Les Creux de maisons/Deuxième partie/9


CHAPITRE IX

LA DÉFAITE


Les coqs des Grandes-Pelleteries chantèrent, puis ceux du Bas-Village, puis ceux des Marandières et de Jolimont ; d’autres au loin répondirent ; enfin, tout près, le coq nain de Gustinet lança sa note enrouée. Il y eut un bruit d’oiseaux dans un pommier devant la porte des Pâtureau. Séverin, à demi réveillé, se dressa sur son séant : trois heures ! pensa-t-il. Il avait l’habitude d’être à trois heures et demie dans le champ de jarosse du Pâtis, pour couper la pâture avant la montée du soleil ; il n’y avait donc pas de temps à perdre.

Il se coula doucement hors du lit, enfila son pantalon et sortit tout de suite sur le seuil pour voir le temps ; car il y avait eu la veille menace d’orage et l’on avait eu grand’peur à cause du foin de luzerne qui n’était pas rentré.

La nuit pâlissait, mais l’œil ne distinguait rien encore ; la brume s’était en effet installée partout ; elle remplissait comme des boites les petits jardins carrés aux haies basses ; elle s’empilait sous les arbres ; le chemin Roux semblait une rivière blanche coulant entre deux rives sombres. Dans le village, d’autres portes battirent ; quelqu’un toussa ; un homme passa en sifflotant, imprécis comme un fantôme. Séverin sentit la fraîcheur se glisser sous sa chemise défaite et il rentra pour achever de se vêtir.

Delphine, réveillée, demanda dans un bâillement :

— Le temps est-il nettoyé ?

— Je ne sais pas, fit-il ; il y a un gros brouillard ; ça pourrait bien amener un orage.

Il ajouta comme il se disposait à sortir :

— Et toi ? Comment te trouves-tu ce matin ?

Delphine, qui était à la fin de sa grossesse, avait fané la veille au Pâtis, et vers le soir elle s’était sentie presque malade. Elle répondit :

— Oh ! cela va tout à fait ; je suis délassée et je pourrai aller vous aider encore aujourd’hui.

— Cela, par exemple, je te le défends bien ! pour le travail que tu peux faire, ce n’est pas la peine de venir si loin ; d’ailleurs, ce serait dangereux.

Elle se releva sur un coude, péniblement, car elle était très lourde.

— Je m’ennuie toute seule ici, fit-elle ; j’aime mieux aller râteler.

Il se récria de nouveau :

— Mais tu es folle ! râteler par une chaleur pareille ! et pour gagner quoi ? rien du tout ! Il est bon d’avoir de la complaisance, mais dans ton état, il vaut mieux rester chez soi.

— Tu peux dire tout ce que tu voudras, j’irai quand même. Si l’on ne me donne pas d’argent, je gagnerai toujours ma vie et celle de Marthe ; la pauvre petite n’a pas déjà si souvent l’occasion de faire un bon repas !

Séverin essaya encore de raisonner, mais elle se recoucha, muette, décidée à n’en faire qu’à sa tête. Alors il l’embrassa et sortit en toute hâte.

La porte refermée, la chambre redevint noire. Les enfants, ainsi qu’il arrivait chaque matin, s’étaient réveillés à demi au départ de leur père. Louise se plaignit : Antonin venait de lui allonger un coup de pied. Ils commençaient à être grands et leurs jambes se rejoignaient au milieu du lit ; cela causait de fréquentes disputes. Quand Louise se tut, ce fut le tour de Georgette : le même Antonin lui ayant égratigné un pied avec l’ongle de son gros orteil, elle cria. Le drôle, menacé, fit semblant de ronfler pendant que Constant rigolait à l’étouffée. Furieuse, la petite se mit à pleurer très sérieusement et sa mère dut l’inviter à venir se blottir à côté d’elle, dans l’autre lit. Cette faveur l’ayant consolée, toute la maisonnée dormit encore un petit bout de temps.

Quand il fit assez clair pour qu’on pût s’habiller sans chandelle, Delphine se leva, alluma un petit feu et se mit à préparer la soupe.

Elle avait menti à Séverin en disant qu’elle était tout à fait bien ; elle se trouvait encore très lasse. Étant sortie pour donner de l’herbe aux lapins, elle fut saisie en revenant par la chaleur moite et la mauvaise odeur de la chambre ; pour ne pas tomber, elle dut s’accoter à la table. Décidément, son homme avait raison : il valait mieux rester chez soi maintenant.

Le vertige, pourtant, ne dura pas. Bravement Delphine s’efforça de n’y plus penser. Elle en avait vu bien d’autres durant cette grossesse ! Elle n’avait pas passé une seule journée sans ressentir quelque malaise, mais elle avait tout accepté sans se plaindre, gaiement presque, à cause de l’idée nouvelle qui lui trottait en tête : partir pour les Charentes ! S’en aller loin des creux-de-maisons, loin de la misère ! Un courage nouveau la redressait. Un petit allait venir ; elle disait : tant mieux, cela fera deux bras de plus. En attendant, ce n’était pas le moment de se dorloter ; ce petit serait une charge nouvelle ; il fallait profiter des derniers jours. D’ailleurs, les Chauvin étaient des gens qu’il faisait bon obliger.

Le grand jour était venu ; un peu de brume se traînait encore sur le guéret, dans les jardins, mais le soleil montait. Vivement Delphine fit lever ses aînés et s’occupa d’habiller Marthe. Puis, la soupe mangée et la chèvre traite, comme c’était jour d’école, elle prépara le panier des enfants, les mit tous dehors et, sortant à son tour, ferma la porte. Il était à peine six heures. Georgette et Louise emmenèrent leur chèvre sur la route et les bessons se mirent à couper de l’herbe dans le jardin.

Delphine, restée seule avec Marthe, prit la petite par la main et s’en alla au Pâtis. Elle arriva à l’heure du premier repas. Séverin, en la voyant rentrer pâle et hors d’haleine, ne put s’empêcher de montrer sa mauvaise humeur : c’était folie toute pure, ce qu’elle faisait là ! Chauvine, elle-même, trouva que Delphine se fatiguait réellement trop ; elle lui fit chauffer une tasse de café.

— Bois, dit-elle ; après, tu resteras ici avec moi, tu m’aideras à faire la cuisine.

— Mais non, mais non ! répondit Delphine ; je ne suis pas venue chez vous pour vous embarrasser. Si je m’étais sentie malade, je ne me serais pas mise en route. Ne vous inquiétez donc pas !

Une heure après, elle était dans le pré.

Les choses, d’abord, n’allèrent pas trop mal ; l’air était frais, il y avait encore un peu d’aiguail, elle râtelait à l’ombre. Mais peu à peu le soleil passa par-dessus les plus hauts têtards ; l’ombre se raccourcit. Delphine avait des élancements douloureux dans le ventre ; par moments des flammes bleues lui dansaient devant les yeux. Elle dut s’asseoir une minute et boire à la cruche ; elle songea même à abandonner son râteau et à s’en aller, mais le malaise, encore une fois, passa et elle recommença à travailler.

Vers dix heures, elle sentit que le soleil et l’odeur chaude des andains allaient de nouveau l’étourdir. Elle voulut se hâter pour arriver au bout du pré où il y avait encore de l’ombre, mais, brusquement, le vertige augmenta : ses jambes fléchirent et elle tomba à la renverse en poussant un cri de douleur. Séverin accourut suivi de Chauvin et de ses deux filles. Delphine était pâle comme une morte, bien qu’elle ne fût pas tout à fait évanouie. Elle se remit assez vite, mais soudain, comme pour les rassurer elle essayait de sourire, elle poussa un nouveau cri en portant les mains à sa ceinture.

— Oh ! je me suis fait mal ! emmenez-moi tout de suite ! tout de suite !

Chauvin courut au village et revint avec le char à bancs jusque dans le pré. Puis ayant reconduit Delphine aux Pelleteries, il s’en fut quérir la sage-femme et la grand’mère Bernou des Arrolettes. Quand elles arrivèrent, elles trouvèrent Delphine toute changée par la douleur et Séverin affolé. La sage-femme déclara qu’il fallait un médecin. Chauvin retourna donc au bourg ; le médecin était en tournée ; il vint le soir à la nuit tombante.

Il vint à la nuit tombante et ne partit que le lendemain, à l’aube, quand fut né l’enfant, un garçon bien constitué d’ailleurs.

Ce médecin était un homme d’une quarantaine d’années, très bon, adoré de tout le monde, mais très brusque. Comme il s’en allait, Séverin le suivit pour l’interroger.

— Il est sauvé, ton gosse, répondit-il simplement.

— Et elle, monsieur ? Y a-t-il du danger ?

— Je repasserai dans la journée ; faites tout ce que je vous ai dit.

Séverin ne put rien savoir de plus ; il revint au chevet de sa femme.

On revit en effet le médecin dans la soirée ; la malade avait une fièvre intense et souffrait beaucoup ; le médecin sortit l’air furieux. Séverin courut derrière lui.

— Monsieur ! parlez-moi, monsieur !

— Eh bien ?

— Qu’en pensez-vous, monsieur ?

Le médecin se retourna tout à fait et toisa cet homme pâle qui tremblait.

— Mon pauvre vieux, écoute, répondit-il en posant sa main carrée sur l’épaule de Séverin, tu es un homme, on peut te dire les choses : ce n’est pas bon, pas bon du tout… mais on ne sait jamais… Je reviendrai encore demain matin. Rentre chez toi et pas de bruit surtout, hein ! pas de bruit. S’il vient des femmes, flanque-les dehors !

Et il partit en mâchonnant des mots qui étaient des jurons peut-être ou des menaces. Les voisines attendaient prés de sa voiture ; elles l’interrogèrent, mais il s’emporta :

— Est-ce que je sais, moi ? Est-ce que je m’y connais ? Qui vous a dit que je m’y connaissais, n. de D… !

Pourtant, une fois dans sa voiture, il demanda à son tour, d’une voix radoucie :

— Combien a-t-il d’enfants, ce Pâtureau ?

— Cela fait six, maintenant, monsieur.

— Six ! pauvre bougre !

Le lendemain matin il n’y avait plus d’espoir.

La journée fut atroce ; Delphine délirait. Il lui revenait de lointains souvenirs : elle parlait de sa jeunesse et du moulin et de l’écluse où barbotaient les canes. Puis, soudain, elle se cachait, secouée d’une peur affreuse.

— Séverin ! Oh ! la bête… le creux-de-maison ! comme c’est noir ! comme c’est froid ! la bête ! elle me mange ! oh !

Elle restait un moment muette et tremblante ; après quoi elle recommençait à appeler ses canes ; elle parlait aussi d’une terre où elle irait avec ses enfants, d’une ferme « là-bas », bien loin, dans un pays plein de soleil où elle aurait une grande maison avec des fenêtres.

Vers le soir, elle eut un moment de paix et reprit un peu ses sens. Elle demanda à voir les petits. Elle les reconnut tous et les embrassa ; mais comme Georgette se tenait près du lit, elle se mit à la caresser en disant de sa voix étrange, de sa voix « d’ailleurs » :

— Oh ! la petite ! les beaux yeux d’eau ! Vois donc, Charles, les beaux yeux clairs… apportez les ablettes… j’ai mangé toute la crème…

Les enfants, saisis, se serrèrent les uns contre les autres. Leur mère se tourna vers la muraille ; tout à coup, de la ruelle, monta une chanson grêle, fredonnée à mi-voix :

Quand Mathurin va-t-au moulin,
Drelin, drelin, vire !
C’est point pour y fair’moud’son grain,
Drelin, drelin, din !

Louise, qui sanglotait sur une chaise, se redressa, folle, les mains en avant.

— Je veux m’en aller ! j’ai peur ! j’ai peur ! La Gustine entraîna les cinq enfants pendant que la mourante criait à son tour :

— Emmenez-moi ! défendez-moi, oh ! la bête ! le creux-de-maison ! Je veux m’en aller !

Elle s’en alla quatre jours plus tard, dans une bière mince, l’ancienne petite meunière du moulin de la Rue ; et derrière elle, par le chemin Roux, descendirent tous ceux des Pelleteries.