Texte établi par B. V. (Bagneux de Villeneuve, alias Raoul Vèze), Bibliothèque des Curieux (p. 135-147).
Chapitre X

Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre
Les Cousines de la colonelle, Bandeau de début de chapitre


CHAPITRE X


Les voyages sont un passe-temps délicieux, mais on a beau avoir avec enthousiasme salué les merveilles disséminées aux quatre coins du monde, on ne ressent pas moins un sentiment de quiétude inexprimable, lorsque Paris s’annonce pour vous à l’horizon. Paris, la ville des rires et des amours, des intelligences et des imbéciles, le seul endroit où, qui que vous soyez, sur quelque degré de l’échelle sociale que vous soyez placé, vous êtes certain de trouver un groupe qui vous est similaire.

Le petit hôtel de la rue de Courcelles, en fête pour recevoir sa maîtresse, Dorothée ayant envoyé une dépêche à Baptiste, avait l’aspect le plus confortable, le plus élégant qu’on puisse rêver, et Gaston, tout autant que Julia, se sentit ému en franchissant le seuil de cette jolie chambre, dans laquelle lui et elle avaient goûté les délices de si douces ivresses.

Il la prit dans ses bras et la serra passionnément sur son cœur.

— Toujours, n’est-ce pas, mon Gaston, toujours à moi, rien qu’à moi, dis ? demanda-t-elle.

— Jusqu’à mon dernier soupir, chérie.

Et ses lèvres amoureuses, se posant sur celles de la jeune femme, scellèrent cette promesse du plus doux des sceaux.

« Hélas ! nous ne pourrons jamais sur l’Océan des âges jeter l’ancre un seul jour », chante le poète. C’est une triste vérité, aussi triste que celle qui dit : « Souvent femme varie, bien fol qui s’y fie », quoique ici il y ait lieu de donner au mot femme un sens plus général ; on devrait dire : « Souvent humain varie, etc. »

L’engrenage parisien avait de nouveau saisi les Saniska-Saski.

Gaston, accaparé par ses amis du cercle, par ses relations, devenait plus avare de sa présence à l’hôtel Saniska, et Julia, entre les visites d’arrivée, la réouverture de son salon et les soins qu’elle prodiguait de concert avec Don José de Corriero à la baronne de Sambreval, dangereusement malade, ne s’aperçut pas que, peu à peu, les liens intimes se détendaient entre elle et son amant.

La jeune femme rentrait chez elle le soir si fort harassée qu’elle trouvait agréable de se mettre au lit seule et de se reposer jusqu’au lendemain, sans aucun intermède amoureux…

Cependant… cependant… un vent mauvais soufflait sur leur nid.

Gaston l’aimait toujours et pas une influence féminine n’altérait dans son cœur les sentiments consacrés à Mlle  Thorel.

Mais une rivale terrible gagnait chaque jour du terrain : la passion du jeu, jadis existant dans l’âme du vicomte, avait été reléguée dans le quatrième dessous depuis sa liaison avec Julia ; la foudre des premiers enivrements passée, elle avait repris le dessus et se vengeait des infidélités qu’on lui avait faites. Gaston perdait des sommes énormes, sans l’avouer ; affolé, voulant se rattraper, il s’enfonçait davantage, comme c’est l’ordinaire en pareille occurrence.

Pendant ce temps-là, Julia perdait, elle, sa protectrice mondaine : la baronne s’éteignait dans ses bras, en lui recommandant de consoler le pauvre ami dont le bras dévoué et aimant ne lui avait jamais fait défaut, et qui, accablé, pleurait à genoux près de son lit, la tête enfouie dans les couvertures.

Pauvre Don José ! Cette mort fut pour lui un rude coup, si dur qu’il ne l’eût peut-être pas supporté sans les soins délicats dont Julia sut l’entourer.

Les héritiers de la baronne ordonnèrent la vente de ce joli mobilier du boulevard Saint-Michel, et le général ne pouvait se faire à l’idée de voir disperser aux quatre vents ces bibelots, dont la plupart rappelaient les souvenirs d’une émotion, d’un incident, d’un rien, si vous voulez, mais d’un de ces riens qui deviennent immenses quand ils parlent de celui, de celle qui a aimé et qui reste en arrière, isolé, pour continuer l’étape de la vie.

— Voulez-vous, dit Julia, que je rachète le mobilier de notre pauvre baronne à votre intention, et nous ne changerons rien à ce qui existe ?

Le général possédait une grande fortune ; il accéda avec enthousiasme à la proposition, et la jeune femme, employant toute la diplomatie et l’habileté la plus grande, négocia l’affaire en son nom, ainsi que l’avait voulu Don José.

— À ma mort, chère enfant, lui dit-il, il faut que vous restiez propriétaire de mon trésor ; qui le respecterait mieux que vous ?

Chaque jour, aux heures où il avait l’habitude de venir voir sa vieille amie, le général arrivait, le salon paré pour le recevoir et Julia lui tendait la main. La sympathie qu’il avait, dès le premier jour, éprouvé pour Mlle  Thorel devint de l’adoration. Pour lui, cette jeune femme, belle à ravir » était encore l’incarnation de la bonté ; il en arriva à la contempler d’un œil jaloux, avec des adorations de Méridional pour la Madone. Aussi, pas un nuage ne s’appesantissait sur ce front blanc qui filialement, chaque jour, se tendait vers lui, sans qu’il s’en aperçût. Il voulut en connaître la cause.

Depuis quelque temps, cet incident se produisait fréquemment, car la jeune femme avait ouvert les yeux et l’attitude inégale, préoccupée de Gaston la chagrinait beaucoup.

Ce ne fut pas boulevard Saint-Michel qu’un jour Don José put se livrer à ses investigations : dès le matin la vicomtesse Saniska se faisait annoncer chez lui.

— Qu’y a-t-il, chère enfant ? lui demanda-t-il, tout inquiet de cette dérogation à leurs habitudes.

— Il y a, mon bon ami, que je ne sais pas ce qu’il y a, mais qu’il se passe quelque chose de terrible. Cette nuit, Gaston est rentré pâle, sombre d’abord, puis, c’est fiévreusement, avec rage, qu’il m’a serrée dans ses bras ; son sommeil a été agité, il parlait de mort, de jeu, de déshonneur ; je ne sais, mais j’ai peur, et je vous prie de venir déjeuner avec nous ce matin.

— Le temps de faire ma toilette, et je vous rejoins, ma chère enfant.

— Je vous attends ici.

Deux heures après, en arrivant rue de Courcelles pour le déjeuner, Gaston se trouva dans le petit salon de Julia, en face de Don José.

— Ici, à cette heure, général ? demanda-t-il, un peu surpris, en tendant la main au visiteur matinal, et seul ? Où est Julia ?

— Ma fille avait pleuré en vous attendant, je l’ai envoyée baigner ses jolis yeux, que les pleurs enlaidissaient.

— Pleuré ? et pourquoi ?

— C’est ce que vous allez me dire, je l’espère. Voyons, vicomte, ayez confiance, Julia ne peut être heureuse que si vous l’êtes. Eh bien, il paraît qu’un rouage quelconque se détraque dans vos petites affaires ; si j’ai bien compris ce qu’elle m’a dit, elle ne sait ce qu’il y a, seulement il est clair qu’avec sa prescience de femme amoureuse, elle sait bien qu’il y a quelque malheur dans l’air ; nous sommes deux hommes, nous pouvons causer, qu’est-ce ?

— Une chose fort simple : j’ai perdu hier soir cent cinquante mille francs au cercle, je ne les ai pas, ma déveine me poursuit depuis mon retour à Paris ; si Isaac Kapouski ne me les a pu prêter, hypothèques sur l’héritage de ma tante, avant ce soir, je n’aurai plus rien à faire que ce que vous feriez en pareil cas. Vous me comprenez ?

— Parfaitement ; seulement avez-vous réfléchi à une chose : c’est que vous n’avez pas le droit de disposer de votre vie tant que Julia n’est pas votre femme.

Le vicomte haussa les épaules :

— Allons ! des grands sentiments, maintenant ; en somme, si Mlle  Thorel, que j’aime de tout mon cœur, n’était pas devenue ma maîtresse, elle fût devenue celle d’un autre ; n’est-ce pas dans le beau pays de France la destinée des femmes que le ciel fait naître belles et pauvres dans un milieu fortuné ?

— Vous parlez sans doute, vicomte, sous l’influence de la fièvre morale qui vous obsède ; pas un mot de plus. Vous regretterez vos paroles lorsque le sang-froid vous sera revenu. Vous devez cent cinquante mille francs, dites-vous, il faut les avoir payés demain, c’est indiscutable. Eh bien ! à la condition que vous allez vous brouiller à mort avec l’usurier de malheur que vous venez de nommer et que vous ne jouerez plus, je vais les faire mettre à votre disposition par mon notaire. Voilà un mot pour lui.

— Vous ferez cela ?

— Mais oui, puisque je le fais. Maintenant, rassurons notre chère vicomtesse, qui vous aime plus que vous ne le méritez. En amour, nous ne valons pas les femmes, vicomte !

— C’est bien possible.

Dès en rentrant dans la salle à manger, Julia vit bien que le ciel s’éclaircissait.

— Je vous présente mon pénitent, lui dit Don José, je l’ai confessé et absous, mais à la condition qu’il obtiendra son pardon pour vous avoir fait pleurer.

— Pleurer ! méchante enfant, murmura tendrement Gaston, me pardonnes-tu ?

— Qu’est-ce qu’il y avait enfin ? je veux le savoir.

— Une dette de jeu, chérie, mais tout s’arrange, grâce à notre bon ami. Seulement je vais devoir te quitter pour aller fléchir les rigueurs monétaires, depuis quelque temps inquiétantes, de noble demoiselle Athénaïs Saska.

— Encore nous quitter ?

— C’est la première fois depuis que nous sommes unis.

— Je te suivrai.

Gaston lui montra d’un coup d’œil le général qui pâlissait, et elle comprit que le soin de sa satisfaction personnelle ne devait point, en ce moment surtout, lui faire perdre de vue combien sa présence était nécessaire au vieillard, si généreux et si dévoué, qu’elle avait promis d’entourer de ses plus tendres soins.

— Mon amie, répliqua Gaston, les plaines de la Pologne sont tristes à voir dans cette saison. Saski vous donnerait le spleen pour trois mois, et ce serait dommage.

— Vous avez raison. Bon ami, fit-elle, en se tournant du côté du général, vous me tiendrez compagnie, vous déjeunerez et dînerez avec moi, et au coin du feu nous parlerons de lui.

— Quinze jours au plus, chère adorée, et je reviens, reprit le vicomte.

— Plus, si vous voulez, dit le général ; soyez tranquille, j’en aurai grand soin.

Quelques jours plus tard, une voiture chargée de bagages et par les portières de laquelle on apercevait la tête du vicomte, émergeant d’un tas de fourrures, se dirigeait vers le perron du château, et peu après le vieux majordome annonçait solennellement à sa maîtresse le vicomte Saski.

Pendant ce temps, le cocher débarrassait la voiture et souriait en détachant des fourrures les débris d’un bouquet de violettes et en ramassant un fin mouchoir de batiste parfumé, portant, brodé au coin, en guise d’initiale, un petit bonhomme ailé armé d’un arc.

Il se demanda ce que cela pouvait bien vouloir dire et s’il fallait le faire remettre de suite au vicomte, ou attendre qu’il fût rentré dans son appartement.

Il s’arrêta à ce dernier parti et fit bien.

Le vicomte, en vrai lépidoptère polonais qu’il était, n’avait pu passer ainsi les huit jours écoulés depuis son départ de Paris sans respirer l’odor della femina ; aussi avait-il avec bonheur, à Varsovie, retrouvé une ancienne amie à lui, une gentille femme, dont les prémices lui avaient appartenu, et qui, grâce à ses largesses, avait pu s’établir dans un magasin de fleurs, où elle faisait d’excellentes affaires.

— Kate, lui dit le vicomte, veux-tu me tenir compagnie pendant la route ?

Et Kate ayant dit oui, on avait confortablement organisé une voiture de voyage avec force peau d’ours, de renards, et l’on s’était, sur celles-ci et sous celles-là, livré à toutes les douceurs d’une volupté retrouvée et partagée avec le même entrain. Ce n’étaient plus les fiévreuses sensations de Paris ; non, Kate était douce, aimante, mais peu savante ; seulement son teint blanc, ses yeux de pervenche, sa bouche fraîche comme les fleurs qu’elle vendait, et dont ses vêtements conservaient le parfum, donnaient naissance à un sentiment tout autre et en parfaite harmonie avec le paysage qui les environnait.

La neige recouvrait le sol ; les arbres avaient l’apparence de fantômes agitant leurs suaires ; de loin en loin un loup affamé, mais effrayé par le bruit des grelots de l’attelage s’enfuyait en bondissant ; et, dans la buée de l’atmosphère remplissant la voiture, les lèvres collées aux lèvres, Gaston et Kate oublièrent, jusqu’à ce que le dernier relai avant Saski fût annoncé, que le thermomètre marquait trente-deux degrés de froid et que l’un comme l’autre avaient laissé, qui à Paris, qui à Varsovie, des liens qu’on secouait étrangement.

Le vicomte installa Kate dans le meilleur logis de l’endroit, l’embrassa tendrement, glissa dans son sac de voyage le prix du bouquet de violettes qu’elle lui avait remis au départ, l’engagea à attendre patiemment Je retour de la voiture qui les avait emmenés et allait, après l’avoir conduit à Saski, reprendre le chemin de Varsovie.


Les Cousines de la colonelle, Vignette de fin de chapitre
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