et riaient très fort ; il y avait des vieux à peau sèche, tout rasés, la lèvre et le menton bleus. Certains étaient gauches en entrant et s’asseyaient timidement ; c’est qu’ils ne se mettaient en dépense qu’une fois l’an ; faute d’habitude, ils ne savaient pas bien tenir leur place dans un écot. Tous jouaient des litres de vin. Ils buvaient comme on travaille, lentement, avec ordre, et ils versaient d’exactes verrées.

Séverin et Maufret se mirent aux cartes contre deux gars de Malitron. Quand Maufrette regarda en passant, pour juger de l’état de son homme, ils étaient déjà très rouges. D’autres, des jeunes gens, à une table du fond, chantaient. Vers le soir, deux de ces jeunes voulurent se battre : on les jeta dehors parce qu’ils dérangeaient tout le monde en tombant à droite et à gauche.

À l’heure des chandelles, tous étaient ivres ; ils ne se souvenaient plus des mauvais patrons, ni des femmes plaintives, ni des maigres enfants, ni de rien. Simplement, ils voulaient boire jusqu’à la retraite : le lendemain, on verrait.

Séverin et son compagnon quittèrent l’auberge vers dix heures ; ils hésitèrent beaucoup pour descendre le seuil et pour s’orienter. Le vieux, plus ivre, battait la route. Séverin le prit sous le bras, mais au bout d’une minute, il le lâcha si brusquement, que l’autre alla donner dans un mur :

— Bon Diou ! ma viande ! Maufret, ma viande ! Attendez-moi ici.

Il avait, en effet, oublié son panier : il revint à l’auberge, où il eut bien du mal à le retrouver. Enfin il rejoignit Maufret, le releva péniblement et l’emmena.

Ils arrivèrent fort tard aux Pelleteries ; Delphine n’était pas couchée ; elle commençait à s’inquiéter. Séverin, ébloui par la chandelle, vacillait un peu. Il voulut expliquer avec des mots de tendresse qu’il avait pensé d’abord à elle ; il voulut dire aussi qu’il avait gagné aux cartes et n’avait déboursé que l’argent d’un litre. Mais il avait la langue pâteuse et s’embrouillait ; il s’écroula sur une chaise en montrant le panier. Alors Delphine l’aida à se déshabiller et bientôt il ronfla.

Le lendemain, Maufret et lui eurent honte de cette soûlerie dont les femmes riaient entre elles.

  1. Enragé se dit au pays de Bocage d’un valet qui quitte son patron pour cause de fâcherie