Calmann-Lévy éditeurs (p. 161-167).

V

Un dimanche, l’usine dormait toute froide sous un ciel gris. Les Alibert y descendirent néanmoins, et après avoir pris au bureau un rouleau de papier dont on apercevait le coloriage, se dirigèrent de leur pas cadencé vers la petite maison de Marthe Natier. Ils avaient l’air en même temps décidés et contents d’eux-mêmes. Sam, la tête haute, flairait le vent de son nez court aux narines larges. La seule phrase qu’il proféra pendant le trajet fut :

— Ces pauvres Martin d’Oyse, évidemment, ne pouvaient s’en tirer tout seuls.

— Ils n’en auraient eu ni les moyens, ni l’idée, reprit Freddy.

Ils trouvèrent Nathalie et sa fille dans le potager, fourrageant la haie splendide des haricots à rames, lui arrachant une à une, à deux doigts, les cosses en forme de virgule où les grains blancs s’alignaient comme des perles dans un écrin vert.

Marthe dit, en retenant sa mauvaise humeur :

— Tiens, voici ces messieurs Alibert !

Et elle écarta son panier de vendangeuse pour aller les rejoindre. Elle fut surprise de la satisfaction, de la bonté même qu’exprimait leur physionomie. Ils la saluèrent et demandèrent s’ils pourraient avoir un entretien avec elle et sa mère. Alors les deux femmes, laissant là leur récolte, s’acheminèrent avec ces messieurs jusqu’à la maison. Et pendant ce temps ces messieurs scrutaient cette pauvre petite maison, si basse qu’elle n’était guère que quatre fenêtres aux volets verts, coiffées d’un toit de tuile à lucarnes. Ils la disséquaient, ils la démolissaient d’un coup d’œil. Deux coups de pioche là-dedans et tout était par terre. Crépie depuis dix ans, elle avait pris une couleur jaune, l’aspect doré de la pierre ; et entre les volets grimpaient des volubilis dont les calices violets et roses, enhardis par le temps sombre, demeuraient épanouis malgré l’heure avancée du jour.

Une fois dans la salle, Sam et Freddy, avec un mystérieux sourire, déployèrent le rouleau de papier. Des images peintes s’étalèrent sur la table, Samuel dit :

— Mademoiselle Natier, venez voir ces jolis projets de maison.

Il y avait des pavillons biscornus ; des chalets aux toits rutilants ; des perrons minuscules bordés de trois balustres ; et devant chaque façade une pelouse garnie de fleurs roses. Nathalie mit ses lunettes et, intimidée par ces messieurs, déclara :

— Comme c’est beau !

Samuel reprit :

— Choisissez le projet que vous aimeriez, mademoiselle Natier, car moi et mon frère, nous avons l’intention de faire construire une de ces maisons pour vous l’offrir.

Les bras de la dactylographe lui tombèrent le long du corps. Elle n’osait rien dire, mais ses yeux demandaient à Samuel Alibert si cela était vrai.

— C’est absolument sérieux, mademoiselle, fit à son tour Frédéric ; vous avez l’air de ne pas nous croire ! Nous voulons vous loger coquettement, gentiment, dans celui de ces petits chalets qui vous plaira.

Marthe interrogea aussitôt :

— Et monsieur Martin d’Oyse ?

Oh ! il n’y est pour rien, affirmèrent ensemble les deux jeunes gens. C’est personnellement que moi et mon frère vous faisons ce cadeau. Nous avons des capitaux, nous presserons la construction : au printemps prochain, vous pourrez y être installée avec votre maman.

Marthe avait été plusieurs minutes éblouie. Les fraîches couleurs de la planche, la présentation avantageuse des petits chalets avec la légende : salle à manger, salon, premier étage, grenier, mansarde, lui tournèrent un peu la tête. Elle entrait de plain-pied de la vie rustique dans une existence bourgeoise. Mais son esprit avisé se ressaisit :

— Messieurs Alibert, dans quel but nous faites-vous ce cadeau ? questionna-t-elle, l’œil méfiant.

— Oh ! répondit Samuel, je vais vous avouer bien franchement notre mobile. Nous voulons ce terrain où vous habitez. Il nous le faut pour agrandir l’usine. Or, nos associés nous ont expliqué de quelle manière vous le possédiez et le point d’honneur qu’ils mettraient à ne point vous le reprendre. Nous avons compris. Nous comprenons ces choses-là, mademoiselle Natier. Nous voulons n’être venus dans la vallée que pour le bien de tous, et non pas pour y créer des chagrins. Nous ne sommes pas des tyrans. Nous voulons faire votre bonheur et celui de nos associés, et moi et mon frère nous avons conçu le dessein que nous vous proposons là. Nous vous demandons de sacrifier à la prospérité de la filature la bicoque où vous vivez et d’accepter l’une de ces jolies habitations en échange. C’est notre manière à nous de faire des affaires.

Marthe cette fois fut émue. Les Alibert ne cachaient ni leur intérêt, ni leur calcul ; malgré tout, il y avait dans l’ampleur de leur combinaison une générosité et même une sensibilité qui l’enchantèrent. Pour un peu elle eût pleuré. Elle n’avait jamais compris jusqu’ici les Alibert ni la part de bonnes intentions qu’il y avait dans leurs actes. Ils amalgamaient étroitement leur âpreté aux affaires, leurs ambitions d’argent et le souci de se conduire en hommes de bien. Tout cela formait les rouages différents d’une même machine. Ils allaient ainsi d’accord avec leur conscience, dignement.

Mais les rapides propos échangés avaient échappé à la mère Nathalie. Elle entendait de travers, ne savait pas ce qu’il y avait, croyait qu’il s’agissait d’une maison pour ces messieurs, et continuait de regarder les belles images en murmurant :

— Comme c’est joli !

— Messieurs, dit Marthe, je vous remercie de tout mon cœur. Vous êtes très délicats, très délicats. Je suis touchée. Laissez-moi quelques jours pour réfléchir, pour habituer ma mère à cette pensée.

— Oh ! il faut réfléchir tout de suite, dit Samuel.

— Je voudrais savoir ce que pense de cela monsieur Xavier.

— Monsieur Martin d’Oyse n’a rien à voir dans notre décision, reprit Freddy. Cela ne concerne que vous et nous-mêmes. Nous faisons seuls tous les frais.

— Oui, je sais, acheva Marthe malicieuse, vous avez des capitaux.

À la porte on se serra les mains. Les plans étaient restés sur la table. La bonne femme interrogea :

— Qu’est-ce qu’ils voulaient ?

Marthe en deux mots lui expliqua tout.

— Mais je ne veux pas, moi, fit Nathalie en se révoltant. On est chez nous, ici. Leurs belles maisons, ça m’est égal. Je veux mourir là-dedans !