Calmann-Lévy éditeurs (p. 77-81).

DEUXIÈME PARTIE

I

Au jour dit, à l’heure dite, la limousine des fils Alibert franchissait la grille des Verdelettes. Frédéric tenait lui-même le volant. Les deux frères, en veston de cuir, la casquette enfoncée jusqu’aux lunettes réglementaires, se montraient totalement semblables, tels des jumeaux. Pour leur marquer plus d’empressement, M. Martin d’Oyse vint les attendre sur le perron. Au virage autour de la pelouse, l’aîné, Samuel, sans attendre l’arrêt, bondit à terre comme un acrobate. Frédéric, aussitôt le volant fixé, le suivit. Malgré leurs bottes et leurs larges chaussures de cuir, ils gravirent le degré du pas souple et moelleux de deux beaux fauves.

« Soyez les bienvenus, messieurs, » prononça cérémonieusement M. Martin d’Oyse. Ils ôtèrent leur casquette, leur affreux masque tomba ; ils avaient le teint clair, le poil doré ; l’aîné, Samuel, qui dépassait la trentaine, commençait d’être un peu hâlé par l’usage de l’auto, et de son nez court aux narines béantes il semblait flairer le vent comme un chien de chasse. Ils s’inclinèrent silencieusement devant le châtelain.

Au salon, toute la famille les attendait. Même on avait mandé Philippe, la veille, par télégramme, car l’aviateur, dont le patron était voisin de la minoterie, fréquentait chez les Alibert. Les jeunes gens entrèrent. Leur veste de cuir laissée au portemanteau, ils apparurent en complet de sport, carrés d’épaules et légèrement déhanchés. On les trouva charmants quand ils vinrent, impassibles et d’un pas cadencé, baiser la main de madame Martin d’Oyse et de leur cousine. Chouchou laissa tomber ces mots à l’oreille de son père :

— Il n’y a pas que nous sur la terre, papa.

— Ils sont fort séduisants, reprit le gentilhomme.

Des rafraîchissements étaient préparés. Le valet de chambre les passa sur un plateau. Samuel avala deux verres de Porto et dit :

— Vous voulez que nous causions, monsieur ?

Ces dames prirent leur broderie et gagnèrent une des fenêtres ouvertes sur le parc, près de laquelle, sans rien dire, elles se mirent à tirer l’aiguille. À l’autre extrémité du grand salon, M. Martin d’Oyse, assis près des fils Alibert, commença :

— Messieurs, je ne veux pas déguiser sous les apparences d’une offre avantageuse l’appel que je lance vers vous. Voici la vérité toute nue : Nous sommes dans une situation critique. Nous venons de perdre un procès ruineux ; des inconvénients dans le matériel arrêtent constamment la production du fil ; le personnel apporte au travail de la mauvaise volonté, comme il arrive chaque fois que, dans une industrie, le vent tourne à l’orage ; enfin la banque locale qui nous crédite, ne se sentant plus suffisamment de couverture, menace de refuser avant peu notre papier. Vous voyez, messieurs, que l’horizon est sombre, et que c’est bien à votre aide que nous recourons.

— Monsieur, dit Samuel Alibert, nous vous remercions de votre loyauté que nous admirons.

Son cadet avait les yeux humides. Tous deux paraissaient fort émus, car le discours de M. Martin d’Oyse, si simple qu’il fût, n’avait pas été sans grandeur. Frédéric ajouta, de lui-même, avec la vivacité de ses vingt-cinq ans :

— Nous serons aussi sincères que vous, monsieur, en déclarant que nous ne venons par ici sous couleur de vous rendre service. Il nous a paru qu’il y avait à prendre en main une affaire intéressante. Nous avons des capitaux. C’est un plaisir de les lancer dans une entreprise qui, là-dessus, va renaître. Si nous nous associons, vous ne nous devrez rien, monsieur, que votre estime.

— Vous voulez que nous visitions l’usine ? interrogea Samuel.

M. Martin d’Oyse alors se leva et dit qu’il allait faire atteler.

— Atteler ? s’écrièrent en souriant les deux frères, mais notre voiture est là. Pourquoi perdre du temps ?

L’auto, cinq minutes après, emmenait M. Martin d’Oyse, Élie et ses cousins. En franchissant la grille, elle corna longuement avant de s’engager dans le chemin couvert. Madame Martin d’Oyse se dressa dans sa robe de velours noir d’où l’or et les pierres de ses bijoux tiraient de l’éclat, comme les étoiles de la nuit. Ses longs yeux de Persane suivirent la voiture quelques secondes encore. Sa bru dit alors :

— Ce sont de chics types, mes cousins.

— Ce sont des gentilshommes, dit-elle. Philippe, qui détestait l’usine, n’avait pas voulu se joindre aux « hommes d’affaires » ; il prononça :

— Ils sont une race, eux aussi.

— N’est-ce pas, Chouchou ? dit Cécile radieuse.