Calmann-Lévy éditeurs (p. 94-98).

III

La soirée fut parfumée, tiède et bleue sous le ciel sans lune. Madame Martin d’Oyse, dans son peignoir blanc, enveloppée de châles blancs et les cheveux couverts d’une mantille blanche, contemplait du balcon la vallée endormie. Son mari vint l’y rejoindre. La sourde passion de la nature en cette nuit de mai convenait peu au calme sentiment de leurs noces d’argent. Cette nuit n’en était pas moins peuplée de souvenirs amoureux qui composaient sur eux comme un clair de lune après le coucher de leur soleil.

— Je crois que nous avons gagné aujourd’hui une première victoire sur le sort, dit le gentilhomme. Il était temps ; je ne pouvais supporter d’être vaincu devant vous, Élisabeth.

— Je n’ai jamais redouté que vous le fussiez, mon ami ; mais je souffrais de vous voir lutter si âprement et au rebours de tous vos goûts qui vous induisent à la paix, à la sérénité, à tout ce qui plane au-dessus des tourments vains.

— Élisabeth, c’était pour vous que j’agissais. Il y a des mots de défaite, d’humiliation, de ruine dont je ne voulais pas que vous fussiez atteinte. N’ai-je pas démérité à vos yeux en recourant dans ce but à ces jeunes étrangers ?

Madame Martin d’Oyse réfléchit longuement avant de répondre. C’était une intelligence calme, mais subtile. Son père, le bourgeois Béchemel, fondateur de la filature, avait épousé une fille noble. La belle Élisabeth était donc elle aussi de sang aristocratique, et la hauteur où l’avait portée toute sa vie l’amour d’un homme qui n’avait cessé un instant de l’exalter et de la chérir, lui conférait des vues sereines.

— Philippe n’est qu’un poète et qu’un enfant, pensa-t-elle enfin, à mi-voix, mais pour cela même il est lucide et pénétrant. Je crois ce qu’il me disait ce soir. Notre famille entre dans un âge nouveau. Beaucoup de choses nous manquaient, et je ne parle pas ici du capital qui n’est qu’un moyen grossier, secondaire, quoique puissant. Nous vivions de traditions. Ces traditions sont des gardiennes et des nourrices. Elles ne sont pas des génératrices. Le devenir, comme dit Chouchou, dépend d’autre chose. L’immuable nous berce et nous continue, mais c’est le choc extérieur qui renouvelle, c’est-à-dire vivifie. Les fils Alibert sont entrés chez nous comme un printemps d’humanité. Nous ne pouvons méconnaître la beauté d’une race commençante. Ils vous ont séduit, mon ami, je l’ai vu, Moi aussi. J’aime leur force. Ils donnent une belle allure à la vie concrète. Ils sont les rois de la matière, ce qui est encore une souveraineté spirituelle. Les domestiques les ont entendus dire tout net qu’ils enverraient à l’usine trois moteurs afin de pouvoir arrêter la machine à vapeur et la vérifier à fond. Voilà ce qui s’appelle juguler d’un coup l’élément physique. Ce ne sont pas des rêveurs. Je sens qu’ils nous apprendront beaucoup.

— Mais, répliqua M. Xavier, ne craignez-vous pas que nous nous laissions dévorer à notre tour par cette jeunesse en mal d’expansion, et que nous ne finissions par devenir des Alibert ?

— Pas plus, mon ami, que les Alibert ne deviendront des Martin d’Oyse. Le principe des races est inaltérable. Mais je pense néanmoins que notre famille connaîtra une heureuse évolution. Chouchou me le disait tantôt avec enthousiasme. Il apprécie beaucoup ces garçons chez lesquels il est reçu parfois, vous savez.

— Oui, reprit le père, il en est féru. Mais Chouchou est excessif, il doute de nous et s’éprend des contrastes. Je lui reproche d’avoir écrit ce vers :

Qui donc aimantera ma race finissante ?

Nous ne sommes pas une race finissante, parce que nous maintenons notre domaine de la pensée. Notre famille reste une source où les jeunes viennent puiser une vie spirituelle plus jaillissante qu’ailleurs. Élie, grand liseur de romans, chasseur, ami de la forêt, et qui cependant peut s’abstraire assez de son penchant pour s’être appliqué à moderniser toute l’usine, est-il dégénéré ? Quant à Philippe, qui à vingt ans franchissait les Alpes à cinq mille mètres d’altitude et qui, lorsque nous tremblions pour la santé de son corps frêle, dépassait, avec des ailes de toile dérisoires, les aigles à la course, est-il l’enfant d’une race qui meurt ?

La châtelaine sourit d’orgueil à cette évocation. Le vieux couple demeura encore au balcon. Ces beaux échanges de pensée où se mêlait de part et d’autre le grain d’encens de leur adoration mutuelle, suffisaient maintenant à leur plaisir. Bientôt leurs regards, tombant vers la vallée obscure, y cherchèrent l’emplacement de l’usine. Les cheminées ne soufflaient plus qu’une buée invisible, montant du feu des chaudières endormi sous les escarbilles. Plus à droite, au creux du coteau, le tissage Taverny ronflait à tout rompre. On y travaillait la nuit, et les vitres clignotaient au loin comme des yeux qui s’ouvrent dans les ténèbres.