Calmann-Lévy éditeurs (p. 82-93).

II

Vers cinq heures, Cécile dit à l’aviateur :

— Ce qui serait gentil, Chouchou, ce serait d’aller au-devant d’eux sur la route. Voulez-vous m’accompagner ?

Philippe ne pouvait guère opposer là un refus. Il courut lui-même chercher le chapeau de jardin de sa belle-sœur, une vaste paille souple garnie de roses de soie qui seyait à ses cheveux d’or, et il l’aida pour endosser son léger manteau de laine orange. Sur la route, la jeune bru bavarda.

— Pariez-vous que vous allez composer des vers sur mes cousins ? Oh ! je vois bien, Chouchou, que vous avez été très frappé par leur arrivée aux Verdelettes… D’une part, c’était tous ces souvenirs historiques, la chambre de Henri IV, les portraits d’ancêtres, la filiation chevaleresque de toute la famille, l’aristocratie de votre père, et d’autre part ces deux jeunes hommes pleins de force physique, incarnant la vie moderne, conscients de leur puissance et la réglementant méthodiquement. Grand-papa Boniface, quand il parle de Sam et Freddy, n’a qu’un mot pour les juger : « En affaires, ce sont deux lapins. » En affaires, grand-papa Boniface lui aussi en était un fameux. C’est lui le chef de la race. Il était l’intelligence et la finesse, la vigueur. Nous sommes une race toute jeune. Chouchou.

— Et tant de beauté en émane ! murmura Philippe, d’un air douloureux.

Sa belle-sœur le regarda de biais, en souriant à demi, coquettement.

— Vous êtes triste, Chouchou. Vous avez un secret, je le sais bien. Je l’ai vu le soir où vous avez volé jusqu’aux Verdelettes pour venir coucher dans la chambre de Henri IV.

Le profil aigu de chevalier du treizième que Philippe gardait même sous le chapeau mou s’efforça encore à plus d’impassibilité et d’indifférence.

— Vous avez trop d’imagination, Cécile, dit-il sèchement.

Mais elle, plantureuse et fraîche dans ce chemin vert qui semblait créé pour faire le complémentaire de sa peau rose, ne se laissait pas rebuter par ce qu’elle appelait « une des originalités de Chouchou ».

— Oh ! vous savez, je ne suis pas curieuse. Et si je devine bien des choses, ce n’est pas ma faute : je vois malgré moi dans le cœur des gens. Je suis faite ainsi. Et de plus, Chouchou, les chagrins d’amour des autres me font une peine ! une peine !… Aussi je ne vous demande aucune confidence, petit beau-frère, mais le jour où vous voudrez que j’intervienne en votre faveur, venez me trouver : vous pouvez compter sur moi.

Sa gentillesse de bonne fille finit par attendrir Philippe. Il se dérida et la remercia en balbutiant. Il se demandait aussi ce qu’elle savait au juste et si elle ne se vantait pas un peu quant à ses dons de pythonisse. Mais là-dessus elle lui toucha le bras vivement :

— Écoutez, voilà l’auto.

En effet, la limousine, qu’on ne voyait pas, venait de s’engager dans le chemin tournant du coteau, et on l’entendait monter dans le sifflement d’alarme de sa sirène. Cécile, tout en observant Philippe à la dérobée, prononça négligemment :

— Dommage qu’il n’aient pas amené leur sœur, mes cousins. Fanchette se serait amusée ici.

Le jeune homme eut beau s’observer, ses paupières battirent presque imperceptiblement, et le réflexe n’échappa nullement à madame Élie.

— Fanchette aime mieux être à la Sorbonne, répliqua l’aviateur avec indifférence.

Au tournant là-bas, la longue voiture poudreuse apparut. Cécile agita son ombrelle pour que Frédéric s’arrêtât, et elle criait de son beau soprano charmeur :

— Y a-t-il de la place pour nous qui sommes venus à votre rencontre ? Y a-t-il de la place ?

Son mari l’enveloppa d’un regard amoureux et descendit pour qu’elle s’assît près de M. Xavier. Chouchou et lui s’installèrent en face. Les cousins restèrent sur le siège, acceptant carrément le bénéfice de leur accoutrement grotesque. Élie contemplait sa femme avec un émerveillement toujours nouveau. Le teint lumineux bravait l’orange de la veste, les roses du chapeau. Il ne pouvait concevoir une femme plus belle. Il lui déclara, penché sur ses genoux :

— Quelle bonne surprise vous me faites là ! Vous voir cinq minutes plus tôt, c’est exquis.

Elle répondit :

— Quelle figure mes cousins ont-ils faite devant l’usine ?

— Ils ne se sont pas encore prononcés, dit Élie.

Au salon, le thé avait été servi. À dessein on laissa les fils Alibert se dévêtir seuls dans le vestibule, de façon qu’ils pussent enfin se concerter. Le valet de chambre leur apporta un bassin d’eau chaude où ils se lavèrent les mains. Frédéric dit à mi-voix :

— Nous enverrons les trois moteurs de secours de chez nous, ce qui permettra de boucler la machine pour un temps.

Samuel acquiesça et conclut :

— Avant un an tout peut être triplé.

Autour de la table de thé, ils mangèrent d’abord des gâteaux en silence, d’un vigoureux appétit, mais où madame Martin d’Oyse remarqua, étonnée, qu’il n’y avait pas de hâte malséante. Ils mangèrent décemment. Elle enregistra le fait avec une bonne note, charmée que les Alibert eussent meilleur ton qu’elle n’aurait cru. Samuel ensuite, la tasse encore à la main, vint devant M. Martin d’Oyse. Ses yeux bleus, froids, se posèrent sur le gentilhomme, le nez court aux narines larges sembla prendre le vent, et il dit :

— Voilà. Nous apporterons un million et nous ne demandons que la moitié des bénéfices. L’acte me donnera le titre de principal associé, sous la raison sociale Alibert frères et Martin d’Oyse père et fils. Voulez-vous, monsieur, réfléchir à notre proposition et nous soumettre vos objections ?

— D’ici huit jours… hésita M. Martin d’Oyse.

— Oh ! monsieur… non, demain. Tout est urgent. Pas une heure, en ce moment, où une large fraction de votre capital ne tombe dans le néant, improductive, sous le régime de l’insuffisance. Demain. Vous n’avez pas d’auto ? Non ? Élie peut prendre le train. Autre chose. Y a-t-il dans le voisinage une maison que nous puissions acheter ? car il nous faut habiter à proximité de l’usine.

— Hélas ! dit M. Martin d’Oyse, je ne vois rien, le coteau est imbâti. Il m’appartient sur plusieurs centaines d’hectares, et j’ai toujours refusé ces terrains aux entrepreneurs, ne voulant point gâter par des bâtisses dépourvues de goût ce coin charmant de nature.

— C’est très bien, dit en riant Samuel, mais ce coin charmant de nature, aujourd’hui, n’est pas suffisant pour nous abriter.

M. Martin d’Oyse, tourné vers sa chère Élisabeth, lui lança un regard où se lisait son invincible piété, le respect de ses volontés et de ses délicatesses, en même temps qu’une prière. Ces deux époux, après trente-deux ans de vie commune, étaient tellement habitués à se lire dans l’âme, qu’il leur suffisait d’un de ces regards pour remplacer un discours. La belle Élisabeth s’avança :

— Messieurs, il y a le second étage du château qui est inoccupé. M. Martin d’Oyse et moi le mettons bien volontiers à votre disposition. Nous vous considérons comme des nôtres à partir d’aujourd’hui. Sous quelque forme que vous présentiez votre intervention, nous ne pouvons oublier qu’elle nous sauve. Nous partagerons le même toit. Vous demeurerez chez vous dans votre appartement que vous aménagerez à votre guise. Il n’en restera pas moins entre nous une communauté familière qui ne peut que nous être chère.

— Madame, reprit Samuel en lui baisant de nouveau la main, votre offre et la façon dont vous la faites sont au-dessus de quelque remerciement que ce soit.

Dès ces paroles, toute glace fondit. On se sentait alliés jusqu’au cœur. Les regards se chargèrent d’une magnétique sympathie. Sam et Freddy eurent aux lèvres un bon sourire franc, confiant et fort. Ils considéraient avec respect monsieur et madame Martin d’Oyse et les portraits alignés de chaque côté de la hotte de la cheminée, avec les costumes du temps de la Ligue. Bien qu’ils n’eussent point de passé, ils n’en aimaient pas moins celui des autres, et ils manœuvrèrent pour se rapprocher de Chouchou, à qui ils demandèrent :

— Dites-nous, Martin d’Oyse, cette chambre de Henri IV que vous avez ici, pourrions-nous sans indiscrétion la visiter ?

— Mais, dit l’aviateur, mes parents seront enchantés de vous la montrer, si vous les en priez.

Et il alla vers son père :

— Papa, nos cousins ont une petite requête à vous présenter.

Il avait dit « nos cousins » non sans une certaine coquetterie, en leur lançant un regard droit d’amitié. Tout le monde applaudit d’un murmure.

— C’est cela, nos cousins, nos cousins.

Les Alibert eurent un rire sonore qui cachait une pointe d’émotion.

— Oh ! nous sommes très flattés.

Et aussitôt :

— Monsieur, nous savons que vous possédez dans votre château une chambre historique où vous conservez un grand souvenir, une grande pensée de famille. Nous serions très heureux si vous nous permettiez de la voir…

Quand ils cessaient de parler affaires, ils devenaient timides, hésitants, et ce contraste, une fois qu’ils avaient affirmé leur force, donnait à leur allure générale un attrait irrésistible, atténuait ce qui eût pu y paraître impérieux.

— Messieurs, c’est bien le moins, dit simplement le gentilhomme. Si vous voulez me suivre, nous y allons de ce pas.

Ils s’y rendirent seuls, tous trois, sans rien dire. M. Martin d’Oyse, dans l’escalier de pierre, précédait les deux jeunes hommes qui montaient sans bruit, en admirant la rampe et la voûte à volutes. Arrivé au milieu du corridor, M. Martin d’Oyse indiqua la porte de la tourelle, au fond, et se retourna vers les fils Alibert :

— C’est là-bas, dit-il.

Jamais il n’avait lu sur les traits des visiteurs ce recueillement religieux. Il ouvrit la porte ; Sam et Freddy restèrent cloués sur le seuil, militairement. Il y eut un long silence. Le vent de la porte agitait faiblement le damas du baldaquin dont les festons caressaient ainsi les colonnes cannelées. Le lit était large, mystérieux, auguste. M. Martin d’Oyse montra la petite table et dit à mi-voix que le roi, fourbu, y avait déposé son armure et l’immortelle bourguignotte au panache blanc. Ainsi ce panache blanc, flamme pure de l’esprit d’une race et signe impérissable de l’honneur pour toutes les imaginations, avait flambé là une nuit entière, pendant le sommeil du héros. Et lui, tout frémissant encore des ardeurs de la bataille, s’était étendu sur ce lit. On croyait encore y voir son corps allongé, son profil bourbonien, sa barbe galante, dans la rigidité d’un gisant de cathédrale.

Les fils Alibert ne proférèrent pas un mot. Samuel osa le premier faire un pas dans la chambre, et d’un geste puéril, hésitant il toucha de ses doigts larges la rainure d’une colonne de chevet. Puis ils se retirèrent. M. Martin d’Oyse, ébranlé par les drames secrets de cette journée où son malheur s’était étalé sans voile devant les nouveaux venus, ne put ici cacher son trouble. Ce dernier contact avec les glorieux souvenirs l’avait achevé. Sam et Freddy s’en aperçurent. Dans un élan, l’aîné prit de ses deux mains la main du gentilhomme et, la serrant de toute sa force :

— Monsieur, si vous daignez le permettre, nous serons vos amis.

— Messieurs, vous l’êtes de cet instant, répondit M. Martin d’Oyse.

Là-dessus ils redescendirent froidement au salon et la châtelaine pria les Alibert à dîner. Mais ils répondirent simplement non, en s’excusant : ils n’avaient pas de phares et devaient partir avant la nuit. En revanche ils demandèrent :

— Il y a aussi notre jeune sœur, Fanchette, dont nous nous occupons beaucoup depuis la mort de notre mère. Nous pourrons l’avoir ici près de nous quelquefois ?

— Messieurs, reprit madame Martin d’Oyse, vous serez ici chez vous et libres d’y agir à votre guise. Quant à moi, je serai ravie de recevoir mademoiselle votre sœur.

Cécile vint carrément se planter devant Philippe et, les yeux dans les yeux, l’interrogea malicieusement :

— Eh bien, Chouchou, que dites-vous de cela ?

Chouchou avait rougi et le sentait. Il y avait beaucoup de juvénilité dans ce ténébreux. Il prit le parti de rire devant sa belle-sœur.

— Eh bien, je dis… je dis… que je vais, le mois prochain, survoler la Méditerranée, et que ce qui se passe ici, je m’en moque.