Les Creux de maisons/Deuxième partie/5


CHAPITRE V

LA CRÈVE !


Lucien Chauvin du bourg ayant eu huit jours de congé fin septembre, en profita pour aller voir son oncle du Pâtis,

Lucien était employé des postes ; il allait sur la trentaine ; il était petit avec une barbe très noire et des yeux inquiets. Son frère, l’abbé, qui avait la peau rose et le poil châtain, n’appelait que Lucienfer ce cadet brun dont la bouche, d’ailleurs, blasphémait couramment.

Au lieu de suivre son aîné au séminaire, Lucien était resté au collège jusqu’à dix-sept ans. Son père ayant fait à ce moment-là de grosses pertes d’argent, il avait cessé ses études avant le baccalauréat ; puis il avait travaillé seul et deux ans plus tard, il était entré dans l’administration des postes, par la petite porte, comme surnuméraire.

Ce n’était pas tout à fait ce qu’il avait rêvé sur les bancs du collège. Ses débuts, d’ailleurs, furent maussades. Il n’est pas de pire arrogance que celle des petits fonctionnaires ; harcelés par les chefs, épiés par les inspecteurs prêts à fondre sur eux, ils se vengent sur le public et aussi sur les nouveaux venus, sur les collègues plus jeunes. Bien des fois, sous les rebuffades des anciens, l’orgueil du petit surnu se cabra.

Après son service militaire, Lucien ne tarda pas à passer commis, et dès lors, il fut un peu plus libre. Il prit goût à la lecture ; il lut au hasard, allant du meilleur au pire. Il dévora pêle-mêle des romans douceâtres d’académiciens vieillis, des polissonneries de pseudo-humoristes, des élucubrations d’écrivains douteux, histoires tristes et sales comme de vieilles plaies.

Les romanciers naturalistes le choquèrent, puis l’enthousiasmèrent. Zola le conduisit rapidement au socialisme. Un beau jour, il se mit à étudier la sociologie, mais il s’en lassa vite et se rabattit sur les écrivains politiques.

Il ne parut plus à sa pension qu’avec des journaux très avancés dont le titre flamboyait hors de sa poche. Il avait pour camarades à cette pension trois employés de finance, de ceux qu’on voit sous une pelisse quand ils n’habitent plus leur petite cage de fer. Il aurait souhaité les étonner ; mais ces jeunes gens frileux et ironiques coupaient net ses tirades. En vain leur lisait-il des chapitres entiers de Zola : ils riaient des obscénités et niaient le lyrisme. Quand Lucien leur parlait de fraternité, d’injustices à réparer, eux ne manquaient point de citer Angèle la cuisinière, plus connue sous le nom de Cul-de-Zinc ; et ils encourageaient leur camarade à épouser lestement cette quinquagénaire sèche et barbue qui, disaient-ils, n’avait jamais connu le bel amour, bien qu’elle eût préparé là soupe et le bœuf à vingt générations d’ardents ronds-de-cuir.

Lucien eut plus de succès au bureau ; il ne tarda pas à y être surnommé Ravachol, ce qui le flatta beaucoup. Il réussit à se faire une réputation enviée d’employé très indépendant, chaud de la tête, mal noté et même persécuté à cause de ses opinions. Il adopta un langage désinvolte et des allures d’un cynisme élégant qui lui permirent de ne plus dissimuler sous un banal gilet ses chemises de flanelle riche mauves ou roses. Il donna la liberté à ses cheveux et laissa pousser toute sa barbe — qui était fort belle et qu’il soigna.

Sincère, ignorant et verbeux, il prenait souvent des élans d’apôtre.

À plusieurs reprises, pendant des congés, il tenta de convertir l’abbé : l’effet fut nul. Ce jour même, avant le départ de Lucien pour le Pâtis, les deux frères avaient eu une discussion en déjeunant. Lucien, qui lisait à haute voix un article sur le socialisme chrétien, s’était soudain arrêté en voyant l’indifférence de son frère, uniquement occupé à savourer un œuf mollet.

— Dis donc ! c’est pour toi que je lis ; c’est un abbé qui signe ces lignes ; tu pourrais peut-être écouter !

— Un abbé ! Que dis-tu là, mon pauvre Lucienfer ? Mange donc !

Lucien avait jeté le journal et s’était mis à éplucher une tranche de melon en murmurant :

— Non, il n’y a rien à faire de ce côté-là ; l’auteur se trompe : rien dans les veines, ces prêtres, rien dans le cœur ! Pas d’amour, pas de charité, pas de foi même, pas de foi ! N’est-ce pas que tu n’as rien là, marchand d’hosties ?

— Tiens-toi donc tranquille ! Tu vas te faire mal. Ce que j’ai là ? Hé, hé ! j’ai de la soupe à l’oignon et un œuf frais.

Alors Lucien s’était levé :

— Tu es une brute ! Au revoir !

Et il était parti dans la direction du Pâtis, furieux contre son frère. Il avait honte de trouver chez son aîné cette apathie d’ecclésiastique bedonnant. Pas de méchanceté, certes, chez l’abbé, mais que d’égoïsme inconscient !

Peu à peu, cependant, Lucien se calma. Il coupa une badine de noisetier qu’il se mit à peler en marchant ; il mâcha des bouts d’écorce amère. Il venait des champs une odeur chaude de terre remuée ; l’herbe de l’accotement était verte et fine : des feuilles jaune tendre pleuvaient ; le soleil faisait papilloter des micas sur le petit sentier des piétons en marge de la route.

De gros sabots avaient laissé des traces profondes de clous dans la poussière ; Lucien considéra, à côté, la trace de ses fines semelles ; il s’amusa à timbrer le sentier d’un talon léger quoique précis.

À l’orée d’un pré de regain, devant une barrière à demi effondrée mais armée d’épines noires, il y avait un carré de terre piétinée. Des bêtes s’étaient ennuyées là ; elles avaient été agitées de désirs impossibles devant cette haie perfide. Quatre énormes bouses symétriques, nettes, sans bavures, encore fraîches et luisantes, semblables avec leurs bords hauts et leurs vagues figées à de gros échaudés brûlés, cuisaient doucement sous le soleil blanc de cette matinée d’automne. Lucien, pensant à la difficulté des occlusions correctes, admira les quatre sceaux ; il admira aussi les bêtes pour cette réussite aisée. Puis il se mit à rire tout bas en comparant ce carré de terre si parfaitement cacheté à une enveloppe familière qui l’avait souvent intrigué, tant par ses quatre inimitables ronds de cire, que par le nom étrange qu’une main, sans doute volontairement lourde, étalait au dos : Porfirio (Poste Restante).

Une petite soubrette venait deux fois par semaine au guichet pour retirer une lettre semblable. D’ailleurs, on avait vite su les choses au bureau ; Porfirio était une bourgeoise considérable tourmentée de vices incroyables. Lucien avait triomphé en apprenant ces turpitudes compliquées de patricienne.

En vérité, la comparaison s’imposait entre les quatre inimitables ronds de cire et les quatre disques massifs, si nets, tombés des vaches. Lucien joua sur ces derniers mots, puis il songea qu’il insultait les bêtes et cracha de dégoût.

En sa pensée, il hissa l’Humble sur un piédestal de claires vertus.

Le bruit d’une voiture grossissait derrière lui ; il se retourna, et reconnaissant le fringant attelage de M. Magnon, le propriétaire du Pâtis, il se redressa en fronçant ses noirs sourcils ; ce rentier-là n’était point son homme !

M. Magnon habitait, non loin du bourg, une sorte de villa tarabiscotée et prétentieuse ; doué de quinze mille francs de revenu, il y vivait pourtant chichement à la manière d’un cloporte dans une bonbonnière. Lucien avait connu les deux fils au collège où leur cancrerie jamais égalée avait fini par toucher les professeurs. Revenus au pays, leur temps d’études terminé, ils avaient chassé et bu, le plus souvent seuls, car ils avaient trop de champs au soleil pour trinquer avec des fils de fermiers. Même ils ne s’étaient plus souvenus du petit Chauvin qui travaillait pour vivre ; aussi celui-ci les arrangeait-il de belle façon chaque fois qu’il en trouvait l’occasion.

En les reconnaissant dans cette belle voiture, il songea rapidement :

— Saluerai-je ? Ils vont au Pâtis, sans doute ; si je suis insolent, cela retombera sur mon pauvre oncle… d’autre part, ce sont de simples animaux.

Mais le cheval, venant à longues foulées, fut sur Lucien avant qu’il eût rien décidé. Il aperçut, du même coup d’œil, les jambes sèches du demi-sang, le cuivre des harnais, les fusils, les chiens et trois faces poupines sur des corps boudinés dans des costumes de chasse.

L’aîné des fils, qui conduisait, cria :

— Tiens ! Chauvin, le commis ; bonjour, commis !

Lucien leva machinalement la main pour rendre le salut, mais au même instant, l’autre — moitié bravade cavalière, moitié désir naïf de bruit — enveloppa le cheval d’un large coup de fouet. La lanière de cuir siffla devant Lucien qui eut un sursaut de bête ombrageuse. Trois rires partirent de la voiture, pendant que le cheval prenait le galop et que, par derrière, le socialisme du commis se faisait terriblement agressif sous l’appoint de l’amour-propre blessé.

Lucien continua sa route nerveusement ; des phrases grondèrent en lui. Il lui était arrivé, en rêve, de prêcher l’amour à dos foules attendries ; bien des fois, il s’était mis à la place de l’abbé, son frère ; il s’était vu dans une chaire très haute, d’où sa parole coulait douce comme le miel, et c’était la bonne anarchie, les mains fraternelles, la bonté d’un âge merveilleux ressuscitée à la voix de l’aède. Mais, cette fois, il s’entendit crier d’une voix vengeresse, flageller des vampires, appeler à la révolte une bande de Jacques aux yeux de feu.

— Sus aux rapaces ! Sus ! Sus ! les Jacques.

Brusquement, ayant posé le pied à faux dans une rigole, il eut le ventre secoué et se mordit la langue ; réveillé, il jura en se remettant d’aplomb :

— Bon sang ! que je suis donc bête ! Idiot, va !

Puis il regarda vite autour de lui : personne ne l’avait vu. Pourtant, en haut de la montée, il aperçut justement sa cousine Henriette qui, chargée d’un panier de pommes de terre, sortait d’un champ.

Il l’appela, la rejoignit et l’embrassa.

— Alors, fit-elle, comme ça, tu viens chez nous, Lucien ?

— Oui, mais dis-moi, les Magnon y sont-ils encore ?

— Qui ? les maîtres ? Ils n’ont point musé ; ils sont à la chasse pour toute la matinée.

— Puisqu’ils sont partis, allons-y ! Tu comprends, cousine, ce sont des étourneaux qui ne me reviennent pas.

— Chut ! fit la fille ; ils doivent chasser par là ; j’ai vu les chiens tout à l’heure.

À midi, quand les hommes revinrent des champs, Lucien mangea avec eux. Lucien s’assit entre Séverin et le dernier des Chauvin, Florentin, un jeune de vingt ans, blond et court avec des mains énormes. Il se sentit fier de les tutoyer tous, et surtout d’être tutoyé par eux ; il s’appliqua à oublier ses gestes menus d’homme bien élevé et il imita leur pose simple. L’heure du repas étant aussi leur temps de repos, ils mangeaient lentement, la tête basse, accotés solidement des deux coudes ; leur main droite bougeait à peine pour remuer la cuiller de fer chargée de gros copeaux de croûtes. Ils parlaient peu, à l’exception de Florentin, qui racontait une histoire de régiment marquée par son frère sur sa dernière lettre. Les deux filles mangeaient debout près de la cheminée.

Elles voulurent mettre des assiettes pour le fricot en l’honneur de Lucien ; mais il se fâcha, fit mine de se lever de table. Il n’était pas venu là pour donner de la peine, il voulait manger comme les autres, sans cérémonie. Se coupant un quignon de pain, il trempa la première bouchée dans le plat de fressure qu’Henriette venait d’apporter.

L’année d’avant, le soldat, prenant un congé d’un mois, avait voulu faire prendre aux siens l’habitude de garder les assiettes après la soupe ; le père, qui n’était cependant pas pour les choses nouvelles, avait consenti ; mais, à l’usage, on s’était aperçu que le fricot se tenait moins chaud, et surtout filait plus vite ; on était donc revenu à l’ancienne mode : on mangeait au même plat et on buvait l’eau claire au même pot de fer émaillé, sur lequel gambadaient des vaches bleues. Pourtant, ce jour-là. Chauvin ayant tiré une pichetée à la barrique, les filles donnèrent des verres ; car on respecte le vin chez les gens qui n’en boivent pas journellement.

Dans la pièce la plus propre, dans la chambre aux filles, les maîtres mangeaient aussi ; on entendait leurs rires et le bruit des verres ; ils avaient apporté de la viande froide que la Chauvine faisait réchauffer et servait. Les chiens ayant fait le tour des bâtiments étaient venus trouver les gens de la maison ; un épagneul pénétra dans la laiterie et se mit à laper le lait d’une terrine. Henriette s’élança :

— Sous ! sous ! chenaille !

Comme la bête ne s’éloignait pas, elle dut la repousser doucement, sans frapper, de peur d’un aboiement qui aurait déplu aux maîtres.

Quand les chasseurs et leurs chiens furent partis, ce fut un soulagement ; les langues se délièrent. Lucien craignait de compromettre son oncle en parlant librement devant les deux valets nouveaux qu’il ne connaissait guère ; mais Florentin fut le premier à se plaindre des Magnon qui avaient fait trois grandis brèches à la même haie dans la matinée.

— Chaque fois qu’ils viennent chez nous, dit-il, c’est la même chose. Il faut passer une demi-journée à réparer le dommage, et quelle récompense avons-nous ? Trois cents francs d’augmentation à chaque bail.

Il les montra toujours au guet, ne ratant aucune occasion de rafler l’argent de leurs fermiers.

– Ce n’est pas la peine de nous tuer, dit-il, puisque rien ne nous reste ; si l’on fait une bonne récolte, si en se privant de sommeil, de nourriture et de tout, on arrive à mettre quelques sous de côté, crac ! ils enchérissent les terres ; ça ne manque jamais. Quand l’année est mauvaise, il n’est pas question de diminuer, par exemple, ni même d’attendre. Vous rappelez-vous comme ils ont fait vendre les meubles de Morine du Moulin-Virette, une pauvre veuve qui leur devait bien peut-être cinq cents francs, et qui était allée se jeter à genoux devant eux pour demander une autre année de crédit ?

Le jeune gars eut une lueur de colère dans ses yeux placides.

— On les connaît, les Magnon, les Duroc, tous ces gros riches, n’est-ce pas, Lucien ?

— Oui donc ! on les connaît, les Duroc, les Magnon, tous les autres fainéants : de la vermine attachée à la chair des pauvres gens.

Les valets se mirent à rire, mais le vieux, prudent, hocha la tête, à demi scandalisé.

— Faut jamais trop parler, mon gara ; ça peut porter tort… Les choses ont été faites comme elles sont, ce n’est pas nous qui les changerons.

— Peut-être ! Mais je dis que ces gens-là sont terribles, car chacun d’eux, au lieu de manger comme un de ceux qui produisent, mange comme dix, comme cent, comme mille. Ce sont des coucous qui, pour pondre un œuf clair, saccagent tous les nids d’une futaie.

— C’est ça ! dit Séverin. Tu as raison tout de même.

— Bah ! bah ! fit le vieux, faut être juste ; si nous faisons venir le froment, eux nous donnent les terres. Que ferions-nous s’ils ne voulaient pas nous les affermer ? Elles sont à eux, pourtant ; ils sont bien libres ; s’ils voulaient, hein ?

Le jeune homme, que la contradiction commençait à animer, reprit :

— Voyons, vous n’y pensez pas, mon oncle ! Supposez que tous ces beaux messieurs qui grugent les paysans disent un jour : « Nous ne voulons plus affermer nos terres ; nous en cultiverons un petit carré pour nous ; le reste servira à élever des sauterelles et des lézards ! » Supposez cela, vous ne voyez pas ce qui arriverait ? Après tout, continua Lucien, la voix soudain grave, cette chance serait merveilleuse ; quel rêve ! Ce serait le grand nettoyage ; le souffle immense venu des champs balayerait les graines d’ivraie ! N’est-ce pas, les gars ? Nous verrions l’irrésistible levée des silencieux et des sacrifiés : ce serait le grand effort des bras durs tendus pour la révolte !

Les derniers mots passèrent avec une allure de mystère dans la vieille chambre toute pleine de paix résignée. Les gars s’étaient arrêtés de manger ; sans bien comprendre, ils avaient senti le frémissement passionné de la voix, et ils se taisaient, étonnés.

Chauvin, pourtant, éleva sa voix découragée :

— Que veux-tu ! C’est peut-être vrai, ce que tu dis ; moi, je ne lis point dans les livres où ces choses sont marquées ; je ne sais point ; c’est du cassement de tête pour rien, c’est tout ce que je peux dire.

— Pour rien ? Qui sait ?

À son tour, Florentin, qui avait fini son repas et qui se carrait, solide, auprès de Lucien, haussa les épaules et dit, sensé comme un homme d’âge :

— Oh ! oui, pour rien ! Il n’y a rien à faire, mon pauvre Lucien ; les petits sont les petits, et ça n’a pas l’air de changer. Si nous quittions le Pâtis, sais-tu combien il y aurait de fous pour courir chez les Magnon mettre des enchères ? Dix ou quinze ! Oui, quinze, peut-être ! Comment veux-tu que les fermes diminuent ? Pour s’en tirer aujourd’hui, il faut s’en aller au diable, dans le Bas-Pays, dans les Charentes…

Il avait dit ces mots en manière de moquerie, car il n’y croyait guère, le gars, aux fables qui couraient sur les gens quittant le Bocage. Pourtant chaque année, ils partaient nombreux, ces misérables qui ne pouvaient plus vivre au pays et que tentait la douceur des plaines lointaines ; sans un sou vaillant, ils trouvaient quand même, là-bas, des métairies toutes prêtes qui attendaient des bras, et ceux qui se mettaient bravement à remuer la terre mince des anciens vignobles vivotaient. Ils attiraient à eux des cousins besogneux, d’anciens voisins, des valets à grande famille ; à chaque Saint-Michel, cinq ou six creux-de-maisons de la commune vidaient leur misère pullulante. Des familles se réunissaient pour partir ; cela faisait comme de petites tribus où il y avait bien quelques têtes hasardeuses, quelques paresseux aussi, mais où il y avait surtout des vaillants, heureux d’avoir enfin de la place pour travailler, des jeunes pleins d’espoirs fous et encore des grand’mères qui n’avaient jamais quitté leur paroisse, des anciens qui ne reviendraient pas. Ceux-ci laissaient tout leur cœur au pays et partaient navrés.

Et l’on disait depuis quelque temps que certains de ces émigrants avaient prospéré : des valets gagnaient des prix étonnants, d’anciens va-nu-pieds roulaient en voiture.

Des contes, tout cela, sans doute. Le père Chauvin ne faisait qu’en rire. En entendant parler son pars, il secoua la tête :

— Arrive que pourra, je reste ici ; notre pays vaut les autres.

— Sans doute, reprit Lucien, mais vous avez tort de vous moquer de ceux qui sont partis ; ils vous ont sauvé la vie, car il y avait trop de bras par ici. J’y suis allé l’an dernier, dans les Charentes ; j’ai vu les gens de chez nous aux foires de Saint-Jean, d’Aulnay, de Matha ; eh bien ! il y en a qui ont réussi. On raconte sans doute des fables là-dessus, mais il est tout de même sûr qu’ils n’ont rien perdu, puisqu’ils sont partis presque tous sans le sou… et encore une fois on en voit de cossus qui marient leurs filles aux gars de là-bas. Et c’est vrai aussi que, dans ces pays, on travaille moins qu’ici et qu’on boit du vin dans les métairies.

— Ta ta ta ! des menteries…

— Mais non ! comprenez bien ! Là-bas, ils n’ont pas de grandes familles, on dirait qu’ils ne savent plus faire d’enfants…

– Va leur montrer le truc. Séverin ! interrompit le second valet, qui n’avait encore rien dit.

— Pas d’enfants ; quand il y en a un, il est curé, gendarme, cantonnier, que sais-je ! Pas de bras pour la terre ; alors on en fait venir d’ailleurs ; c’est simple ! Dans cinquante ans, il n’y aura plus que des Vendéens en Charente, si toutefois les Vendéens, eux aussi, ne perdent pas le truc, comme tu dis, Carijaud.

Le rire de toute la tablée ne flatta pas Lucien : il aimait qu’on appréciât la gravité de ses paroles. Il reprit, sérieux :

— Je vous disais que les Charentais travaillent moins que vous, cela se comprend : manquant de bras, ils ont acheté des machines ; personne ne fauche, personne ne se sert d’une faucille ; la moisson est deux fois moins fatigante. Vous y viendrez aussi, d’ailleurs ; il y a déjà quelques faucheuses, par ici ; dans dix ans, tout le monde s’en servira.

— Peuh ! ça fera du travail propre ! dit Séverin ; parlez-moi d’un bon ferrement et d’une faucille bien emmanchée ! qu’elles restent où elles sont, leurs machines ! C’est bon pour les fainéants. Il ne manque vraiment que cela pour que les valets ne trouvent plus à gagner leur vie !

Lucien considéra cet homme maigre dont il connaissait la vie terrible aux Pelleteries, avec les quatre petits, le cinquième tout proche et la femme au lit ; et il lui sembla personnifier la misère silencieuse, cet homme en habits terreux dont le pantalon s’effilochait aux chevilles.

Il répondit, vibrant cette fois d’une émotion sincère :

— Oui, c’est bien cela ! Vous aussi, humbles des champs, vous vous dressez devant les machines ; cela s’est produit vu plus grand dans les villes ; vous aussi vous avez pour de ces nouveautés qui vous soulageraient cependant, qui finiront bien par vous soulager, malgré vous ! Et pourtant vous avez raison en apparence… Oui, c’est curieux… La sécheresse, la grêle, la guerre, la peste, toutes les calamités, tous les désastres retombent toujours sur les petits, et, d’autre part, chaque progrès, on enrichissant les gros, commence aussi par affamer un peu plus les autres… Et vous venez dire tranquillement : « Les choses sont ainsi, nous ne les changerons pas ! » Ah ! elles sont jolies, les choses, vous ne trouvez pas, mon oncle ? Le fermier aplati devant le propriétaire, le Fermier si bien rançonné par en haut qu’il est incapable de payer honnêtement ses domestiques…

— Ça c’est vrai, dit Chauvin ; je ne trouve pas que les valets gagnent trop ; mais je ne peux pas donner davantage aux miens.

— Nous sommes d’accord ; vous ne pouvez pas. Eh bien ! c’est honteux ! J’ai honte, moi, quand on me dit qu’un homme en pleine force trime de quinze à dix-sept heures par jour pour gagner la soupe et vingt sous ! Vingt sous pour faire vivre cinq, six, dix enfants ! Nous parlions des Charentais, tout à l’heure, mais les plus pauvres d’entre eux ne sont jamais aussi malheureux que les cherche-pain d’ici ! On leur vient en aide, on ne voit point leurs enfants mendier. Chez nous, on ne peut pas soulager tout le monde, il y a trop de misère, trop d’enfants, trop de maisons creuses. Alors, le père qui a une demi-douzaine de petits affamés à nourrir, travaille plus fort ; il travaille comme quatre, et il gagne vingt sous par jour ! Jamais il ne gagnera davantage, car s’il gagnait plus de vingt sous, M. Duroc et M. Magnon et M. Lampin ne pourraient pas vivre… Vingt sous ! Quelle honte ! et quelle misère pour quelques-uns !…

Lucien se tut. Les autres ayant tous fini de manger le regardaient, remués par ces paroles qui n’avaient jamais été dites autour de la table épaisse où s’étaient accoudés, depuis des années, tous les laboureurs du Pâtis. Séverin songeait à Delphine qui, depuis huit jours, ne pouvait plus guère bouger, à Delphine, brisée de corps et d’âme, au cinquième malheureux qui allait naître, à Louise, au bissac de toile. Quelque chose, à la gorge, le serrait à l’étrangler. Trop fier pour se plaindre, il aurait cependant voulu parler, crier sa colère pour se soulager un peu.

Alors, se souvenant de son langage de soldat devant ce monsieur qui parlait si couramment à la mode, ne trouvant pas d’ailleurs dans la langue paisible des villages les mots durs de révolte et de violence, il dit, soudain redressé, rouge de sa hardiesse, il dit comme autrefois dans la garnison lointaine, quand il apportait les gamelles au corps de garde :

— La crève ! C’est la crève ! n. de D… !

Mais ce n’était plus le beau clairon aux joues pleines et à la poitrine sonore, criant pour dominer le boucan de joyeux sans-souci.

Dès que s’éteignit la voix âpre, il y eut un silence respectueux.

Florentin maniait son couteau, la tête basse ; Lucien regardait la cheminée où un Christ noir se tordait, pitoyable, entre deux chandeliers de cuivre et deux pâles images de saintes ; la vieille Chauvine, les yeux brillants, se tourna vers la fenêtre.

Séverin s’étant levé, les deux autres valets imitèrent leur va-devant. Et à nouveau, comme ils poussaient leur tabouret sous la table, le crucifix de bois et les jolies saintes, les rameaux de buis et les portraits effacés, les meubles usés, les pierres flétries, toutes les choses paisibles qui avaient vieilli là, dans la quiétude égale des jours de labeur, s’effarouchèrent du même blasphème et des mêmes mots étrangers :

— La crève ! n. de D… ! La crève, alors !