Les Creux de maisons/Troisième partie/1

TROISIÈME PARTIE



CHAPITRE PREMIER

LES CHOUX


Il faut le dire : les Pâtureau furent secourus lorsque la mère fut morte.

Les beaux frères firent ce qu’ils purent. Calloux envoya cent sous à sa filleule Georgette et Auguste amena une charretée de fagots. À plusieurs reprises Chauvine et Pitaude firent passer du lait, du beurre et même quelques restes de lard. Ceux du Grand-Village — à l’exception des Larin qui étaient des gens très durs — attiraient les enfants chez eux ; lorsque Louise et Georgette gardaient leur chèvre après l’école, les moissonneurs en train de manger derrière les haies appelaient les deux fillettes ; ils leur coupaient des tartines ou leur laissaient les plats à nettoyer.

Les pauvres du Bas-Village se montraient pitoyables à leur manière. Les hommes se serraient autour de Séverin ; ils l’emmenaient avec eux à la messe, lui offraient du tabac, s’arrêtaient longtemps à causer devant sa porte. Les femmes, avant d’aller laver, passaient voir si la Bernoude n’avait point un petit paquet à leur donner ; la grand’mére était heureuse de se débarrasser ainsi d’une partie de ses laveries, — sans compter que cela ménageait le savon.

Les voisines aidaient aussi la Bernoude à corriger les petits, les bessons surtout, avec qui cela n’allait pas toujours. S’étant en effet avisés que leur grand’mère ne savait plus courir et que, d’autre part, elle était trop bonne pour les faire battre par leur père, les garnements en profitaient pour faire mille sottises.

Séverin fut inscrit sur la liste des indigents de la commune. Il ne paya plus rien à l’école pour les livres et les cahiers de ses enfants et il eut droit gratuitement au médecin.

Oui, les Pâtureau furent secourus tout d’abord ; mais on s’habitue vite à la misère des autres : la pitié des gens ne dura qu’un temps. Et puis il y eut d’autres malheurs dans le pays, d’autres veufs, d’autres orphelins ; on oublia un peu ceux des Pelleteries.

Pourtant, ils n’étaient pas à la noce.

La Bernoude avait beau faire, elle n’arrivait pas à remplacer la défunte. Elle n’avait la paix qu’aux heures de classe, quand le bébé dormait. Le soir, la pauvre vieille était bien lasse ; elle se couchait dans un mauvais lit avec Louise, Marthe et Georgette. Séverin était un peu mieux partagé, n’ayant avec lui que les bessons ; mais en revanche il s’occupait de Georges qui criait souvent, étant sujet aux coliques.

Séverin passait des nuits entières à dorloter l’enfant, même au temps des grands travaux où le temps de dormir est si court. Cependant il ne se plaignait pas ; — il était seulement très sombre par moments et parlait moins encore que de coutume. Pourquoi d’ailleurs se serait-il plaint ? Il était nourri, lui, au moins ! Mais les siens ! Cette vieille femme fatiguée, ces enfants maigres, cette Louise si mince et ce bébé aux diarrhées vertes dont la mort n’avait pas voulu !

On l’élevait au biberon, naturellement, ce dernier ; mais il n’était pas glouton comme l’avaient été les bessons ; il tétait paresseusement, et encore fallait-il lui couper son lait avec de l’eau. Aussi, il avait une petite tête grosse comme une pomme saint-Jean et une mine si terreuse que c’en était pitié. La grand’mère se désolait :

— Jamais ça ne viendra fort, Jésus ! Jamais ! Et souvent, elle disait sans malice :

— Pauvre petit Pâtira !

Le médecin avait défendu — absolument défendu — de donner au bébé autre chose que du lait. Heureusement la chèvre en fournissait ; mais, d’un autre côté, il n’était plus question de fromage, et les aînés se trouvaient d’autant plus malheureux.

À la Toussaint, Séverin resta au Pâtis, mais il y resta moyennant un gage plus fort. Il avait dit à Chauvin, au moment de conclure marché :

— Me voilà, moi, va-devant chez vous ; voilà vos deux gars qui vont second et puis doux autres valets derrière, l’un en force, l’autre quasiment drôle ; ça fait du monde à table. L’hiver, qu’auriez-vous besoin de trois personnes d’ailleurs, si ce n’était pas pour le fourrage ? À présent, je vais vous dire une chose : vous voyez comment c’est chez moi ; j’ai besoin d’argent ; eh bien ! pour trente écus de plus, je reste va-devant chez vous pour le gros travail d’été et je ramasse les choux l’hiver. De cette manière, vous n’auriez besoin que d’un petit valet en plus de moi, d’ici le printemps. Songez-y, patron !

Chauvin avait élevé des objections.

— Je t’entends, mon valet, tu veux enchérir. Seulement, je te dirai : cela fait beaucoup d’ouvrage pour un homme. On a beau être allant, on n’en fait pas comme deux ; sans compter que tu n’es plus jeune, jeune : tu le trouveras dur, d’effeuiller les choux.

— Peut-être bien, patron, mais je n’ai pas l’habitude de craindre ma peine. Il me faut de l’argent : voilà ce qu’il en est. Je suis accoutumé chez vous et cela me ferait chagrin de vous quitter ; pourtant si vous voulez finir le marché, il faudra que vous mettiez ces vingt écus.

Il avait, pour parler de ces questions d’argent et de travail, une voix lente et comme respectueuse.

— Oui, patron, vingt écus de plus et je vais dans les choux.

— Oh ! oh ! vingt écus ! Ce n’est pas un denier ! ça te monterait à quatre cent vingt francs.

— Possible, mais je peux les gagner : on me les a offerts dans deux petits endroits pour faire tout.

— Pour porter des faix du matin au soir ! tu verrais le changement, mon valet !

— Oh ! je ne dis pas, Chauvin ; encore une fois, je ne dis pas que je serai mieux ailleurs que chez vous. Jamais vous ne m’entendrez mal parler de la maison, ni de vous, ni de vos gars, qui sont de bons compagnons d’ouvrage ; pour ça, non ! mais j’ai besoin d’argent. Et croyez-vous que le travail ne vaut pas quarante-deux pistoles ?

— Si, mon gars, il les vaut ! Boudre ! Mais, ce qui n’est pas trop pour toi, l’est pour moi ; parce que je crois qu’il faudrait tout de même deux autres valets. Non, je ne peux pas, vois-tu.

La discussion avait été longue ; à la fin, Chauvin avait cédé. Séverin irait dans les choux moyennant quatre cent vingt francs et quatre sillons de pommes de terre à faire dans le champ des Joneries, qui avait deux cent cinquante pas de versaine. C’était un beau gage, un des plus forts du pays, mais ce n’était pas volé ; oh, non !

Il y avait au Pâtis, pour nourrir cinquante têtes de gros bétail, deux immenses champs de choux. L’effeuilleur travaillait dans ces champs du matin au soir, tous les jours, par le vent, la pluie, le givre, la neige.

Dur métier pour ceux dont le sang est un peu refroidi par l’âge ; métier terrible pour ceux qui n’ont pas de vêtements imperméables et qui, trempés jusqu’aux os dès la première heure, grelottent toute la journée dans le vent froid.

Séverin avait effeuillé des choux dans sa jeunesse ; il l’avait fait aussi deux hivers chez Loriot, mais il n’avait jamais passé une saison entière à faire uniquement ce travail.

Trop pauvre pour s’acheter une blouse cirée et des guêtres, il se mettait sur le dos un sac en toile grossière qui était bien vite mouillée et il se faisait de grandes bottes en paille ; ces bottes lui protégeaient assez bien les jambes, mais elles l’alourdissaient et il était obligé de les ôter pour charger sur la charrette les fagots de choux — qu’il faisait très gros, pour gagner du temps.

Aux jours de presse, il avait pour l’aider le nouveau valet, un garçon de seize ans, fluet et de chétive mine, qu’on appelait Fourchette à cause de ses jambes trop longues et trop minces. Fourchette était plein de bonne volonté, mais il ne fallait pas compter sur lui pour charger, car le moindre fagot l’acculait dans la raize. Aussi, le samedi, comme il fallait du fourrage pour deux jours, Chauvin envoyait un de ses gars donner un coup de main au valet.

Par chance, le mois de décembre fut froid, mais sec. Le mauvais temps commença pour les pauvres effeuilleurs la veille de Noël. Ce matin-là, Séverin, en arrivant dans le grand champ, dit à Fourchette :

— Hé ! hé ! mon vieux ! il y a des chiens blancs ; gare aux doigts !

Il y avait en effet une lourde gelée blanche ; les petites feuilles dures demeurées aux ronces scintillaient et les herbes de la cheintre craquaient sous les pieds. À l’orient, un soleil rouge et très large sortait de limbes irréels, de vapeurs trop roses et commençait à monter dans la brume impondérable du ciel pâle. Une ligne noire se détacha de l’horizon ; des corbeaux vinrent, lourds, bruyants, offensant la pureté des choses. Ils s’abattirent sur un grand marronnier au coin du champ de choux.

Fourchette cria :

— « Pies-grolles, pies-grollas !

Allez-vous en, ne r’venez pas ! »

Quelques-uns s’envolèrent ; mais, après avoir tournoyé une minute, ils se posèrent à nouveau sur les branches.

— Pies-grolles ! allez-vous-en ! Houch ! males bêtes ! Une motte s’émietta sur le tronc de l’arbre ; cette fois les corbeaux s’enlevèrent tous avec des cris d’effroi ; ils s’éparpillèrent au-dessus de l’espèce de cuvette que faisaient les terres à cet endroit. Le champ de choux formait un côté de cette cuvette ; penchant sur la galerne, il commençait à recevoir de biais les rayons du soleil.

Le vent soufflait de l’est. C’était un petit vent aigre qui accourait avec des sifflements de bête méchante. Il agitait de balancements infinis la lourde masse de verdure. Il passait en appuyant et soulevait des houles pâles, ou bien il se glissait dans les dessous et retournait comme des mains les grandes feuilles aux veines blanches ou violettes. Il se coulait par les raizes où l’on voyait par endroits la terre jaune, et des taches plus jaunes encore qui étaient des feuilles tombées. Quand il s’apaisait, les choux achevaient plus doucement de s’égoutter ; les feuilles humides se redressaient et, reflétant la lumière éparse, luisaient un peu.

Ayant assujetti leurs jambières de paille, Séverin et Fourchette attaquèrent les choux de la cheintre qui étaient petits et clairs ; puis ils s’engagèrent entre des sillons où ils disparurent tout de suite, car les choux y étaient magnifiques, hauts presque comme des hommes.

De grosses gouttes glacées roulaient encore sur les feuilles ; à leur troisième aissellée, les deux valets étaient trempés. Ils allaient vivement à cause du froid ; la tache jaune et sautillante de leur dos apparaissait seule entre les feuilles remuées. De temps en temps Fourchette se redressait, pâle, les dents chantantes, posait son aissellée sur la riorte et, pendant une minute, sautait en l’air en agitant ses bras comme un coq qui bat des ailes.

— Pâtureau ! faisait-il, j’en crève ! Je ne sais plus où sont mes doigts !

Mais Séverin, grelottant lui-même, allait grand train sans parler ; quand il fut au bout de son rang il répondit au garçon qui se plaignait de plus belle :

— Eh bien ! quoi ! en voilà des manières ! Es-tu un homme, nom de d’là ? Tape plus fort, tu te réchaufferas.

Puis il ajouta plus doucement :

— Voilà le soleil qui monte, ça nous fera du bien… hardi, mon pauvre Fourchette ; encore un petit coup de collier !

Le soleil montait en effet, mais il pâlissait en même temps ; ce n’était plus qu’un œil morne participant à la tristesse des champs ; il se cachait derrière un rideau de brumes mouvantes ; et vers la haute galerne, derrière les effeuilleurs, la ouate assombrie de l’horizon venait en s’élargissant comme était venue, quelques heures plus tôt, la bande de corbeaux.

Soudain, le soleil s’éteignit tout à fait ; une haleine plus âpre siffla dans les branches noires et toute la campagne en tressaillit. Quand Séverin arriva près de la haie, en haut du champ où les choux protégeaient mal la terre, il remarqua que les mottes étaient encore dures.

— Bon sang ! fit-il, ça ne dégèlera pas ! pourvu qu’il ne vienne pas de neige ! aujourd’hui où il me faut deux charretées, ça ne serait pas amusant.

Ils travaillèrent encore un moment, puis Séverin envoya le petit gars chercher la charrette. À midi, comme ils revenaient au Pâtis, une pluie glacée commença à tomber.

Il fallait ce jour-là deux fortes charretées de fourrage ; aussi, dès que la soupe fut mangée, les valets retournèrent dans le champ. Le temps avait l’air de se gâter encore. La pluie venait de cesser, mais le froid continuait et les choux étaient plus mouillés que le matin, Séverin, malgré son courage et sa diligence, avait grand’peine à se réchauffer. Derrière lui, Fourchette, tous les dix pas, battait des ailes et sa voix enrouée d’adolescent se faisait lamentable.

— J’en crève ! Pâtureau ! j’en crève, moi !

Tout à coup, le garçon jura : comme il venait de lier un fagot, le bout de la riorte s’était brusquement détendu et lui avait déchiré la main. Séverin, redressé à demi, vit les doigts saignants et le jeune homme transi.

— Dépêche-toi ! cria-t-il, ne t’arrête pas ! tu vas geler…

L’autre, docile, se baissa pour travailler.

Mais le froid était terrible. La pluie, une pluie placée qui devait faire du verglas sur la route, avait recommencé à tomber. Le vent courait au travers en sifflant ; il l’éparpillait menu et la jetait avec furie sur les choses. Les gouttes à peine fondues cinglaient comme des mèches fines ; elles tombaient avec un bruit mat sur les choux qui les secouaient sur le dos des effeuilleurs. Séverin entendit encore une fois la plainte du petit gars.

— Oh ! j’en crève !

Il se releva agacé :

— Dis donc, fainéant, tu n’as pas fini ! Tu ne peux pas travailler sans te plaindre ? Qui m’a fichu une demoiselle pareille ?

Mais le jeune homme pleurait. Séverin, tout de même, s’approcha pour voir.

Debout dans la raize, pitoyable comme un chien maigre avec ses habits mouillés qui lui collaient au corps, Fourchette tendit au bout de son bras mince une main énorme qui ne semblait pas être à lui, une main violette d’engelures où deux grandes crevasses s’étaient ouvertes et saignaient.

— Je ne peux plus, bredouilla-t-il. C’est mes fentes… Je me suis fait mal tout à l’heure… et à présent pas moyen de fermer la main.

Il tremblait comme si le vent l’eût lui-même secoué et de grosses larmes roulaient sur sa face verdâtre.

Séverin fut pris de pitié.

— Diable ! tu saignes, mon pauvre Fourchette ! sauve-toi, va changer de hardes. Tu diras à Florentin de m’amener la charrette sur les quatre heures.

Il tremblait lui aussi, le grand valet ; le froid l’avait saisi pendant qu’il s’occupait de son compagnon. Sa chemise mouillée lui glaçait les épaules et la poitrine.

— Vais-je me laisser geler, moi aussi ? pensa-t-il ; jamais de la vie !

Il secoua la tête comme un bœuf rétif qui ne veut pas se mettre au joug. Il n’était pas de ceux qui cèdent.

Les dents serrés, il se baissa, jeta son chapeau ; ses épaules dédaigneuses bousculèrent deux grands choux qui lui versèrent toute leur eau sur la tête, et, aussitôt, au milieu de l’immense tremblement des feuilles froides et mouillées, il se mit à taper comme une bête folle.

— Ouf ! en voilà un qui pèse plus de deux cents.

Rouge, en sueur, malgré le froid de cette lugubre soirée, Florentin tira sa fourche du fagot qu’il venait de mettre sur la charrette.

Par la cheintre qui commençait à s’assombrir, Séverin venait, lourdement chargé, patouillant dans la glaise détrempée. Il s’approcha à son tour, mit le manche de sa fourche à terre, puis, d’un rude effort, jeta par-dessus les ranches l’énorme botte de feuilles ; la tête des bœufs tressauta.

C’était le dernier fagot ; les deux hommes secouèrent leurs sabots et arrangèrent leur coiffure.

— Ça y est ! à la soupe ! dit Florentin.

Empoignant l’aiguillon, il piqua les bœufs et la charrette démarra.

Séverin demeura une minute pour former la barrière ; comme il se disposait à partir à son tour, une voix claire s’éleva derrière lui :

— Papa ! bonsoir !

Il se retourna. Louise était sur la route, mince silhouette brune que bombaient les poches gonflées d’un bissac. Séverin, d’un coup d’œil instinctif d’ancien cherche-pain, soupesa ce bissac ; cela devait faire six ou sept livres : bonne tournée, très bonne tournée.

Il vit aussi le sarrau mouillé, les pieds nus dans des sabots trop grands, les petites jambes violettes ; il gronda :

— Que fais-tu là ? Tu n’es pas encore rentrée !

— Non, répondit l’enfant ; j’ai fait tout un tour ; j’ai attendu plus de deux heures chez les métayers de Malitrou ; la femme n’y était pas.

— As-tu mangé ?

— Oui, j’ai mangé une pomme de terre chaude chez Pitaude et un grignon de miche que j’ai eu dans le bourg.

Elle s’arrêta de causer pour tousser d’une toux sèche qui la secouait toute.

Séverin se rapprocha d’elle. Il souffrait cruellement chaque fois qu’il voyait son enfant avec un bissac ; il ne s’habituait pas à la misère des siens ; il en avait honte. Quand Louise passait sur les routes à portée de sa vue, il baissait la tête et parlait à ses compagnons d’ouvrage pour détourner leur attention.

Mais ce soir il était seul avec elle et il y avait en lui une grande pitié.

Il se pencha, tâta le fichu mouillé et les menottes froides. Puis, comme la nuit venait, comme Florentin avait disparu au détour, comme il était bien sûr enfin de ne rencontrer personne, il prit la petite par la main, mit le bissac sur son épaule et le porta un bout de chemin. À l’échalier du Pâtis, il rendit le bissac et malgré ses hardes mouillées, il s’arrêta un moment pour suivre des yeux son enfant qui s’en allait en toussant dans le vent traître, entre les baies devenues farouches.

L’image de la défunte lui passa dans l’idée ; et il songea avec un atroce serrement de cœur au chagrin qu’elle aurait eu si elle avait vu cela.