Les Creux de maisons/Deuxième partie/10


CHAPITRE X

AU TRAVAIL !


Le lendemain de l’enterrement, la grand’mère Bernou des Arrolettes se leva de bon matin, fit un petit paquet de bardes comme en font les servantes qui vont rejoindre leurs maîtres, et, de son pas menu, s’en alla aux Pelleteries.

Le temps s’était beaucoup refroidi ; il avait plu et un grand vent d’ouest bousculait les feuilles. Malgré sa hâte d’arriver, la petite vieille avançait lentement, arrêtée et étourdie par ce vent qui lui cornait aux oreilles sa grosse menace in finie. Son paquet la fatiguait aussi. C’est qu’elle avait soixante-sept ans sonnés et commençait à manquer de souffle.

À la croisée du chemin Roux, elle posa ses hardes sur un tas de pierres et s’arrêta un peu avant de monter jusqu’au village. Il y avait à ce carrefour un talus sur lequel étaient piquées de petites croix de bois. Cela voulait dire que des corps étaient passés par là. Plusieurs de ces croisettes étaient déjà vieilles ; l’herbe montait autour, les recouvrait ; elles ne tarderaient pas à tomber et à pourrir. Bernoude en remarqua une beaucoup plus blanche que les autres, une toute fraiche, piquée la veille. Des larmes lui vinrent.

Elle avait encore les yeux un peu brouillés en entrant chez son gendre. Comme le jour venait à peine par la petite fenêtre, elle ne distingua rien d’abord ; puis elle vit Séverin assis près de la table. Il ne bougeait pas.

— Bonjour ! dit-elle, me voilà.

Il leva la tête et elle vit sa face ravagée et vieillie.

Elle répéta :

— Bonjour, mon gars ! me voilà.

Il répondit :

— Bonjour !

Il ne s’était sans doute pas couché ; il ne semblait pas avoir pleuré. La grand’mère remarqua qu’il avait les gros sourcils méchants du défunt Boiteux.

Comme il ne bougeait toujours pas et comme il ne parlait pas non plus, elle déposa son paquet sur une chaise et, se penchant sur la table, elle mit sa main ridée sur sa main à lui qui était froide.

— Mon pauvre gars, dit-elle doucement, faut pas se faire tant de chagrin ; il y a les enfants : faut pas se laisser abattre. Me voilà, moi ; je vais rester si tu le veux bien. Je demeurerai avec toi ; j’élèverai le petit et je ferai attention aux autres. Parle-moi donc, voyons… tu veux bien que je reste ici ?

Il répondit d’une voix brisée :

— Oui, m’man.

Et comme elle continuait à lui dire des choses douces et tristes, il sentit en lui une émotion nouvelle ; la détente venait enfin et les larmes. Il répondait :

— Oui, m’man… non, m’man… merci, m’man…

Avant le malheur, bien qu’il aimât beaucoup cette vieille femme, jamais il ne l’avait appelée maman ; maintenant, cela venait tout seul. Elle en fut remuée et l’embrassa.

— Allons, faut avoir du courage, mon bon gars. Dis-moi où sont les affaires, que je me mette à l’ouvrage.

Elle pleurait à petit bruit. Il eut vite fait de montrer tout ; elle alluma le feu et accrocha la marmite pour la soupe du matin.

À ce moment, la Gustine entra avec Marthe et Georges, le petit dernier. Les autres enfants avaient été recueillis par les fermiers des Grandes-Pelleteries : ils arriveraient bientôt. La Gustine s’offrit à donner un coup de main, mais pour le moment il n’y avait rien de pressé ; elle s’en alla donc, car elle avait beaucoup à faire chez elle.

La grand’mère démaillota l’enfant et Séverin s’approcha pour le voir s’étirer devant le feu. Il prit entre ses gros doigts les orteils menus et rouges.

— Pauvre petit ! dit-il, tu n’es pas au bout de ta misère.

L’émotion le gagnait encore.

Mais un rayon de soleil, filtrant par une éclaircie, entra dans la maison : il faisait jour depuis longtemps.

Le père se redressa :

— Allons ! c’est pas tout ça ! fit-il.

Et il s’en alla au travail.