Calmann-Lévy éditeurs (p. 168-175).

VI

Le dîner s’achevait, le même jour, dans la salle à manger des Martin d’Oyse. Un compotier de fraises avait attiré une abeille, et la lumière, des papillons fauves et velus. Cécile, gourmande, roulait ses fraises dans le sucre, et les mangeait en les suçant de toute sa bouche ardente. Élie parlait du roman qu’il lisait. Au second étage, dans le salon des Alibert, Fanchette jouait languissamment du Mendelsohn, musique de spleen et de désespérance. Et sa fenêtre étant ouverte, ses harmonies glissaient dans le parc, venaient jusqu’ici retentir à l’âme de Chouchou.

Décidément Chouchou était resté aux Verdelettes. Fanchette l’avait impérieusement convaincu par les mêmes raisons dont sa musique, à cette heure, accablait encore le jeune homme. Il ne pensait plus à voler. Il ne pensait plus à s’ennuyer. Il ne pensait plus qu’à Fanchette. Et les Alibert, qui ne paraissaient pas ignorer totalement le penchant de leur jeune sœur, s’épanouissaient d’aise devant l’accord peu douteux de ces deux tendres cœurs. Ils choyaient Philippe. Lui, si austère, avait maintenant dans sa poche, à l’usage de ses cigares ou de ses cigarettes, tous les bibelots imaginables d’orfèvrerie, dont des cousins riches le comblaient. Il disait :

— Ce sont de très chics types.

— … La forme dans un roman, continuait Elie, est le côté par lequel un écrivain demeure assujetti à l’art, car le roman est un genre mixte, ressortissant tout à la fois à la poésie et à la parole. Par l’une, il tient à l’Art supérieur ; par l’autre, tout simplement à l’humanité.

— Mais la parole est un art, dit madame Élisabeth.

— Et tous les arts doivent être issus de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, ajouta M. Martin d’Oyse.

— La laideur humaine… objecta Chouchou, dédaigneux.

Mais son père l’arrêta.

— Il ne faut pas dire : la laideur humaine, Philippe. Tout dans l’homme nous est sujet d’étude et d’intérêt supérieur, et l’homme est même le seul sujet d’étude et d’intérêt supérieur.

Cécile s’écria :

— Oh ! tous ces papillons autour de la lumière !

— L’électricité a cela d’agréable, dit Chouchou, que les papillons peuvent maintenant venir se griser à la lumière sans brûler leurs ailes.

— Encore une charmante image qui disparaît, soupira ou feignit de soupirer, avec un peu de mélancolie vraie, pourtant, madame Martin d’Oyse.

À ce moment un domestique vint lui demander, à voix basse, s’il pouvait introduire ici madame Natier, qui arrivait toute fatiguée de la vallée.

— Oh ! la pauvre Nathalie ! qu’elle entre bien vite.

Elle entra. Sa figure plissée et parcheminée était encadrée du bonnet noir des dimanches qui portait un coquelicot vif sur le côté. Élie avait des gants et son manteau riche, qui depuis dix ans conservait dans l’armoire le lustre du neuf. Tout le monde lui fit fête, et elle s’assit à côté de madame, face à monsieur. On lui demanda ce qui l’amenait à cette heure.

— C’est une bien grande contrariété, monsieur Xavier, dit-elle en redevenant tragique, et j’aurais dû mourir plus tôt afin de ne pas voir ça.

Elle excitait ainsi les curiosités. On faisait mille suppositions, et on s’apitoyait, car toute sa souffrance intime se lisait dans le pli de sa bouche, dans cette expression douloureuse des vieilles femmes qui fait frémir.

— Monsieur se souvient ; quand j’ai épousé Natier, il m’a dit : « Nathalie, je vous donne la petite maison de l’ancien contremaître, vous y resterez votre vie durant. Vous en serez seule maîtresse, elle est votre bien. » Et monsieur a même ajouté comme ça : « C’est en souvenir de ce que madame et moi nous vous devons. »

Là-dessus la bonne femme s’arrêta une minute. Elle regarda monsieur et madame, elle revoyait tout leur roman, leur belle jeunesse, et monsieur, dans l’élégance de ses vingt-cinq ans, baisant la main de la pauvre fille qu’elle était : « Mademoiselle, il ne me reste plus qu’à vous remercier comme une personne de qualité. » Et la fuite dans le parc, et le voyage à Rodan, et les adieux déchirants des deux jeunes gens devant la porte lourde du couvent de la Visitation, et les mots troublants qu’ils s’étaient dits là, qu’elle avait entendus, humble servante, et qu’elle n’avait de sa vie répétés à personne, bien qu’après trente-deux ans elle eut encore dans l’âme le souffle de leur passion. Eh bien, dans son intellect un peu confus, le monument mystique de tout cela c’était sa maison, sa vieille maison, sa chère maison qui avait une figure et un sens.

Monsieur lui souriait comme au vieux témoin de son grand amour. Jamais ils ne reparlaient plus ensemble de ces choses anciennes, mais on savait bien qu’on y pensait rien qu’en se regardant. Nathalie reprit :

— Monsieur et madame ne me devaient rien, je n’ai jamais fait que les servir selon mon devoir. Mais j’ai eu ma maison, ma fille y est née, mon pauvre Natier y est mort. Je disais que j’y mourrais aussi, et voilà que maintenant ces messieurs Alibert veulent nous faire cadeau d’un beau chalet sur la route de Rodan, à seule fin que nous déménagions pour qu’ils puissent jeter bas ma pauvre maison et agrandir la filature sur ce terrain. Alors, ce soir, je viens aux nouvelles. Si c’est l’idée de monsieur que je m’en aille, je m’en irai. Moi, je ne connais que monsieur et madame. Mais si ce n’est pas son idée, on aura beau me proposer un palais sur la route de Rodan avec balcon, perron, salle à manger : moi, j’aime mieux garder ma maison.

Elle essuya ses yeux ruisselants. Les trois Martin d’Oyse échangèrent un regard troublé.

— Ces Alibert sont tenaces, dit le père.

Élie murmura :

— Ils ont trouvé ce stratagème pour tout concilier : faire bâtir une petite habitation coquette et tenter ainsi ces deux femmes pour les expulser sans brutalité.

— Il me semble, dit Chouchou, que, comme procédé, on ne peut trouver plus élégant.

M. Martin d’Oyse déclara simplement :

— Nathalie est la seule maîtresse en l’occurrence. Sa maison lui appartient. Elle décidera.

Nathalie, maintenant, pleurait de plus en plus fort :

— Mais, monsieur, dans une de ces belles maisons dont ces messieurs Alibert sont venus nous montrer les imagés tantôt, je ne me reconnaîtrai plus, je ne me retrouverai plus. Et puis ce genre de la ville ne me plaît pas. Il me faut ma grande cheminée, mes petites fenêtres, mon vieux lit dans son coin et mon pauvre potager dont je retourne la terre depuis vingt-cinq ans et qui m’a tant donné, tant donné !

— C’est de l’enfantillage, ça, madame Natier, dit Cécile sévère ; vous vous habitueriez vite à une autre maison. Pour une manie on ne peut sacrifier les intérêts de la filature qui ne demande qu’à prendre de l’extension, qui étouffe dans ses bâtiments étroits, qui rapporterait une fortune colossale si on lui laissait le droit de s’étaler à son aise.

— Ma chérie, supplia son mari, écoutez mon père.

M. Martin d’Oyse disait :

— Cela est secondaire. Le vrai point de vue, l’unique point de vue est ceci : j’ai fait, il y a vingt-cinq ans, une donation à Nathalie ; je ne dois pas plus revenir moralement sur ma parole que je ne puis revenir légalement sur l’acte notarié.

Philippe, à voix basse, émit une idée :

— On pourrait discuter la question avec Marthe, qui est une intelligence.

La main du père tomba lourdement sur la table. Sa douceur accoutumée avait disparu. Il dit d’une voix sourde mais toute altérée d’indignation :

— On ne discutera pas, Nathalie est libre. Je la connais. C’est un sentiment profond et souverain qui l’attache à sa vieille masure. C’est toute sa sentimentalité. Son passé respire dans l’ombre des coins obscurs. Les murs ont des yeux pour la regarder. Ce sont ses Verdelettes à elle. Jamais un sentiment sacré n’entrera pour moi en balance avec l’appât d’un gain plus grand.

— Alors, l’idée de monsieur, c’est que je garde ma maison ? demanda Nathalie.

Tous étaient suspendus aux lèvres du père de famille. Il répondit après une longue réflexion :

— Oui, que vous la gardiez.