Calmann-Lévy éditeurs (p. 176-186).

VII

Cécile et Fanchette couraient les champs avec Philippe. La jeune bru était ravie de favoriser l’idylle qu’elle avait démasquée. Souvent elle prenait un livre, et dès qu’on avait dépassé les abords du château, s’asseyait pour lire, laissant ainsi les amoureux vagabonder à leur aise. Mais, ce jour-là, les deux cousines avaient autant à dire l’une que l’autre. On suivait un chemin entre deux murailles droites de blé mûr. Fanchette allait devant, de son pas allongé de grande gamine ; Chouchou suivait son sillage, grisé par sa présence et rêvant de prendre dans ses bras ces frêles épaules balancées ; madame Élie venait par derrière, son chapeau de soleil ombrageant son front courroucé.

— Philippe, lança-t-elle enfin, votre père est ridicule.

On vit le profil aigu de l’aviateur se retourner brusquement.

— Que voulez-vous dire, Cécile ?

Tous trois du coup s’arrêtèrent. Les épis leur venaient au coude. Ils avaient l’impression de se baigner dans le blé qui courait en vagues lointaines. Cécile reprit :

— Je veux parler de son attitude au sujet de cette bonne femme et de la petite maison. Mes cousins avaient été gentils, hein, Philippe ? Avouez qu’ils avaient été gentils pour la bonne femme ?

— Oui, fit Chouchou, un peu troublé ; d’ailleurs, ils sont toujours d’une correction parfaite.

La grande gamine lui sourit à ce mot, en remerciement, et elle se mit à contempler de ses prunelles glaciales et fixes le plateau couvert de blés, les arbres de la ferme Josseaume qui enclosaient la mare, et les épis et girouettes des Verdelettes, qui pointaient là-bas par-dessus les sapins. Cécile continua :

— Mes cousins arrangent tout, manigancent tout pour que la vieille déménage sans même s’en apercevoir. Là-dessus votre père intervient, introduit du sentiment là où l’on n’en avait que faire, exalte Nathalie, l’excite aux larmes, aux regrets, attache une espèce de mysticisme à la bicoque, et finalement abuse de l’autorité qu’il possède encore sur cette ancienne servante pour lui enjoindre de se cramponner à ses vieux murs.

Chouchou, tout crispé, garda le silence. D’une main caressante, il prit seulement la main de Fanchette, et il finit par murmurer :

— Il s’agit d’une cabane que…

— Oh ! je suis au courant, reprit Fanchette avec un brin d’ironie.

— Eh bien, poursuivit Cécile, je le trouve ridicule, mon beau-père, car c’est toute sa fortune et celle de ses enfants qui est en question. Pour ne pas déplacer deux femmes, qui seraient beaucoup mieux ailleurs, entre parenthèses, il sacrifie le magnifique épanouissement de la filature. Il diminue, il paralyse, il étouffe, il atrophie.

La veille au soir, à table, pendant que son père parlait à Nathalie, Chouchou avait éprouvé le même sentiment. Il s’alliait alors en pensée aux Alibert qui défendaient la force d’expansion, la beauté de la vie matérielle, et il blâmait son père qui aurait dû envoyer Nathalie au diable. Et là, aujourd’hui, dans ce champ de blé, voilà qu’au lieu d’approuver Cécile qui parlait si raisonnablement, si pratiquement, si intelligemment, il s’irritait. Il se retourna vers Fanchette ;

— N’est-ce pas, Fanchette, vous, vous comprenez mon père qui ne veut pas édifier une fortune sur les ruines d’une maison qui est tout le bonheur de cette vieille Fidélité appelée Nathalie.

— Oh ! non, je ne le comprends pas du tout, répondit tranquillement la jeune fille.

Ces paroles furent un dard dans le cœur de Philippe. Il dévisagea douloureusement celle qui venait de le blesser. Le regard froid de Fanchette filtrait sous les cils blonds. Elle lui parut la fille d’une planète inconnue, et il désira son âme mystérieuse. Mais, après un éblouissement passager, il suivit l’autre passion qui le solidarisait avec son père, avec l’esprit des Martin d’Oyse, avec le sens de sa race.

— Les valeurs de l’argent, expliqua-t-il aux deux jeunes femmes, nous les reconnaissons, mais nous plaçons au-dessus les valeurs morales. Or, l’engagement de mon père vis-à-vis de la mère Natier, c’est une valeur morale. Et le sentiment qui attache cette vieille femme à sa maison, c’est une valeur morale. On ne peut pas écraser les valeurs morales sous les valeurs matérielles.

— Il n’y avait qu’à laisser mes frères agir, dit Fanchette. Ils n’écrasaient rien du tout. Les dames Natier auraient été enchantées finalement. D’ailleurs ils arriveront à ce qu’ils veulent. Mais votre imagination déforme tout dans son nuage. Vous avez des mots. Eux posent des actes.

Elle avait pris à ses cours l’esprit scientifique et parlait avec précision. Et il y avait en plus chez elle la rigueur rationnelle des Alibert.

— Vous ne sentez pas, dit en frémissant le jeune homme, que l’usine agrandie, quand les salles de filage démesurées s’allongeront jusque sur l’ancien potager de la vieille, et que les bénéfices doubleront, l’or entrera chez nous comme le prix des larmes de la bonne femme et le produit de son chagrin ?

Les deux cousines se mirent à rire. Leur rire exaspéra Philippe. Il était le langage de l’autre race. À ce moment, Fanchette et lui se gonflaient chacun de l’orgueil de la sienne. C’était en vérité deux races puissantes et fécondes. On n’aurait pas su dire laquelle surpassait la race rivale, car si l’on aime mieux se sentir le plus subtil, rien ne prouve que subtilité soit supériorité. Philippe était le plus subtil, mais Fanchette avait la force qui ne se perd pas en raffinements, la force du grand-père Boniface. Et plus de jeunesse animait la race de Fanchette. Philippe la contemplait ardemment. Elle lui était effroyablement étrangère. Il comprit qu’il n’étreindrait jamais son âme ; que s’ils étaient un jour unis, ce serait sous l’illusion sensuelle, et il souhaita son appareil familier pour y sauter, pour s’élancer dans les espaces, pour se délivrer de Fanchette à jamais.

Il se remit en marche, seul d’abord, cheminant dans le blé. Les deux jeunes femmes le suivirent. On arrivait à la lisière d’un des immenses bois qui se déroulent sur le plateau jusqu’à Rodan. Personne maintenant ne soufflait mot. Philippe analysait en silence les ravages de son cœur. Tout d’un coup, comme on foulait déjà les feuilles tombées des premiers chênes, il entendit une voix suave qui murmurait :

— Chouchou…

De nouveau il se retourna. Fanchette était toute seule, Cécile avait disparu. La jeune fille levait sur Philippe ses yeux dont on ne savait s’ils étaient indifférents ou tristes.

— Vous pensez du mal de moi ?

— Non, Fanchette. Je vous admire toujours, mais je souffre parce que nous ne nous rencontrerons jamais, et que c’est le bonheur, cela, de se fondre dans une pensée unique, dans un sentiment unique. Nous sommes étrangers, Fanchette ! et c’est pour cela que je vous fuyais. Vous pensiez que c’était pour votre argent ? Oh ! il compte si peu à mes yeux que je n’aurais pas pris garde à lui. Mais il y a pire pour nous séparer, il y a cette horrible incompréhension mutuelle.

— Moi, dit-elle, j’aime quand je vous trouve obscur, puéril, phénoménal. J’aime quand vous êtes Martin d’Oyse, avec vos idées conventionnelles, votre chevalerie, vos complications, vos scrupules. Pourquoi n’aimez-vous pas quand je suis Alibert, carrément : positive et calculatrice comme mes frères ?

— Parce que l’amour tel que je le veux, Fanchette, c’est la tempête qui roule deux êtres et les enlace si étroitement qu’ils n’ont plus qu’une âme. Si vous étiez ma femme et que je vous tienne dans mes bras, et que je connaisse le triomphe de vous sentir à moi, je ne serais qu’un malheureux, puisque l’essence de vous-même, la flamme de votre vie m’échapperait.

— Mon cœur est à vous, pourtant, dit gravement Fanchette.

— Pas tout entier. J’y trouverai toujours, pour venir me briser à leur porte, les jardins interdits.

Deux larmes coulèrent des yeux froids de Fanchette. Elle s’approcha, prit Philippe à l’épaule, posa son front sur cette épaule, murmura :

— Je vous aime si complètement, il me semble !

Mais lui, tout frémissant, l’écarta, et il lui dit d’un air sauvage :

— Tout nous sépare, ne nous y trompons pas. Je ne veux pas être dupe de l’amour. Je veux l’amour tout-puissant, pas l’amour sournois. Je veux le même roman que mon père et ma mère, l’idylle immortelle. Nous sommes deux étrangers, Fanchette !

Elle murmura, cruellement offensée :

— Vous ne me disiez pas cela, sur l’eau, le soir de l’orage. Pourquoi m’avoir pris mon cœur, si vous n’en vouliez pas ? Je trouve votre casuistique abominable. C’est donc ça l’âme des Martin d’Oyse ? Moi, je vous aime, Chouchou, tout simplement. Je ne peux pas vous le cacher. Je vous aime comme une Alibert que je suis, de toutes mes forces, et sans y mettre la psychologie moisie des vieilles races. Ce n’est pas un Martin d’Oyse que j’aime, c’est vous, Philippe, c’est vous. Chouchou, audacieux, extraordinaire et tendre. J’ai rêvé…

Elle se retourna, n’en pouvant plus et honteuse de son désespoir. Elle se cacha le visage contre le fût énorme d’un chêne, son bras plié la protégeant des rigueurs de l’écorce. Philippe, ardent, dévorait des yeux ses hanches minces de nymphe sylvestre, sa nuque blanche sous les cheveux pâles. Et il se demanda :

« Est-ce que je ne suis pas fou ? C’est elle qui est saine et vraie. Peut-on raisonner avec l’amour ? »

Fanchette reprit :

— Mais ne craignez rien. Je disparaîtrai. Je ne mettrai pas plus longtemps à l’épreuve votre conscience timorée de gentilhomme. Seulement je vous en préviens, mes frères sauront tout, et ils jugeront.

— Pourquoi me dites-vous cela ? s’écria-t-il avec reproche.

C’était encore une de ces phrases malheureuses qui la situaient à mille lieues de lui. Les Alibert s’estimaient les bienfaiteurs des Martin d’Oyse. Ils l’étaient jusqu’à un certain degré et parce qu’ils l’étaient, n’auraient pas dû le laisser croire. Mais ils ne résistaient à la suprême ambition de la gratitude. Celle des Martin d’Oyse leur assurait la plus véritable souveraineté que leurs capitaux leur eussent jamais value. Le bienfait se mesure à l’importance de l’obligé. Les Alibert rendaient hommage à leurs associés en se montrant si avides à tout propos de leur reconnaissance. Mais c’était un hommage dont les Martin d’Oyse se fussent passés.

— Fanchette, continua Philippe acerbement, je sais que ma famille doit infiniment à vos frères. Mais ils n’ont rien à voir pour cela dans la conduite de ma vie.

Cette fois elle rougit légèrement.

— Dans trois jours je serai à Paris, dit-elle.

Philippe montra les nuages :

— Demain, je serai là.